16. Le zèbre

Par Shaoran

Le lendemain matin, je maudis copieusement mon réveil. Non sans rire, ce truc se moquait ouvertement de moi.

À peine endormie, il veut déjà que je me lève ! C’te blague.

L’espace d’une seconde, j’envisageai de le balancer au loin, mais cela ne m’aiderait pas à émerger. Alors j’y renonçai, me trainant jusqu’à la cuisine pour préparer le petit déjeuner.

C’était toujours comme ça, les lendemains de confrontations familiales. Résister à leur discours toxique avait des effets sur mon corps. Les effets d’une vraie gueule de bois sans les plaisirs de l’ivresse.

Tout ce à quoi j’aspirais là maintenant, c’était me planquer sous ma couette et hiberner tout l’hiver. Cette saison de l’esprit où tout est froid et obscur de l’intérieur. Où tout est insurmontable, y compris se lever. 

Cela dit, l’avantage de ce retour impromptu au stade végétatif, c’était qu’enfin mon cerveau ralentissait. Le flot ininterrompu de pensées arborescentes se calmait et tout d’un coup, j’avais l’impression de marcher au même rythme que le monde environnant. 

Paradoxalement, c’était aussi épuisant. 

Je m’installai face à mon café et soudain l’absence de Jérôme me frappa douloureusement. Fidèle à ma routine, j’avais aussi préparé son bol. 

Oui certains matins sont plus compliqués que d’autre.

Je me passai une main sur le visage. 

— Allez, on se bouge, murmurai-je. 

Je vidai ma tasse d’une traite, comme si en fuyant assez vite la table du petit déjeuner où j’étalais ma mauvaise humeur, j’arriverais à la distancer.

J’avais trop de choses à faire avant Noël pour déprimer et céder aux sirènes de l’oisiveté.

Mais alors que je pliais le linge de Jérôme, la mélancolie me rattrapa.

Une petite journée d’absence et il me manquait déjà. Sa présence, ses humeurs, sa gentillesse. Quoi que je prétende pour me mentir à moi-même, je m’étais habituée à ses petites marques de sollicitude maladroite, à nos conversations parfois grandiloquentes sur des sujets improbables, à notre complicité simple et spontanée.

À tous ces moments anodins de la vie auxquels je redoutais de n’avoir jamais droit.

De plus en plus nostalgique, je montai dans son bureau.

Aujourd’hui, rien ne trainait. Pas de partitions éparses, pas de piles de dossiers, pas d’ordinateur portable. Juste le rangement millimétré du reste de l’appartement. Un ordre qui soulignait son absence. 

C’est fou ça, comment est-ce qu’il peut me manquer à ce point en si peu de temps ?

À cause de mes parents peut-être. À côté de leur poison, le naturel de mon colocataire était comme un baume sur mes blessures.

Je caressais le clavier de son piano. Son toucher lourd et froid. J’appuyai sur une touche au hasard. Ses notes chaudes et légères. Comme sa musique. Comme lui.

Je rougis, secouant la tête pour chasser cette pensée. Une pensée honteuse quand on savait à quel point malgré notre amourette Alexis me laissait toujours de marbre.

Oui, j’avais pour mon colocataire, une forme de tendresse que je n'éprouvais pas pour Alexis. Mais sans doute était-ce ma faute. Le naturel et la confiance de Jérôme m’avaient encouragée à lui montrer mon véritable visage, ma bizarrerie. Alors qu’à travers son attention dévorante et sa tolérance relative, Alexis exacerbait mes failles. Résultat, au lieu de m’ouvrir à lui, je le tenais à l’écart de qui j’étais. Comment donc pourrait-il répondre à mes attentes s’il ignorait tout de moi ? 

À travers mon manque de confiance en moi, je biaisais nos rapports, nous empêchant de construire une vraie relation ensemble. J’avais besoin de profondeur et d’authenticité, bien plus que d’être dévorée du regard par un homme qui me murmurait des mots doux à l’oreille. Mais il ne construirait rien seul. Pour construire, je devais l’aider. Me mettre en danger. Me dévoiler.

Alors pour cette fois, je pris l’initiative. J’appelai Alexis et lui proposai un nouveau rendez-vous.

