Entre Sebasha qui tardait à lui montrer les autres billets, la piste des Nordiques qui s'estompait et l'idée que l’alchimiste la traquait depuis l'Einhendrie, l'elfe avait de quoi ne pas dormir. L'idée de fuir par voie de l'eau l'avait effleurée plus d’une fois. Hélas, ses économies servaient à l'entretien et à l'alimentation de Voulï ; elle n'avait pas les sous pour s'assurer une place sur un bateau, et encore moins pour prévenir les imprévus d’un tel voyage. « Maudite sois cette bête », se répétait Eleonara.
Pour la première fois depuis des mois pourtant, l’elfe eut bientôt le droit de revoir le soleil et cette perspective apaisa ses préoccupations. On célébrait la fin de l'année ; Diurnes comme Nocturnes s'étaient juchés sur leurs toits, endimanchés et alourdis par leurs plus belles parures. Il n'était pas question d'acclamer les lueurs et la splendeur des Folorés, cette fois. Arènes s'était transformée en une armature de gradins infestés de passionnés. Partout dans la ville-amphithéâtre, les citadins secouaient drapeaux, chiffons, mouchoirs et baguettes d'encens en poussant des hurlements qui, en se réverbérant, se changeaient en rugissements crocodilesques. Des bannières colorées avaient été dressées, si grandes qu'elles pouvaient lier un quartier à un autre. Les allées étaient fleuries et les rues avaient été arrosées de sciure teinte grâce à des pigments tels que l'indigo, le charbon d'os, la céruse, le Caput Mortuum et le cinabre. La myriade de peuples opyriens faisait la fête dans une parfaite et joyeuse communion de la diversité.
Campée au sommet de la pharmacie, Eleonara se sentait pareille à un puce noyée dans l’agitation de millions de fourmis, de coccinelles et de sauterelles arc-en-ciel. Côté anonymat, elle n'avait pas à s’inquiéter ; qui était-elle ici, à part une particule de poussière de plus, une petite goutte de sang parmi l'hémorragie ?
Le soleil brûlait. Même à l'ombre de l’olivier qui poussait contre le toit-terrasse, Eleonara avait retroussé sa tunique de façon à découvrir ses flancs et son nombril qu'elle avait brunis pour ne pas attirer l'attention. Sa boucle de ceinture mikilldienne, elle l'avait glissée contre son cœur. Elle n'avait pas envie qu'on la questionnât sur comment elle avait obtenu un objet si exotique.
Le sable autour du bassin central, d'habitude un terrain d'échanges marchands, de lavandières affairées et de mules réticentes, était aujourd'hui une arène de combat. Arènes avait échangé son titre de cité pour celui d'organe fabuleux et complexe dont chaque cellule se trémoussait. Une infinité de fibres qui se nouaient en un même tissu de vie, une infatigable vague de cris et de bruit. Superposés aux chants nasillards des trompettes et aux sifflements des citadins, les battements graves des tambours dispersaient leurs ondes et martelaient dans les cœurs. C'étaient des sons et des sensations insolites pour Eleonara qui, même à travers sa touaille et son chèche, percevait les vibrations du vacarme jusque dans sa moelle. Les hymnes récités en boucle et à tue-tête, les applaudissements rythmés et les percussions lui donnaient le tournis. Et pourtant, l'expérience n'avait rien d'une torture. Elle avait connu des murmures plus désagréables que ce boucan, ce chaos mélodieux aux antipodes de l'ars nova ou du chant grégorien.
À l'instar du reste de ses concitoyens, Razelhanout était méconnaissable. Il avait troqué son couvre-chef cire d'abeille contre un turban tout aussi vertigineux, mais rouge écarlate. Il s'était peinturluré les joues de la même déclinaison flamboyante et agitait fébrilement un mouchoir – rouge, forcément – à bout de bras.
— Vas-y, Ondina, défonce-la ! hurla-t-il, les mains en porte-voix.
Comme pour l'accompagner, le stade éclata en un grondement de hourras. Prise de court, Eleonara manqua de verser du toit.
Ondina était une vache. Car oui, aucune fête de fin d'année ne pouvait se réussir sans le fameux tournoi des vaches d'Arènes, une race prédisposée à s'affronter pour déterminer qui dominait qui. Le dernier jour de l'année ne s'appelait pas la Fête Bovine pour des prunes. Eleonara se demanda même si les bœufs quadricornes et ailés à l'entrée de la ville n'étaient pas en réalité des femelles. « Qu'est-ce qu'ils ont, les Opyriens, avec les vaches ? Ils les mettent partout ! »
Visiblement choyées et bien nourries, les vaches d'Arènes n'avaient rien en commun avec leurs cousines de l'outre-mur, les pâles et faméliques bêtes agricoles. Robustes et musclées, les combattantes ressemblaient davantage à des taureaux qu'à des génisses avec leurs cous épais, leurs pattes courtes, leurs larges fronts, leurs têtes pesantes et leurs cornes de la largeur d'un bras. Habituellement noir, leur pelage avait été enduit d'une poudre différente pour chaque compétitrice afin de les rendre reconnaissables de loin, voire très loin. Ondina, en l’occurrence, était fardée d'un rouge provocant assorti au pharmacien.
