17 - Quelque part entre les fauteuils rouges

Il ramassa les pop-corns éparpillés tant bien que mal, les mains un peu maladroites, encore engourdi par les presque deux heures immobile dans la pénombre. Puis il se releva, épousseta machinalement son manteau, l’enfila d’un geste lent.

La salle était vide. Les dernières notes de la bande-son flottaient encore, aussi légères qu’un souffle en suspens. Il n’aurait su dire pourquoi, mais après avoir fait quelques pas, il se retourna. Persuadé d’avoir oublié quelque chose. Il balaya sa place. Et c’est là qu’il le vit. Une tranche blanche qui détonait avec le rouge des fauteuils. Il s’approcha et son regard resta accroché sur le titre. Un livre. Son cœur fit un bond discret dans sa poitrine.

Abandonné sur le siège voisin, à moitié glissé entre l’accoudoir et le coussin rouge. Il resta figé. C’était infime, mais le monde venait de faire un pas de côté. Il tendit la main, le prit, puis jeta un œil aux alentours, s’attendant presque à ce que quelqu’un vienne réclamer son dû. Il connaissait cette édition, ce grain de papier, ces pliures sur la couverture, ces pages cornées. Son livre ? Il l’ouvrit au hasard, à une page pliée. Il n’était pas le seul à corner ses pages après tout.

Extrait du livre Et je t’ai vu, chapitre 10 - Un ange passa

[…] Des bruits de pas. Lents et hésitants. Les yeux fermés, assis adossé à cet arbre, chaque respiration m’arrachant un râle de douleur, ce fut d’abord son odeur que je reconnus. Puis je sentis ses bras, autour de mon torse, me soulever légèrement avec plus de force que je ne l’aurais cru. Elle passa mon bras autour de ses épaules, et moi les yeux entrouverts, n’arrivant même plus à parler, je m’appuyai sur elle pour avancer. Les dents serrées pour ne pas hurler la douleur à chaque élancement dans les côtes. Je résistai, évitant de mettre tout mon poids sur elle, même si intérieurement mon corps me suppliait de m’écrouler.

(Début du passage souligné au crayon.)

En cet instant, j’avais une confiance aveugle dans ses gestes, dans la direction qu’elle prenait. Elle m’avait trouvé à l’orée du bois, blessé, fiévreux, perdu depuis des heures, des jours. Je ne saurais même plus dire. Elle n’a pas posé de questions et répétait juste inlassablement :

— Tiens bon, Ewan. On y est presque.

Elle m’a conduit jusqu’à cette cabane à demi oubliée, celle où sa mère vivait avant qu’ils ne la brûlent. Il y régnait une chaleur douce, une odeur capiteuse de plantes et de fleurs séchées.

Je peinai à garder les yeux ouverts et sombrais pour une heure ou un jour, impossible à dire. Je ne savais plus très bien où j’étais. Ou même si je rêvais être à ses côtés. Le monde tanguait, mes pensées dérivaient comme des feuilles mortes sur un court d’eau trop rapide. Mais sa main, elle, était là. Solide. Présente. Mon ancre. Alors je l’ai serré un peu plus. Une sorte d’instinct de survie. Et dans un souffle, entre deux battements de cœur trop forts, ou deux rêves éveillés, j’ai murmuré :

— Promets-moi que tu ne me laisseras pas.

Elle n’avait pas répondu tout de suite. Elle s’installa soudain, contre moi, allongée à mes côtés, sa main serrée dans la mienne, son souffle proche du mien.

— Je resterai. Jusqu’à demain. Et jusqu’aux jours d’après, s’il le faut.

(Fin du passage souligné au crayon.)

Quelque chose se desserra en moi. Elle restait. Ici. Avec moi. […]

 

Il sourit malgré lui. Dès les premiers instants, en voyant les lignes soulignées au crayon, il avait su que c’était bien son livre. Cette scène l’avait toujours ému sans qu’il ne sache pourquoi. Elle avait le goût d’un rêve qu’on croit avoir fait mais qu’on a du mal à saisir complètement. Il referma le livre et le garda contre lui en sortant du cinéma. L’air frais de Paris l’enveloppa. Il regarda les passants se presser, les mains dans les poches, les épaules haussées pour braver le froid. Ses pensées à lui vaguaient encore quelque part entre les fauteuils rouges de la salle obscure. Il se remémora la femme qui avait oublié son livre, celle qui avait bondi de sa chaise à la fin du film le surprenant au point qu’il en avait renversé ses pop-corns. Avait-elle aimé cette histoire ? Il baissa les yeux vers la couverture avec ce titre, Et je t’ai vu qu’il avait tant de fois lu. Peut-être qu’il devait la retrouver. Pour le lui rendre.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Syanelys
Posté le 10/08/2025
Oh ! Le livre reliant deux âmes en peine a fait des ravages ! Que de pop-corns tombés en offrande dans cette pluie de révélation ! Mais qui est donc ce mystérieux inconnu qui a troqué son plaisir gourmand contre celui de retrouver notre chère Nora ?

Et voilà un nouveau personnage en mission, le fameux "Ewan" des temps modernes ! Ne t'en fais pas, S., bientôt tu n'auras plus de café à apporter ! De toute façon, il reste peu de temps, n'est-ce pas ? Il a vu ce livre, elle a vu ce livre. Ce livre a été vu pour permettre de revivre des scènes !

Vite, le temps presse ! Surtout à Paris ! Puissent ces deux âmes se retrouver avant la deadline du projet "Paillettes" ! Rien ne va plus !

C'est très bien écrit, toujours. La petite passerelle entre le cinéma et l'incursion littéraire a fonctionné à merveille. On n'a plus qu'à laisser ces deux âmes isolées devenir deux corps liés sous la chaleur tant inspirée par tes intetnions. Je te vois venir !

Attention cependant : "Il regarda les passants se pressaient, les mains dans les poches, les épaules haussées pour braver le froid." C'est non.

Au grand plaisir de lire la suite !
RedFuryFox
Posté le 11/08/2025
Hello Syanelys !

Un nouveau POV fait son entrée, bien au chaud dans cette salle de cinéma et il retrouve son précieux livre tout corné ! Qui est cet inconnu qui partage la même passion que Nora pour les histoires d'amour tragiques ? On en saura plus très vite. La fin du contrat approche... et Solal aussi !

Je suis contente de ne pas t'avoir complètement perdu sur ce chapitre, j'avais une petite appréhension en le publiant. Une de mes grandes interrogations était de savoir si c'était le bon moment, la suite nous le dira :)

Merci pour ton commentaire et d'avoir relevé la vilaine coquille !

A très vite !
Red

PS: je jure solennellement que mes intentions sont mauvaises !
Vous lisez