Quelques heures plus tard, nous nous retrouvions devant le bar de notre premier rendez-vous. 

Je n’aimais toujours pas l’endroit, mais j’avais fini par me faire une raison, Alexis l’adorait. 

Ce soir encore, il arriva, tiré à quatre épingles avec son sourire radieux et ses manières impeccables qui me faisaient fondre. 

Il était tellement parfait… jusqu’à ce qu’il ouvre la bouche. Comme toujours. 

Mais curieusement, je commençais à m’y habituer et même, soyons fous, à y trouver un certain charme. 

Fidèle à ma décision, j’avais fait un effort pour m’apprêter avec autant de soin que lui. 

Quand il m’aperçut, dans ma robe rouge élégante, délicatement maquillée et coiffée, son regard s’éclaira d’une lueur de désir que je n’y avais encore jamais distinguée. 

Mes joues s’empourprèrent. 

J’étais troublée. Visiblement lui aussi. 

À tel point que son regard passa du bar à moi plusieurs fois, jusqu’à ce qu’il décide que l’endroit n’était pas suffisamment classe et m’invite dans un restaurant select quelques rues plus loin. 

Intérieurement, je jubilais. Je faisais un pas vers lui et il me le rendait, comme s’il me signifiait que j’avais franchi un palier dans son cœur. D’un autre côté, ma petite voix acerbe me murmurait que jusqu’à présent, je n’étais donc pas digne de toutes ses attentions. 

Oui, mais n’oublie pas que tu n’as jamais fait de vrais efforts pour lui, alors c’est mesquin d’exiger le contraire de sa part. 

Enhardie par son effort et sa galanterie, je m’installai à table, plus résolue que jamais à lui montrer la personne originale que j’étais derrière les masques et les faux semblants.

— De quoi est-ce que tu voulais me parler ce soir mon petit chat ? me demanda-t-il, son sourire radieux s’élargissant toujours plus sur ses lèvres. 

— Je n’avais pas spécialement de sujet en tête, alors disons qu’on a qu’à parler de… je sais pas quoi.

Bien joué Sasha. Excellente entrée en matière pour la bizarrerie. 

— Hein ?

— On a qu’à parler de je sais pas quoi. Ce sera plus original que la pluie et du beau temps.

— Tu te fous de ma gueule ?

— Pas du tout. Si on analyse les habitudes de communication des gens, soyons lucides quand ils ne savent pas de quoi parler, ils s’échangent des banalités sur la météo ou les personnes qui les entourent. Alors, imagine si on leur enlevait la météo, comment ils engageraient la conversation ? Enfin, pas tout le monde, parce que t’en a certain, ils savent faire ça naturellement, mais tous les autres… 

— T’es bizarre, grogna-t-il perplexe.

Évidemment garçon ! C’est l’essence même du test.

Et s’il avait bien commencé, là ça se gâtait clairement.

Pour moi, parler de la météo, ça revenait à étudier les mécanismes sociologiques de la communication. La manière dont les gens interagissaient entre eux. Imaginons un instant qu’on les prive de cette entrée en matière, les gens resteraient là, à se regarder dans le blanc de l’œil avec l’espoir que le plus téméraire d’entre eux parle le premier. Puis, sous prétexte qu’il s’était exprimé avant les autres, il deviendrait le chef. Un leader parmi les silencieux. Et ce peu importe la qualité de son discours, tous le suivraient parce que personne d’autre n’aurait le courage d’affirmer sa propre pensée. Ainsi naissaient les sociétés passées, présentes et futures. 

Pour la plupart des gens, ça paraissait stupide, tiré par les cheveux, inutile et que sais-je encore, mais pour moi, cette sensation vertigineuse d’engrenages qui s’imbriquaient l’un dans l’autre en une fraction de pensées, c’était réellement grisant.

Tous ces chemins, toutes ces implications, toutes ces perspectives… et si peu de gens pour les voir, encore moins pour les comprendre.

Pire, la plupart de mes proches n’y voyait une espèce de penchant anarchiste uniquement destiné à déguiser mon ignorance de la chose politique. À force, cette pensée complexe m’avait isolée. À cause d’elle, je n’osais plus exposer mes opinions. Parce que face au monde, comme en ce moment, je me sentais ridicule. 