Faute de s'être réveillés plus tôt, Razelhanout et Eleonara avaient raté la parade d'introduction où les génisses défilaient en cercle, auréolées de couronnes florales, de colliers et de rubans. Les festivités se déroulaient sur vingt-quatre heures, démarrant au zénith et se terminant avec le couronnement de la reine bovine le lendemain autour de midi. À présent, les vaches avaient entamés les quarts de finale.
Prise d'une attaque de toux sèche, Eleonara fouetta l'air de la main. Sur le toit d'en face, sous leurs abris pare-soleil et leurs feuilles de palmiers, les frères Louroum et les voisins se passaient le tuyau d'un narguilé, enveloppés dans un nuage aromatisé. La fumée aux relents de cerise remontait vers Eleonara en volutes et essayait de lui décrocher un poumon.
L'elfe remonta son chèche sur son nez et se reconcentra sur le tournoi, qu'elle apercevait de loin et de haut.
Les offensives avaient de quoi impressionner. Front contre front, les bêtes pressaient, mesuraient leurs forces, prêtes à redoubler d'effort et à démontrer leur dominance au moindre relâchement de leur rivale. Leurs cornes escrimaient, manquant de leur écorcher les yeux. Les coups résonnaient à travers l'arène géante, puis élevaient des hoquets de stupeur parmi les spectateurs. Pourtant acharnées et endurantes, les vaches soupiraient et écumaient de fatigue à l'aurore des semi-finales. Nombre d'entre elles saignaient, la friction répétée ayant érodé leur cuir frontal.
Lorsqu'une vache remportait un combat, les enthousiasmés bondissaient, s’embrassaient et créaient un raffut assourdissant, audible depuis l’hémicycle opposé. Tandis que la gagnante se reposait de côté en attendant son prochain défi, l'éliminée se retirait sous les applaudissements du public, guidée et flattée par son propriétaire. Les Opyriens prenaient ces jeux très au sérieux. À en croire Razelhanout, on faisait appel à des masseurs, tout comme à des récolteurs d'urine et à des renifleurs d'haleine pour s'assurer qu'aucune d'entre vache n'eût été empoisonnée ou alcoolisée.
À l'entracte, l'arène se transforma en piste à acrobaties, à pyramides humaines et à moresques. Eleonara était si absorbée par les chorégraphies, les couleurs et l'ambiance qu'elle en vint à oublier qu'elle était une elfe. Ses yeux suivaient les mouvements de la fête, ses battements cardiaques mimaient le rythme de la musique. Un fourmillement se répandit dans ses bras et ses jambes ; elle vivait un moment d'euphorie. Razelhanout dut le remarquer, car il se mit debout et lui tendit une main pour l’encourager à faire de même.
— Dansons.
Eleonara ne se fit pas prier. Ses veines pulsaient avec l’envie d’épouser les sons, se mouvoir avec les vibrations de l’air, entrer dans cette gracieuse transe qui changeait le bipède en eau, en cascade, en bourrasque, en serpent, en oiseau.
Eleonara ne se désenvoûta du spectacle qu'au moment où un intrus enjamba le vide entre deux cavernes pour s'inviter sur le toit de la pharmacie. Par réflexe, elle tiqua, préparée à l'éjecter d'un coup de pied. C'est alors qu'il déclama :
— Spécialités et infusions fraîches ! Spécialités et infusions fraîches !
Une besace à l'épaule et un plateau sur les avant-bras, les cuisiniers ambulants parcouraient les charpentes, proposant collations, viandes rôties, fruits et rafraîchissements. Celui-ci trimballait de plus une théière accrochée à sa ceinture. Eleonara se jurait de l'avoir déjà croisé quelque part.
— Ah, Tabu ! Tu m'apportes exactement ce qu'il me faut ! s'exclama Razelhanout en prenant les devants. Je commençais à avoir soif. Sers-moi du thé.
Tabu. L'elfe s'en souvenait, à présent. C'était le patient venu se faire retirer un chalumeau de son flanc. Il avait l'air guéri.
Razelhanout tendit une tassette au marchand.
— Choisis ce que tu veux, Ourébi, je paie. Après tout, tu l'as bien mérité.
