16 mars 2031
Il est tard. Nous discutons avec Lucy et Sarah dans la chambre de cette dernière, lorsque nous entendons des cris et des bruits de verres cassés. Nous nous échangeons un regard surpris, avant de rejoindre la fenêtre pour observer le spectacle qui se délivre des étages plus bas.
Mon attention est tout d’abord attirée par un alignement de poubelles enflammées sur le trottoir d’en face. Au milieu de ces torches puantes, j’aperçois des débris de verre sur le sol, brillants comme du quartz à la lumière des flammes.
— Oh, Dios mío… commente Lucy.
Dans l’ombre de la nuit, derrière l’ouverture béante d’une vitrine de magasin, je parviens à distinguer des silhouettes se mouvant au milieu de rayons à moitié vides. Elles s’affairent et, après seulement deux minutes, deux personnes en ressortent avec un sac à dos qui me paraît rempli.
Il ne faut pas plus de cinq minutes pour que d’autres groupes soient attirés par le bruit et tentés de fouiller la boutique. Très rapidement, bien plus vite que nous aurions pu le prédire, la situation dégénère, le ton monte, et des bagarres se déclenchent entre voleurs. Du sang se met à couler au sol et les morceaux de verre prennent aussitôt une teinte rougeâtre.
Je m’écarte de la fenêtre, écœurée. Mais les cris demeurent et nous ne pouvons pas les ignorer.
— La police ne compte pas venir ? demandé-je au bout d’un moment.
— Si elle ne vient pas, c’est qu’elle est déjà occupée par une affaire plus grave, me répond Sarah.
Plus grave qu’une population qui devient folle ? pensé-je.
Je frissonne.
18 mars 2031
Plus les jours passent, moins j’ai l’impression de me retrouver dans cette ville que j’aimais tant. Tandis que je retourne chez Sarah avec des affaires propres, mon attention se porte sur ces rues autrefois peuplées et vivantes. Les rares passants que je croise marchent à vive allure et évitent les regards. Le trafic me parait peu dense, les restaurants sont déserts et les boutiques attendent désespérément des clients qui, hélas, comptent désormais chaque pièce de leur portefeuille. Je crois entendre au loin la rumeur d’une énième manifestation. Enfin, une puanteur que je n’avais jamais sentie auparavant règne parmi les avenues et je constate un nombre impressionnant de poubelles non vidées par les éboueurs.
Sarah m’appelle alors que je suis à quelques rues de son appartement.
— Où es-tu ? Le Premier ministre va tenir une conférence de presse dans quelques minutes. Apparemment il va annoncer quelque chose d’important !
— Je suis bientôt là, mais… cette conférence était prévue ?
— Non, c’est une surprise pour tout le monde. Dépêche-toi, il devrait bientôt passer à la télévision.
Je hâte le pas pour rejoindre Sarah et je prends un raccourci, une étroite ruelle qui sépare deux avenues et que j’emprunte rarement. Mais ce que j’y découvre me freine.
À moitié allongé entre deux bennes à ordures, le visage terriblement creux et aussi sale que ses habits, le cadavre d’un homme repose au sol. Je mets un temps avant de comprendre qu’il s’agit d’un sans-abri, et je ne parviens pas à bouger sur le moment. La dépouille penche légèrement sur le côté et je réalise soudain qu’elle recouvre un autre corps. Encerclé entre ses bras, je distingue alors la gueule d’un chien, également mort.
Je recule de quelques pas en arrière et un pincement me serre la poitrine. Je retiens un haut-le-cœur face à cette scène horrible et je ne sais pas comment réagir sur l’instant. Depuis quand sont-ils ici ? Ont-ils souffert ? Je ne veux pas le savoir.
Je fais demi-tour et m’enfuis en courant.
J’arrive chez Sarah à bout de souffle, les jambes épuisées, l’image des deux cadavres gravée dans ma mémoire.
Depuis le salon, la voix du Premier ministre me parvient et j’entends distinctement chacune de ses paroles :
— … Pour toutes ces raisons, un couvre-feu sera mis en vigueur dès demain, et ce pour une durée indéterminée, le temps que la situation se calme. Il s’étendra de dix-neuf heures à six heures, et des patrouilles de police seront présentes pour s’assurer de son bon fonctionnement. Un non-respect de l’interdiction de déplacement constituera une infraction et sera puni par une amende de 300 dollars. À partir de trois verbalisations, une peine d’un an de prison et…
Je n’écoute pas la suite et préfère me réfugier dans la chambre de Sarah, espérant qu’elle me rejoigne très vite. Je ne reconnais plus notre monde, la situation me dépasse. À cette allure, que sera devenue notre société d’ici quelques mois ?