Différente

Et si Alexis ne comprenait pas cela, nous allions au devant d’un gros problème.

— À quoi est-ce que tu penses mon lapin en sucre ?

Je ramenai immédiatement mon attention sur Alexis. 

Que tu ferais mieux de te taire ! 

Ma douce, mon amour, mon petit chat, il commençait à m’énerver avec tous ces surnoms dégoulinant de mièvrerie. J’étais peut-être incroyablement vieux jeu, mais dans ma conception d’une relation, ces familiarités n’arrivaient qu’après la naissance d’une véritable intimité.

Manifestement, mon silence le contraria. 

— Quand tu m’as invité, maugréa-t-il, j’ai cru que tu avais quelque chose d’important à me dire.

J’ouvris des yeux ronds comme des soucoupes. 

Et moi, en t’invitant, je cherchais un prétexte pour m’ouvrir à toi et t’es en train de joliment te foirer.

Mais comme toujours au lieu d’assumer ma frustration, je l’enterrai quelque part tout au fond de mon cœur.

— Euh non, bafouillai-je à la place. J’avais juste envie de te voir. Pas toi ?

— Si bien sûr, je suis toujours content mon sucre, mais tu m’as prévenu au dernier moment…

— Oh. Désolée. Tu étais occupé peut-être ?

— Bah j’avais un truc prévu avec des potes.

— Il suffisait de me le dire.

— Ça se fait pas. Et pis une folle nuit avec sa meuf, ça compte plus qu’un match avec les copains.

Une folle nuit ? Si ce que t’as en tête, c’est bien ce que je pense, tu vas être déçu du voyage, garçon. 

Je me forçai néanmoins à sourire tout en lui dissimulant ma crispation. 

Il réagissait exactement comme je le craignais. Je lui donnais une opportunité de me connaître et lui tout ce qu’il essayait, c’était de me mettre dans son lit.  

Dire qu’à mon goût, il allait déjà trop vite en besogne avec ses petits surnoms… 

Je me sentais encore plus mal que quand j’étais partie. 

Mélancolique. 

On croirait voir Jérôme quand il rentre de ses rendez-vous dominicaux. 

Et voilà, à nouveau ma déception ramenait mes pensées vers Jérôme. 

Je soupirai.

Quel fiasco ! À ce train, la soirée va être longue.

Et elle le fut. À nouveau Alexis monopolisa toute la conversation autour de sujets insipides, mais je n’osais plus sortir des clous avec mes raisonnements alambiqués. Le dessert à peine fini, j’en profitai pour écourter notre rendez-vous.

— Il commence à se faire tard, marmonnai-je. Je crois que je ferais mieux de rentrer.

— Déjà ? T’es encore pressée à cause de ton aveugle ? Me dit pas qu’il sait pas se démerder tout seul pendant une soirée !

— Non ! Ça n’a rien à voir ! Je suis simplement fatiguée. Et puis de toute façon, il n’est même pas là en ce moment.

— Ah oui ? Vraiment ?

Immédiatement, le visage d’Alexis s’illumina ; je précisai :

— Oui. Il est dans sa famille pour les fêtes.

— Oh, alors dans ce cas, laisse-moi te raccompagner comme ça on pourra monter prendre un dernier verre.

Il ponctua sa proposition d’un clin d’œil révélateur de ses véritables intentions. 

Je détournai le regard. 

Hors de question de le laisser entrer dans notre appartement ! Encore moins pour satisfaire ses désirs lubriques. 

Je n’étais pas prête pour ça ! Et en plus, j’avais promis à Jérôme de ne pas l’y ramener pendant son absence.

J’optai donc pour une dérobade sans finesse. 

— Écoute, demain, je me lève tôt. Il faut que je me repose. Et puis, je suis venue avec ma voiture, je ne peux pas la laisser ici.

Le visage d’Alexis se ferma complètement. 

— Bien sûr, grinça-t-il. Ce sera pour une autre fois. Si tu m’aimes toujours évidemment. Parce que moi je t’aime comme un fou.

Je me forçai à sourire. 

On se connaissait depuis quelques semaines à peine ; je n’étais même pas encore certaine de mes sentiments à son égard alors comment lui pouvait-il l’être ? 