Eleonara le remercia et opta pour une brochette de mulot. Elle mangeait si rarement de la viande ; autant en profiter ! Elle demeura cependant pensive. Le compliment de Razelhanout se référait-il à son travail au Bimaristan ou à la traduction des messages issus de Hêtrefoux ?
Ayant conclu sa vente, Tabu bondit au toit suivant et l'elfe croqua dans sa brochette. Tendre, épicée et vaguement acidulée. C'était un goût curieux et nouveau, mais pas moins délicieux.
Un coup de tambour au sommet du phare annonça la reprise des combats. Alors que la foule s'exaltait, l'elfe analysa la répartition des Religiats tout en continuant à manger. Ils étaient éparpillés soit à terre dans les venelles, soit, pour la plupart, en hauteur. Ils semblaient bien s'amuser.
Vache après vache, les compétitrices cornues défilaient, accueillies puis congédiées par des ovations. La nuit était tombée, puis s'était levée. La finale ne tarderait pas. Au grand bonheur de Razelhanout, Ondina était toujours en lice.
Eleonara marmonna une malédiction : les voisins d'en face et les frères Louroum avaient recommencé à fumer et elle ne pouvait que se pincer les narines pour s'éviter de vomir. En se dissipant cependant, la vapeur malodorante laissa entrevoir, au comble d'une demeure plus à l'est, une silhouette de femme dans une robe bleue.
Interloquée, l'elfe cligna. La vision disparut.
— Ourébi, regarde, s'extasia Razelhanout, c'est notre émir ! Il va refaire un discours, regarde !
Du prince arènien, Eleonara ne discerna qu'une chaise à porteurs dorée et un cortège d'eunuques ; elle n'avait d'yeux que pour l'est. Avait-elle rêvé ? N'avait-ce été qu'un mirage ? Se focaliser sur les festivités lui fut impossible.
La femme drapée de bleu roi réapparu, à un toit de là. Une femme avec de petites étoiles dessinées sur son nez, ses joues et son front, ainsi qu'un tressage compliqué en guise de coiffure. Une femme qui s'approchait et qui fronçait les sourcils comme pour se les planter dans les caroncules lacrymaux. Elle la sciait du regard.
Malgré l'étouffante chaleur, Eleonara frissonna. C'était Madame Jarabe, la femme à qui elle avait cassé un broc de sirop l'été passé. L'incident lui avait valu une course-poursuite avec les Religiats qu'elle n'était pas prête d'oublier. « Pour me complaire, tu me livreras ton secret le plus noir, le plus pesant, le plus embarrassant. » Tels avaient été ses mots. Une dette qu’Eleonara n’avait toujours pas remboursée.
En la voyant contourner les frères Louroum et reculer comme pour prendre de l'élan, l'elfe bondit sur ses pieds.
— Je... je reviens, lança-t-elle à Razelhanout.
Sans se soucier de sa réponse, Eleonara se laissa choir dans le potager, ce qui affola Voulï et les poules dans leur abri. Malgré un atterrissage correct, elle ne put s'empêcher de trébucher sur un chou. Ce n'était pas le moment de glisser ou de se casser la figure.
La voix acerbe de Jarabe grinça au dessus d'elle :
— Je n'ai pas oublié ton méfait, truande. Cette fois, tu ne m'échapperas pas ! Ton portrait amoche tous les murs de la ville !
Pour tout réponse, Eleonara fila sans se retourner. Ça résolvait la plupart de ses problèmes.
Les rues étaient désertes à cette étape de la compétition, car Arènes respirait et retenait son souffle sur ses toits et ses coupoles. L'elfe connaissait son quartier à la perfection ; quelques virages et quelques détours suffirent à creuser la marge entre elle et Jarabe. Eleonara se réfugia sous le porche d'entrée de l'université, là où les théologiens, les philosophes et les médecins échangeaient leurs idées pendant leurs récréations. Avec un sourire contrit d'excuse pour le bâtiment sacré, elle s'accroupit derrière un arbuste décoratif et se permit de souffler.
Quand sa respiration se fut normalisée, elle ferma les yeux et serra les dents. Jarabe ne l'avait pas attrapée, mais elle venait de marquer un point. Eleonara ne pourrait plus jamais rentrer à la pharmacie. Jarabe l'avait aperçue sur la terrasse de Razelhanout ; elle savait chez qui elle logeait et y enverrait les Religiats au premier moment venu. Rester ne ferait que compromettre le pharmacien.
— Le maître est un éternel étudiant ! croassa une voix cassée derrière elle.