Je sais bien que certaines personnes ont besoin de plus de temps que d’autres, mais quand même. Il ne faut pas confondre vitesse et précipitation. 

Ou peut-être était-ce moi qui n’y comprenais rien ? Peut-être que j’étais trop méfiante, ou trop abîmée par la vie pour me laisser aller. Peut-être que son comportement était normal. Peut-être que c’était moi le problème. Peut-être que quelque chose dysfonctionnait au fond de moi. 

— Eh ben bébé, tu ne me réponds pas ? Tu m’aimes pas c’est ça ?

— C’est pas ça, mais… les sentiments tout ça…

— Donc, tu ne m’aimes pas ?

— Je t’apprécie beaucoup mais j’ai besoin de temps pour y voir clair.

— C’est à cause de ton aveugle ?

— Mais pas du tout ! Qu’est-ce que t’a avec ça à la fin ? C’est juste que pour moi les sentiments, c’est pas quelque chose de facile et naturel à exprimer. 

— Pourtant ça devrait.

— Eh ben, ça l’est pas. Va falloir t’y faire, je fonctionne comme ça.

Vexée, je me levai. Il régla l’addition et me rattrapa. 

— Attends ! Mon poussin, reviens. Pourquoi tu t’énerves comme ça ?

— Je m’énerve pas… j’ai envie de rentrer. Je suis fatiguée. 

À nouveau ses traits se plissèrent de mécontentement, mais cette fois, il s’abstint de tout commentaire. 

— Rêve de moi dans ce cas. 

Il déposa un chaste baiser sur mon front. 

— Je t’aime mon petit chat.

Écrasée par le poids de son mécontentement, je me fis violence pour lui avouer des sentiments que je n’éprouvais pas. Après tout, ce ne devait pas être si sorcier. Ces deux petits mots de rien du tout, des centaines de gens les prononçaient chaque jour, alors pourquoi pas moi. 

— Moi aussi, je… je t’apprécie beaucoup.

Manqué ! 

J’avais essayé. Très fort. Mais les mots refusaient de sortir. Je ne l’aimais pas et je n’arrivais pas à lui mentir. Pire, une part de moi se retenait délibérément pour mieux le tester. Éprouver sa patience. Lui offrir l’opportunité de comprendre la nature de mes hésitations. La profondeur de mes blessures narcissiques. 

L’autre part, elle s’était résignée, me soufflant que c’était à moi de me travestir pour entrer dans son moule. 

Je détestais cette partie, pourtant, en me forçant à prononcer ces mots que je ne pensais pas, je lui donnais raison. 

Je quittai Alexis, le laissant à sa frustration sur le trottoir. Je m’engouffrai dans ma voiture et démarrai. Quelques rues plus loin, je m’arrêtai au feu rouge. 

Cette pression qu’il m’infligeait m’effrayait. 

Devais-je rompre purement et simplement pour ne plus la subir ou accepter de mutiler encore ma personnalité pour le satisfaire ? 

Ma balance penchait vers la première option, mais alors, je serais seule à nouveau. Et cette idée me terrifiait bien plus que de taillader un petit bout de mon égo.

Soit, mais que feras-tu le jour où tes excuses ne suffiront plus à retenir ses ardeurs physiques ? Tu t’abandonneras à lui malgré le dégoût que cela t’inspire pour juste te sentir comme les autres ou tu rompras enfin pour attendre un désir brûlant et presque fusionnel qui n’existe peut-être que dans ta vision fantasmée de l’amour ?  

Le feu passa au vert, mais c’est à peine si je le remarquai.

L’idée qu’Alexis me voit nue me complexait. Celle de ses mains se promenant sur les parties intimes de mon anatomie me tordait le ventre. Quant à la suite, n’en parlons même pas ! 

Tout cela me laissait un complexe sentiment d’angoisse, de révulsion et d’espoir. Le fantôme de plusieurs années de traumatismes psychologiques.

Jusqu’à présent, j’avais toujours choisi de trancher ce nœud gordien par l’indifférence. 

Pas de relations, pas de stress, pas de complications. 

Seule et sereine

Puis l’intérêt brûlant d’Alexis m’avait rappelé à quel point cette solitude rassurante me pesait et je m’étais laissée piéger. 