Eleonara se retourna, les poils hérissés. Son regard s'adoucit lorsqu'elle reconnut la perruche perchée à l'entrée de la Maison de la Sagesse. « Si tu savais que j’avais indirectement empoisonné un chat au Don’hill, nous serions déjà très amis et tu serais très quiet. »
Elle tendit l'oreille et noya les lointains bavardages des spectateurs hors de son étang d'attention. Ne restèrent alors que des roulements de gravier en direction du sud. Elle attendit. Ses émotions seraient à lire plus tard : la priorité, à l'instant, était de quitter le secteur. Puis, elle réfléchirait à comment rejoindre Sebasha. Celle-ci possédait son propre appartement ; peut-être serait-elle d’accord de l’héberger un jour ou deux.
Tel un lièvre sortant de sa tanière, l'elfe revint sur un axe principal. Plus bas, la silhouette de Jarabe s'était arrêtée, indécise. Eleonara se faufila sous un pont couvert arqué qui lui fit survoler un jardin de palmiers et de plate-bandes florales s'assemblant en une gigantesque composition géométrique. Parfait : une fois de l'autre côté, elle n'aurait aucune difficulté à rejoindre le secteur nord-ouest sans être remarquée.
L'elfe dévala les quelques marches du pont plafonné de mosaïques et se laissa avaler par l'obscurité, car le passage s'enfilait partiellement dans la roche.
Méfiante, elle vira à droite, puis à gauche en suivant les angles du couloir.
Et là, quelque chose heurta son front.
Elle perdit notion du présent et de ce qu'elle fuyait ; elle était à terre avec le mal de crâne du siècle, c'était tout. Des mains, six au moins, se mirent à parcourir ses jambes, ses hanches et ses poches à la hâte. Eleonara tressaillit de dégoût, se retourna et décocha un coup de pied dans l'obscurité. Même si ses pupilles ne s'étaient pas encore accoutumées à la noirceur, elle sut qu'elle n'avait pas percuté le vide. Elle avait frappé quelqu’un et elle l'avait frappé fort.
— Aïe ! La fieffée ordure !
L'elfe percevait plusieurs respirations. Madame Jarabe avait-elle rallié des complices ?
On lui saisit les épaules et les poignets pour la remettre sur pieds. Eleonara voulut se débattre puis cilla en pantelant ; des sclères éclatantes se dessinaient autour d'elle, ainsi que des corps maigres, élancés, probablement de son âge ou du moins dans les mêmes eaux.
— Tu n'aurais pas des secrets à nous glisser ?fit une voix de garçon.
Elle avait du mal à départager les voix ; certaines avaient mué, d'autres pas encore ou se ressemblaient trop pour provenir de larynx distincts. À la lumière, ces garçons étaient des individus, mais ici, ils étaient une même unité alliée à l'obscurité, avec plusieurs mains et autant d'yeux que les araignées.
— Je n'ai rien, dit-elle froidement.
— C'est ce qu'on va voir.
L'elfe fut piquée d'un tressaillement ; une main lui avait découvert le visage pour lui saisir le menton. Elle voulut tourner la tête ; une brusque secousse l'en dissuada. Un bras sentant le sable se lova autour de son cou et la comprima.
— Par l'Innomable, serait-ce... non, attendez. Tenez-la bien.
Les martèlements dans sa poitrine pressèrent leur rythme et les muscles de ses cuisses se contractèrent. L'elfe se fit violence pour dissimuler sa nervosité, évitant à tout prix d’échauffer ses assaillants ; ce serait comme courir devant des chiens excités.
On lui frotta la joue jusqu'à ce que son épiderme brûlât.
— Tonnerre. Du maquillage. C'est elle ! C'est la Langue Alanguie recherchée ! Toi, file trouver un Religiat !
Eleonara avait cessé de cligner des yeux, à croire que sa réalité à elle tournait plus au ralenti que la leur.
— Laissez-moi partir, leur ordonna-t-elle.
L'aîné du groupe, un adolescent à la moustache naissante, ricana.
— Que tu n’aies rien à faire ici nous est égal, Langue Alanguie. Tu vas nous faire remporter une belle somme.
— Nous sommes gentils, assura le garçon qui lui serrait la gorge. Offre-nous ton joli chèche et un secret ; nous te rendrons alors aux Religiats intacte. Parole d'honneur.
Telle une maladie d'hiver, la panique survint en Eleonara pour revendiquer sa gorge, puis ses bronches, puis ses articulations, puis son être entier. Elle ne pouvait pas céder son chèche. Elle risquait de décaler sa touaille, déjà relâchée par sa course.
Le temps s'égrainait. Le garçon qui la tenait par le cou poussa un soupir impatient et, avec une exclamation d'encouragement, lui administra une fessée.