Derrière moi, un automobiliste klaxonna. Je démarrai. 

Oui, le contact physique me terrifiait toujours autant. 

Exception faite de celui de Jérôme. 

Avec lui, c’était différent. Il n’attendait rien de moi. 

Et puis, il est aveugle. Ce repère physique n’a pas la même signification. Il en a besoin. Et puis, on est simplement des colocataires. Il n’y a pas d’équivoque là-dessus.

Plus je me le répétais, plus j’avais l’impression d’essayer de m’en convaincre. 

Ma tête prétendait que la limite était claire et sans ambiguïté, mon cœur commençait secrètement à espérer qu’elle se trompait et mon inconscient savait déjà qu’elle se mentait délibérément. 

Mais c’était dangereux. Trop pour laisser mon instinct me convaincre d’aller plus loin. 

Comment avais-je pu en arriver là ? 

Parce qu’avec Jérôme, j’arrivais naturellement à déposer les armes et me détendre, laissant peu à peu notre relation gagner en profondeur.

Une relation simple.

Spontanée.

Sans contraintes. 

Oui, c’est juste pour ça que je me suis attachée à lui aussi simplement !

Je souris.

Décidément, mon monde marche sur la tête en ce moment.

Il y a quelques semaines encore, je me sentais transparente aux yeux du monde et aujourd’hui, j’avais l’impression d’être au centre de tout ce microcosme. 

De mes parents à Alexis, en passant par Henry ou Olivia et mes nouveaux collègues. Tous m’observaient. À des degrés différents et avec des intentions différentes, mais cette agitation me perturbait. Elle embrouillait mes pensées, me paralysait comme un lapin pris dans les phares d’une voiture.

J’avais besoin d’être seule pour me retrouver.

 

♪ - ♪ - ♪

 

Depuis ma soirée avec Alexis, je me questionnais sur ma différence. L’insistance de mon soupirant donnait un nouveau relief aux brimades familiales.

Ils me questionnaient souvent sur les raisons de mon célibat, l’attribuant arbitrairement à des orientations non conventionnelles. Orientations qu’ils se prétendaient évidemment prêts à accepter par grandeur d’âme à mon endroit. Ils ne réalisaient pas que c’était précisément ce genre de jugements qui me complexaient au point de ne même plus me considérer comme désirable aux yeux d’un homme. 

Seulement voilà, contre toutes attentes, j’en avais trouvé un pour me regarder. Et même un autre pour m’écouter. Et encore un pour m’encourager…

Même s’il doute de moi depuis le début.

La présence en filigrane de ces trois hommes dans ma vie avait changé la donne, me rendant l’angoisse des repas de Noël plus supportable. Ces deux jours de ripailles pantagruéliques assaisonnées de caquetages sans saveur et de jugements prétendument humoristiques me rendaient à chaque fois malade d’anticipation. Parce qu’on peut bien dire ce que l’on veut, un reproche reste un reproche. Et le servir sur un ton badin enrobé dans un beau papier en sucre ne le rendait pas moins blessant. 

Alors, comme toujours, je me retranchai derrière le silence pour adoucir ce moment. Pour détourner l’attention de moi. Pour devenir invisible aux yeux de mes détracteurs.

En y repensant, j’avais agi de la même façon avec Henry quand il m’avait blessée en doutant de moi. J‘avais fui le problème à travers le silence. Seulement, au contraire de ma famille qui ne remarquait rien, Henry s’en était aperçu et malgré son point de vue, il m’avait écoutée jusqu’au bout, sans minimiser l’importance de mes ressentis. Sans me rabaisser. Et ensemble, nous étions respectueusement parvenus à un consensus éclairé.

Tout le contraire de mes confrontations familiales.

Voilà pourquoi cette année, Noël avait un petit goût de revanche. 

Déménagement, embauche, amoureux. 

Je cochais toutes leurs cases de la réussite sociale. 

Peu importait qu’elles me rendent heureuses tant que je les remplissais et que l’on pouvait se vanter auprès des voisins que je rentre enfin dans le moule conformiste que la parentèle s’imaginait m’avoir préparé. 