Eleonara ne put le tolérer. Elle cogna son talon dans l'entrejambe du voyou, lui percuta le menton en pliant le coude et, s'étant retournée, lui brisa le nez avec son poing. Une injure retentit, à moitié avalée par des crachements de sang. Nez Cassé couina et jura, affalé contre à un mur. Ne nous touche pas, ordure d'humain.
Défourrer le coutelet qu'elle gardait pour trancher les pansements au Bimaristan lui fut impossible : un mollet s'imposa devant son tibia et elle bascula en avant avec un cri. Ses avant-bras l’amortirent, répandant une déchirure atroce au niveau de ses épaules. Le manche de son coutelet s'écrasa contre son aine ; son Œil de Diutur, contre son sternum.
Geignant de douleur, l'elfe gigota et botta l'air à l'aveuglette, mais rien n'y fit ; un garçon particulièrement lourd l’immobilisa et s'assit sur elle.
— Ce n'était pas marqué qu'elle était folle à lier !
L’elfe se couvrit la tête, au cas où l’on voudrait lui ôter son turban ou lui abattre une pierre sur le crâne. Il devait y avoir de l'idée, car elle rencontra des doigts étrangers plantés dans sa nuque. Installé sur sa cage thoracique, le Lourdaud lui terra le front dans le sol comme pour lui faire rentrer le gravier dans les yeux.
De par sa façon d'appuyer, Eleonara craignait que son nez se fendît et ou que sa tête éclatât comme un coquille d'œuf.
— On s'en fiche, déclama l'Aîné, le seul encore debout. L'état de sa cervelle sera un argument de plus pour négocier son prix avec les Religiats. Ça va, frérot ?
Nez Cassé renifla.
— Je beux rentrer.
— Hé, s’écria soudain le Lourdaud, qu'est-ce que c’est, ce point qui brille, là ?
Les chevilles de l'Aîné, éclaircies par la poussière, passèrent à côté d’Eleonara qui put d’admirer la corne blanchie sous ses talons.
Comme le Lourdaud n’aplatissait plus son front contre terre, elle écarta les bras pour s'éviter une crampe et leva le regard. Ce qu'elle aperçut à deux toises de son visage lui fit l'effet d'une douche glacée.
Les garçons étaient médusés par un scintillement cuivré. L’Aîné se baissa pour le ramasser.
— N'y touche pas ! cracha Eleonara. C'est à moi !
Sans lui prêter attention, le voyou cala l'objet entre ses index et ses pouces afin de le faire miroiter. Un rai chatoyant et frétillant se projeta sur les murs et les mosaïques du plafond. Il sourit.
— Du bronze... Je n'avais jamais vu des motifs aussi bizarres. Regardez !
Il brandit la boucle de ceinture mikilldienne poinçonnée, griffée et gravée d'une grande flèche. Dépitée, Eleonara verrouilla ses mâchoires. Son amulette avait dû fuir par le col de sa tunique lors de sa chute !
— C'est beut-être einhendrien, suggéra Nez Cassé, avant d'expectorer un glaire sanglant.
— Rien à voir, ça doit venir du Nord, dit le Lourdaud. Ça devait appartenir aux tueurs barbares qui ont infiltré les rangs des Religiats !
— On s'en biche, le brincibal, c'est que ça se bende.
— Avant de la vendre, un tour chez les Mysticophiles s'impose, vous ne trouvez pas ? Ils nous donneront une meilleure estimation du prix.
Tous acquiescèrent.
C'est alors que des entrechoquements métalliques se firent entendre, accompagnés de bruits sourds, comme si une armée tapait les hampes de ses lances par terre. Eleonara eut très, très froid.
Les Religiats.
— Encore vous ? tonna une voix caverneuse à l'entrée du pont. Décampez, les petits maroufles, occupez votre temps autrement, allez voir les vaches comme tout le monde ! On vous a déjà dit de ne pas traînailler et de boucher les venelles de la cité ! Ouste ! C'est Petrus d'Ox qui parle !
Eleonara se contracta. Si Petrus d'Ox la voyait, il la reconnaîtrait sur-le-champ. Après tout, c'était lui qui les avait séparées, Sœur Agnieszka et elle, alors qu'elle se trouvaient en pleine rixe.
— Notre frère n’est pas avec vous ?Monsieur, attendez, on a trouvé la...
L'Aîné ne put finir sa phrase : une sphère de céramique, à peine tombée à ses pieds, explosa avec une déflagration assourdissante. Le passage couvert fut aussitôt envahie par d'épaisses volutes opaques et vertes.
— Damnation, une grenade au poivre ! hurla le Lourdaud, avant de tousser incontrôlablement.
Les yeux plissés, l'Aîné porta un coup de main à Nez Cassé.
— Et la traînée foldingue ? s'énerva le meurtri. Et le chèche ?
— On bouchera les deux issues du pont. Allons ! Je ne vois plus rien !
Toussant, jurant et crachant, ils déguerpirent.
Face contre terre, entourée de ses bras, Eleonara ne bougea pas avant que les voix et les pas des moines-soldat se fussent éloignés du tunnel de pénombre.
Elle soupira. Ils ne traverseraient pas le couloir. Les Religiats pouvaient être un sacré bâton dans les roues parfois, mais aujourd'hui, elle avait presque envie de les bénir.
Couvrant son nez et sa bouche, l'elfe se releva en grimaçant. Ses yeux et ses poumons piquaient. Elle toussait, elle larmoyait, mais au lieu de disparaître, elle se résolut à suivre la trace des vagabonds en claudiquant. Elle avait mal partout ; l'éclosion d'hématomes au front, aux bras et aux côtes ne serait qu'une affaire de temps, or la blessure à traiter de manière imminente était celle de son orgueil. Elle avait déjà perdu la pharmacie ; elle n'allait pas perdre la boucle de ceinture aussi. Deux humiliations en une journée, c'était trop.
Cette boucle était à elle et sa vengeance ne patienterait pas.
Elle accéléra, silencieuse et légère sur ses sandales. L'air tiède, lui, fonçait contre elle, mais elle l'esquivait, souple et flexible aux pressions de l'élément. Quand les silhouettes des garçons se dessinèrent à contre-jour de la sortie, elle retira ses sandales et, avec l'impression de se déplanter un muscle de l'épaule, elle les jeta l'une après l'autre de toutes ses forces. La première traça une courbe balistique ridicule mais la deuxième, vrillant sur elle-même, vint frapper l'Aîné derrière l'oreille gauche. Les lacets, eux, lui fouettèrent un œil. Sous la percussion de la sandale et la surprise, le garçon dévia de côté et se heurta violemment au mur à sa droite.
Ne jamais sous-estimer les chaussures, se félicita son for intérieur.
Remarquant que l'Aîné était à terre, ses complices firent halte, mais trop tard : Eleonara lui avait déjà retiré la boucle. Ce à quoi elle ne s'attendait pas, toutefois, fut que celui-ci se redressât sur ses coudes et lui envoyât son poing dans la figure. Elle n'était plus au couvent ; elle était dans la rue, parmi ses égaux.
L'elfe partit à la renverse avec la certitude que ses os faciaux se disloquaient tant ils résonnaient de douleur. Son crâne tapa le sol ; une terrible décharge zigzagua dans son échine, exacerbant la sensation de brûlure et d'enflure dans ses gencives et sa mandibule.
Le Lourdaud la tira par les chevilles. Eleonara encaissa un coup dans le ventre et la boucle lui échappa avec un tintement à la fois métallique et mélancolique. Vidée de son souffle, l'elfe roula de côté pour la coincer sous son genou. Elle s'apprêtait à se lever et à cogner le garçon le plus proche lorsqu'une poigne se saisit de son chèche comme pour lui déraciner les cheveux. Sortant les griffes, Eleonara s'y raccrocha comme au dernier fil de sa vie. En grognant, elle se plia en avant.
Ne lâche pas, Elé. Ne lâche pas. Ne lâche surtout pas.
— Je ne lâcherai pas !
Avec un cri de guerre, les voyous tirèrent sur le chèche à plusieurs, encouragés par les cris de Nez Cassé, appuyé contre une paroi.
Sous les coups de pieds, Eleonara sentit ses ongles se plier.
Telle une anguille, le turban lui glissa des mains et se dénoua. Ses doigts entrèrent en contact direct avec sa tignasse rousse ; ses ongles s'ancrèrent dans son cuir chevelu.
Non !
Sa touaille s'était enfuie avec le turban, dénudant son visage entier ainsi que son crâne et ses oreilles repliées.
Les secondes de silence qui suivirent furent brisées par des hoquets, des tressautements, des mots tranchés. À genoux, Eleonara dégaina enfin son coutelet, prête à bondir debout. Les garçons reculèrent. Elle connaissait ça, elle connaissait ce regard, ce dégoût, cette peur. Elle feula, animale, avec toute la furie de son peuple. Elle voyait rouge et son sang circulait, chaud et fluide, gonflant ses muscles qui réagiraient à la moindre riposte. Si ça doit se finir comme ça, avec un combat à la mort, ainsi soit-il.
Le verdict final arriva comme un raz de marée ; des hurlements d'horreur à secouer les entrailles, suivis de nouvelles bourrasques de cris, de celles que l'on n'oublie pas.
— ELFE ! EEEELFE ! ELFE !