Mais je m’en fichai royalement. Parce que cette année, je n’aurais pas à les supporter plus de deux jours, car grâce à Jérôme et surtout à Olivia, au lendemain de Noël, je travaillais. 

Intérieurement, je n’avais eu de cesse de la remercier de m’avoir donné cette chance, sautant au passage sur l’occasion d’enterrer mes doutes amoureux, mes blessures égotiques et mes ruminations mentales derrière le bonheur d’écourter ce défilé d’agapes familiales. 

Depuis, je me sentais légère. Libérée

Et ni la nuit, la pluie et le froid mordant de ce matin de décembre n’entamait mon humeur badine. À tel point que le chemin vers la librairie me parut bien plus court que d’ordinaire. 

Maintenant que Noël était passé, il fallait faire l’inventaire du magasin, réétiqueter les produits, préparer les soldes imminents. En récompense de ce travail fastidieux, Olivia nous offrait deux jours de congés pour commencer la nouvelle année sous les meilleurs auspices. 

Elle nous réunit dans l’arrière-cour de la librairie. Café et petites viennoiseries à l’appui, elle se fendit d’un petit discours de remerciement pour l’investissement de chacun au quotidien, et les bonnes ventes de la saison. 

— Maintenant, continua-t-elle, notre prochain objectif ce sont les soldes. Mais avant, nous allons devoir nous plier au traditionnel rituel de l’inventaire.

Une clameur de désapprobation se propagea parmi les ouvriers de l’atelier de restauration, réquisitionnés pour l’occasion. 

— Je sais que la tâche est rébarbative, mais c’est un mal nécessaire si nous voulons pouvoir nous accorder une pause bien méritée les 02 et 05 janvier, avant le rush des soldes.

J’appréciai beaucoup Olivia. En dépit de sa position de patronne, elle restait une femme simple et accessible, toujours soucieuse des gens qui l’entouraient. Comme Cédric et Jérôme. Et Henry. 

— Dans l’espoir de rendre ce moment légèrement plus convivial, je vous propose de nous répartir en deux équipes. La première se chargera du stock. La seconde du magasin. Et si cela convient à tout le monde, nous sortirons déjeuner tous ensemble.

Approbation générale ; seule Mélissa soupira d’ennui. Mélissa, c’était cette vendeuse un peu trop superficielle que j’avais rencontrée le jour de mon premier passage à la librairie. Déjà à l’époque Simone désapprouvait ses méthodes et franchement, depuis mon embauche, j’avais eu tout le loisir de m’apercevoir que je ne partageais pas davantage d’atome crochu avec elle que les autres. Même Jonathan, ce mec jovial et incroyablement familier, hippie évadé des années 60, ne la supportait pas. 

Mais en patronne avisée, Olivia ignora sa remarque et continua : 

— Pour les équipes donc, Simone, Thierry et Sélène vous vous occuperez du stock. Sasha, Mélissa, Jonathan et moi nous occuperons de la librairie. 

Mélissa se fendit d’un nouveau reniflement dépité. 

L’équipe du stock s’éloigna ; Olivia nous distribua ses consignes. 

Quelques instants plus tard, je me retrouvais dans mon élément au milieu des livres jeunesse. 

La journée avança et au rayon jeunesse, succéda celui du bien-être avec sa montagne d’ouvrages de coaching et de développement personnel destinés à nous apprendre plein de choses sur nous-mêmes et sur les autres. 

Apprendre à méditer. 

À communiquer. 

À s’imposer. 

À arrêter de râler. 

Et au détour d’un nouvel apprentissage quelconque, je retrouvai un exemplaire de ce fameux livre commandé le mois passé. 

L’adulte surdoué… 

Je me souvenais parfaitement de cette dame pourtant très anodine avec ses grands yeux pâles, ses tâches de rousseurs, ses boucles blondes désordonnées et sa petite veste rose. Son profil m’avait marqué. Sa requête aussi. 

Simone avait voulu que je commande plusieurs exemplaires en prévision du rush des fêtes. Elle ne s’était pas trompée. Cet exemplaire était le dernier. 