ça fait... beaucoup trop longtemps que je ne suis pas passé par ici. Comme quoi, il ne faut jamais désespérer, me revoilà! ^^
Et je suis ravie de retrouver Eléonara et toutes ses mésaventures. Je vois qu'elle a toujours autant de chance <alerte ironie! alerte, ironie!>
A propos de ce chapitre, je suis d'accord avec Isapass : le début est très bien écrit, intéressant par rapport à l'univers d'Arènes, mais peut-être un peu long. D'autant plus que la deuxième partie du chapitre est sur un rythme effréné, le contraste est un peu trop grand entre le début et la fin.
Mis à part ça, quelle montée de stress! Une fois de plus, la pauvre Elé enquille les ennuis à une vitesse hallucinante. Le reste de ma lecture est loin (mea culpa), cependant, cette fois, je lui trouve une plus grande pugnacité qu'auparavant. Et c'est bienvenu, même si ça se termine sur un désastre T_T
A chaque fois que je me dis que ça ne peut pas être pire, tu la traines dans des calamités encore plus grandes :D
Je vais donc croiser les doigts jusqu'au prochain chapitre et espérer ^^
A très bientôt (cette fois)
Alice
J'avoue que moi aussi j'ai pris pas mal de retard sur ma PAL mais je crois que c'est un peu le cas de tout le monde haha !
C'est clair, Eleonara n'a pas beaucoup de chance et elle accumule les désastres, mais c'est plus drôle comme ça (en tout cas pour moi héhé)
Je suis contente que tu aies aimé retrouver cette histoire et que tu aies éprouvée la petite montée de stress de la fin ! C'était ce que je voulais faire ressentir :)
Quant au début, tu as totalement raison, ça se perd dans des détails qui ne sont pas essentiels pour la suite. Je suis partie dans un délire sur les combats de vaches xD Je vais raccourcir tout ça ;)
Merci de m'avoir laissé ton avis très précieux ! Et je te souhaite d'avance une bonne continuation de lecture !
À bientôt !
Jowie
En effet, les masques à oxygène sont nécessaires ! Déjà parce que toute la seconde partie du chapitre est absolument haletante, et surtout, la fiiiiiiiin !
Bon, reprenons dans l'ordre et de manière un peu constructive...
Une fois n'est pas coutume, j'ai trouvé la première partie, jusqu'à l'apparition de madame Jarabe, un peu trop longue. Tes descriptions et ta "mise en ambiance" sont comme d'habitude un délice, avec des métaphores à la fois drôles et parlantes, mais j'ai trouvé que ça se perdait un peu dans les détails. Par exemple, sauf si c'est important pour la suite, peut-être qu'il n'est pas nécessaire d'en savoir autant sur les combats des vaches, les règles, les défilés, etc... Bon après, c'est comme d'habitude, j'ai lu avec plaisir mais c'était mitigé par l'impression que tu digressais un peu avant de lancer vraiment l'objet du chapitre. Voilà pour les remarques désagréables, il n'y en aura pas d'autres !
Je suis extrêmement triste qu'Elé ne puisse pas revenir à la pharmacie ! C'est horrible : elle ne va même pas pouvoir dire au revoir à ce cher Razelhanout ! J'avoue que j'avais un peu oublié la dame des abricots et je ne m'attendais pas à la revoir si longtemps après ! Bon, on ne l'aura pas vue très longtemps, mais suffisamment pour que le destin d'Elé bascule !
Quant aux petits voyous, quelle plaie ! Enfin au moins, elle aura échappé aux religiats. Mais je te connais, ce n'est sans doute que momentanée. Or, s'ils lui mettent la main dessus maintenant, avec ses oreilles à l'air... aïe, aïe, aïe !
Il faut absolument qu'elle quitte Arène très vite ! Mais comment ? Et où va-t-elle se cacher ? Oh pauvre Elé !
Il reste l'espoir de la boucle de ceinture : il n'y a plus qu'à espérer qu'elle tombe sur sa jumelle et que son porteur l'aide. Ou alors, il faudrait qu'elle parvienne à retrouver Sebasha et que celle-ci passe sur la peur ancestrale des humains pour les elfes...
Encore une fois, je donnerais trèèèèèèèèès cher pour la suite !! J'ai juste envie de taper du pied ou de retenir ma respiration en un gros caprice pour que tu me la liiiiiivres !
Bon, je vais essayer de me tenir...
Détails et pinaillages :
"La myriade de peuples opyriens fêtait dans une parfaite et joyeuse communion de la diversité. " : je pense que le verbe "fêter" est transitif obligatoire. On ne fête pas tout court, on fête quelque chose. Du coup, je pense que tu pourrais enlever le "de" s'ils fêtent la diversité, ou alors, il faudrait ajouter ce qu'ils fêtent : "La myriade de peuples opyriens fêtait le nouvel an", par exemple.
"une petite goutte de sang parmi l'hémorragie" : décidément, j'adore tes métaphores !
"Elle avait connu des murmures plus désagréables que ce boucan, ce chaos mélodieux aux antipodes de l'ars nova ou du chant grégorien." : idem, j'adore ! Surtout le "chaos mélodieux"
"Là, leurs cornes escrimaient et manquaient de près de leur écorcher les yeux." : j'enlèverais "de près" qui est redondant avec "manquaient de" (si elles manquent de les écorcher, c'est qu'elles passent tout près)
"Au grand bonheur de Razelhanout, Ondine était toujours en lice." : je ne sait pas si le changement est voulu, mais plus haut tu l'as appelée Ondina, la vache ;)
"Du prince arènien, Eleonara ne discerna qu'une chaise à porteurs dorée floutée et un cortège d'eunuques" : pourquoi floutée et pas simplement floue ?
"Une femme qui s'approchait et qui fronçait les sourcils comme pour se les planter dans les caroncules lacrymaux." : excellent !
"« Si tu savais ce que j'avais fait à un chat, nous serions déjà très amis et tu serais très quiet. »" : j'ai pas trop compris cette phrase. C'est Elé qui la pense ? Qu'est-ce qu'elle a fait à un chat ?
"Avant que celle-ci ne revînt sur ses pas, Eleonara s'enfonça sous une arcade ombragée qui lui fit survoler un jardin de palmiers et de plate-bandes florales qui s'assemblaient en une gigantesque composition géométrique." : cette phrase est un peu longue, elle contient deux propositions relatives en cascade (ce qui n'est jamais très joli, à mon avis) + je ne comprends pas comment elle peut survoler quelque chose si elle s'enfonce sous une arcade. Du coup, je visualise assez mal le décor. En fait, l'arcade est un pont au-dessus d'un jardin, c'est ça ? Si c'est bien ça, il vaudrait mieux dire "pont" ou "pont couvert", et ne pas utiliser le verbe "s'enfoncer".
"L'elfe se fit violence pour dissimuler sa nervosité, afin échauffer" : je n'ai pas compris cette phrase
"Installé sur sa cage thoracique, le Lourdaudlui terra le front dans le sol comme pour lui faire rentrer le gravier dans les yeux." : il manque un espace
"— Du bronze... Je n'avais jamais vu des motifs aussi bizzares. Regardez !" : bizarres
J'aime tellement ton roman ! (je le dis au cas où tu en douterais encore XD)
Hahahahaha tes réactions sont tellement épiques !
Je suis d'accord que le chapitre est divisé entre 1) la dose de description et 2) la montée d'adrénaline xD Tu as raison, dans la première partie, je donne beaucoup d'importance à des détails qui, finalement, n'apportent pas grand-chose à l'histoire. Je vais raccourcir tout ça ;)
Ouiii c'est triste pour Razelhanout mais elle na pas le choix, ce serait trop risqué (pensons à la réputation de son établissement !)
C'est vrai, Eleonara n'a vraiment pas eu de chance ce jour-ci; mais avec autant d'affiche à son effigie, quelqu'un allait la reconnaître, c'était inévitable :((
Intéressantes, tes hypothèses par rapport à la boucle de ceinture et de Sebasha ;) Je viens de mettre la suite sur FPA alors tu découvriras tout ça !
Tu m'as fais trop rire avec ta crise de caprice xD Je suis désolééééée, j'aimerais vraiment avancer plus vite, mais j'ai toujours beaucoup à faire pour les cours, j'en peux plus, je veux des vacaaaaaaances ! *insérer caprice ici * Mais j'ai pu tenir le rythme de 1 chapitre (avec ou sans interchapitre jusqu'à maintenant) alors je suis contente ^^
Owii des pinaillages ! Rien ne t'échappe, c'est super ! Je corrige ça ! Ooh je suis contente que mes métaphores t'aient plu (surtout que dans ce chapitre, c'est limite l'overdose xD)
Concernant le chat: ce passage fait référence au chat des cuisines du Don'hill du tome 1 qu'Eleonara empoisonne indirectement. Comme c'est un détail, c'est normal de ne plus s'en souvenir ^^ Je vais réécrire la phrase pour que ce soit plus clair !
Merci beaucoup pour ta lecture et ta fidélité de ouf ! Et ce que tu dis sur mon roman me fait chaud au coeur <3
à bientôt pour la suite des PLs :D !
Continue comme ça : tes chapitres sont un cadeau dans ma semaine !