Sa couverture très sobre, presque dépouillée, m’interpela. Je l’étudiai sous toutes les coutures, curieuse de savoir ce que tout le monde classait avec ce ton blasé sous l’étiquette sibylline de surdoué. Je balayai le résumé du regard et je ricanai bêtement en songeant à toutes ces phrases de psy grandiloquentes qui fourmillaient dans les livres de développement personnel. Toutes ces expressions ampoulées qui se prétendaient expliquer aux gens leurs fonctionnements, mais auquel personne ne comprenait rien. Tout au plus ces mêmes personnes se fendaient d’un petit hochement de tête entendu, uniquement destiné à ne pas faire étalage de leur ignorance et reposaient discrètement l’ouvrage dans son rayon avant de s’en aller comme un enfant qui fuyait ses devoirs de grammaire. 

J’ouvris le livre sur une page au hasard et là, le choc !

Pas de gros mots de psy, pas de style nébuleux.

Des titres en évidence. 

Une structure limpide. Tellement limpide que l’accroche capta immédiatement mon regard. 

Qu’est-ce qu’être différent ? 

La question semblait d’une simplicité déconcertante et pourtant elle résumait si bien la plus grande problématique de ma vie. 

En quoi étais-je différente ? 

Un autre se serait sans doute demandé s’il ou elle était différente. Pour moi, c’était une certitude. Je l’étais. En revanche, la nature de cette différence me posait question depuis… eh bien, soyons honnêtes depuis presque aussi loin que remontait ma pensée. 

Pourquoi les autres ne m’aimaient pas ? Pourquoi le groupe me rejetait-il ? Pourquoi ne comprenaient-ils jamais ce qui me paraissait évident ? Et pourquoi comprenaient-ils facilement ce qui m’échappait ? Pourquoi détestaient-ils les problèmes compliqués, les énigmes, les grands discours enflammés ? Pourquoi fuyaient-ils les livres et les distractions stimulantes ? 

La liste pourrait continuer longtemps mais le décalage était évident. 

Quoi qu’il en soit, ce livre avait piqué au vif ma curiosité. 

Je poursuivis mon survol des pages, abordant rapidement une autre de mes grandes problématiques de vie. 

Comment l’adulte surdoué perçoit-il le monde ? 

Le monde. Sa perception. Ma perception. 

Sans savoir pourquoi, cette question résonna profondément en moi. Si profondément que je parcourus frénétiquement les pages suivantes, consultant rapidement les titres en gras. 

Un monde hostile. Dangereux. Menaçant. Dans lequel on se sentait comme un martien. Un monde superficiel. Complexe. Hypocrite. 

J’avais ouvert ce livre avec curiosité. Avec une certaine dérision même. Mais je n’aimais pas trop ce que je découvrais. C’était comme si l’auteure me décrivait ma propre perception de l’extérieur. 

La phrase suivante acheva de détruire mes certitudes. L’un des réflexes basiques de l’adulte surdoué était de toujours nier son exceptionnalité. La dénigrer. La rendre… banale. La rabaisser pour se fondre dans la masse. Mutiler sa personnalité pour rentrer dans une boite… 

Le texte se déroba sous mes yeux.

Mes mains tremblaient tellement que je n’arrivais même plus à lire. J’avais peur. Peur de ce livre. De ses secrets. Mes secrets. Ma vision du monde. Mes mécanismes. 

Je fondis en larmes et le jetai au loin. 

Mais où était donc ce livre pendant toutes ces années où je me sentais juste anormale ? 

Je suffoquai. 

Non. Non. Non. Impossible. C’est impossible. 

Ce livre se trompait.

Je n’étais pas surdouée. Même pas douée. Juste incroyablement banale. 

Tout ceci était stupide.

Complètement stupide !

Je récupérai l’ouvrage corné et parcourus rageusement le rayon de long en large pendant plusieurs minutes. J’ouvrais et je fermais le livre comme si par magie son contenu allait changer. Mais il restait toujours le même. Pourtant, je ne pouvais pas le croire. Il y avait forcément une erreur. Je me trompais.

Dans l’espoir de calmer ma tempête intérieure, je rangeai le livre parmi tous ses congénères d’encre et de papier. Je l’enfouissais derrière une montagne d’autres volumes pour mieux enfouir cette vérité au fond de moi-même. 

Je voulais la nier. L’enterrer profondément là où je ne pourrais jamais l’exhumer. 

Mais j’en étais incapable. Je n’arrivais pas à me calmer. Cette découverte m’obsédait, comme si en quelques secondes, ces lignes dactylographiées sur de vulgaires feuilles de papier s’étaient gravées en moi. 

Inscrites à jamais en lettres capitales sur mon égo comme un verdict incontestable.

Une étiquette.

Différente !

Zèbre.  

Soudain, une idée germa dans mon esprit. Je pouvais apporter la preuve que je me trompais !

Internet regorgeait de tests de QI en tous genres. Et si gagner l’étiquette de surdoué nécessitait un score d’un moins 130, j’étais certaine d’échouer.

Impossible d’atteindre un score pareil.

Je souris amèrement. Si j’arrivais déjà à la moyenne, ce serait bien. Et si je la dépassais légèrement, ce serait un miracle.

Oui, il me suffisait d’un de ces tests tout préconçus sur internet pour lever définitivement le doute. Et même si, je n’avais pas très envie de me livrer à cet exercice, j’avais besoin de faire mentir ce livre. Livre que je m’empressais d’ailleurs de récupérer pour courir le cacher dans mes affaires. Je le sortis du stock que j’établissais et glissai discrètement la somme correspondante dans la caisse, mentionnant vaguement à Olivia que j’avais trouvé une perle au cours de mon inventaire, sans lui en dévoiler la nature.  

Cela l’amusa lui rappelant quelques souvenirs.

À la seconde où je rentrai, on aurait pu s’attendre à ce que je balance toutes mes affaires dans un coin et que je me jette sur mon ordinateur, pourtant je n’en fis rien. 

Je rangeais soigneusement manteau et chaussures, je pris un moment pour me changer et me préparer un chocolat chaud. M’enrouler dans un plaid. Mettre un film. Et enfin, seulement après avoir satisfait tout ce cérémonial uniquement destiné à retarder l’inévitable, j’allumai mon ordinateur, bien décidée à faire mentir ce fichu bouquin. Il serait le seul, unique et premier livre de toute ma bibliothèque à être corné. Je ne supportais pas qu’un livre soit abîmé. J’appartenais à cette catégorie de gens qui aimaient tellement leurs livres qu’après les avoir lus, personne ne devait savoir qu’un jour on les avait ouverts. 

Pas de cornes, pas de traces de doigts sur la couverture, pas de pliures sur le dos du livre. Chaque personne devait avoir cette exquise sensation, ce privilège, d’être la première à poser ses yeux sur le texte. 

L’état de ce livre en disait long sur mon propre état d’esprit. Autant que sur ma colère à l’égard des mots couchés sur ses pages. 

Je pianotai fébrilement sur mon clavier à la recherche d’un de ces fameux tests. Je choisis le site qui me sembla le plus sérieux et… la véritable épreuve commença. 

Les questions s’enchaînaient toutes en suites logiques et autres problèmes plus ou moins complexes à résoudre dans un temps limité. J’y répondais mécaniquement, parfois même sans réfléchir. J’en loupai un ou deux à force de regarder d’un œil les péripéties du film que j’avais mis. Un œil sur la télé, un œil sur mon test et le reste de mon attention sur la messagerie instantanée où je discutais avec une amie. 

En matière de dispersion, on était pas mal. 

Malgré tout, cette pression ne m’incommodait pas. 

Et enfin, après ce qui me sembla une éternité, le verdict tomba. 

123. C’était bien en-dessous de la limite fatidique des 130. 

Soulagement !  

Le livre se trompait. 

Ou pas. 

Je n’avais certes pas atteint la limite. Néanmoins, je n’y avais mis ni tout mon cœur, ni toute mon attention. Comment le juger pertinent si je n’échouais pas en donnant le meilleur de moi-même ?  

J’arrêtai donc mon film et fermai la fenêtre de messagerie.

 J’inspirai un grand coup et lançai une seconde session de tests.

Malheureusement, privée de toute distraction, le résultat fut sans appel. 

138. 

Pas 131 ou 132 que j’aurais pu nier. Non 138. 

Voilà comment en trois petits chiffres, un livre et une après-midi, mon monde s’effondra littéralement. 

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