— Il y a deux trucs que vous avez oubliés.
— Ah ? dit Judy.
Pierre était assis dans un coin de la montgolfière, les bras autour de ses jambes, alors que Judy surveillait le brûleur et Nathanaël l’horizon, comme s’il pouvait s’orienter au milieu du noir et du brouillard.
— Plus on monte, moins on a d’oxygène. Plus on monte, plus il fait froid.
Judy hocha la tête en stabilisant le débit du brûleur. En effet, il valait mieux ne pas monter plus haut.
— Et je suis en pyjama, s’énerva Pierre.
— On va passer dix heures dans le ciel, dit Nathanaël. Viens admirer cette vue ! On voit les lumières des villages.
Pierre se releva en grelottant et farfouilla dans les sacs qui tapissaient le bord du garde-fou. Il tira une couverture de l’un d’eux et la balança sur ses épaules.
Nathanaël croisa les bras.
— Le Connecté à l’Air dont nous avons désespérément besoin a-t-il réussi à faire bouger l’air depuis notre derrière séance de quatuor ?
La tension monta d’un cran dans la nacelle exiguë.
— J’essaie, figure-toi. Pas comme d’autre, qui n’ont rien à faire à part lever le petit doigt.
Il leva son auriculaire avec mépris.
— Qui a dit que la vie était juste ? dit Nathanaël. Qui te dit que je ne fais aucun effort, monsieur-je-sais-tout ?
— Montre-nous, dit Judy à Pierre.
— Pardon ?
Étonné, Pierre la dévisagea. Oui, il ne devait y avoir qu’une raison pour laquelle elle s’autoriserait à lui demander de montrer ses capacités. Elle le lisait dans son regard.
— Parce que tu as réussi à…, dit Pierre, s’accrochant au parapet.
Judy débouchonna sa gourde et ramena ses doigts autour du goulot encore et encore jusqu’à ce qu’une boule d’eau se détache du reste. Et sourit.
— Normalement, tu devrais y arriver aussi bien que moi.
On a déconnecté personne pour le moment.
— J’arrive à faire bouger l’air, comme vous dites. Ce n’est pas le problème.
— Où est le problème alors ? Moi aussi, je peux faire bouger l’air avec un éventail, dit Nathanaël.
— Oui, enfin, je sais le faire sans éventail et sans battre des bras comme un pigeon, d’ailleurs.
Pierre joignit ses mains devant lui, la couverture volant derrière lui comme une cape de magicien : une petite brise ébouriffa les cheveux de Judy et Nathanaël en face de lui, en déviant légèrement la flamme du brûleur.
— Toujours est-il que ce n’est pas ça qui nous amènera à bon bord, soupira Judy.
— Je n’ai jamais dit le contraire, dit Pierre. Mais je sais repérer les courants dans le ciel. C’est déjà pas mal, non ?
Nathanaël haussa un sourcil. Mais cela devrait être pas mal, assez, du moins, pour les sortir de se pétrin.
L’Ouest se dessinait lentement sur le ciel plus clair, au travers des monts enneigés et des formes massives des Illias. Dans les montagnes de basse altitude, le mont Edel se blottissait dans la pénombre.
Et le vent les menait vers le Nord.
— Alors, où sont les courants, capitaine ? dit Nathanaël.
— Plus bas, au Sud, répondit Pierre. C’est les nuages, là.
— La tempête ? dit Judy.
— Non, ceux avant la tempête, les cumulus.
Des nuages ronds et blancs flottaient contre les nuages sombres et sans fin d’où s’échappaient les bourrasques et les grondements sourds du tonnerre.
— Donne-nous un petit coup de pouce avec ta maîtrise de la brise, dit Judy.
— Ce n’est pas drôle, maugréa Pierre.
— C’est déjà ça, dit Judy, sans pour autant pouvoir s’empêcher de rire.
Pierre ouvrit ses paumes vers le centre du ballon et contrôla les afflux d’air jusqu’à ce que le ballon prenne la direction de l’Ouest, en longeant prudemment les colonnes de nuages orageux. Ils étaient trop loin et trop haut pour recevoir de la pluie, mais la nacelle tanguait et Nathanaël ne parlait plus. En fait, il se tenait au parapet avec un air maladif.
— Je ne me sens pas très bien, dit-il.
— Encore dix heures, se moqua Pierre. Profite-bien de la vue.
Nathanaël lui lança un regard noir, ce à quoi Pierre répondit par une main tendue.
— On fait la paix.
— Mmm…, fit Nathanaël.
— À condition que tu ne restitues pas ton déjeuner sur mon pyjama, évidemment.
— Marché… conclu, dit Nathanaël, avant de se pencher au-dessus du bastingage.
Dix heures plus tard, Judy aperçut l’éclat blanc du clocher du parlement d’Edel en-dessous du ballon. Le soleil s’était levé et dévoilait la couleur orangée de la jupe et de son enveloppe marquée d’un numéro indiscernable depuis la nacelle. Elle n’avait pas beaucoup dormi, et ses sens étaient brumeux. La douleur pulsait sous son front. Entre la dureté de l’osier et les scénarios futurs qu’elle s’imaginait, elle avait à peine fermé l’œil.
Elle tourna la visse du brûleur jusqu’à ce que la flamme se réduise à un petit filet silencieux.
— Pierre ! dit-elle. Il va falloir atterrir !
Il était de l’autre côté de la nacelle, si bien que le brûleur le masquait complètement.
— Débrouille-toi, marmonna-t-il, emmailloté dans sa couverture.
— On va s’écraser quelque part dans la montagne.
Heureusement qu’il était là. L’admettre la contrariait mais elle ne pouvait ignorer le soulagement qu’elle éprouvait à l’idée de ne pas finir pulvérisée sur l’un de ces frontons rocheux. Elle avait de la peine à croire qu’elle aurait pris le risque de partir sans personne dans cette montgolfière.
Pierre étira ses longs membres et rencontra par inadvertance la joue de Nathanaël de la chaussure. Mais Nathanaël était trop malade pour faire de commentaires.
— Pierre, l’avertit Judy.
Elle se cramponnait à la rambarde métallique qui reliait la nacelle au ballon. Les tourbillons atmosphériques donnaient à la montgolfière les propriétés du pendule, à savoir faire des va-et-vient de gauche à droite et Judy luttait pour garder son estomac à sa place.
Le sol se rapprochait dangereusement, et les autres montgolfières et dirigeables venues des quatre coins de l’Océotanie se massaient devant le mont Edel. Un seul point de convergence : le Montaport. Leur destination.
— Où est-ce qu’on doit atterrir, demanda Pierre, avec l’air perdu d’une gueule de bois.
— Tu vois le terrain de sable rouge ?
— On dirait un terrain de tennis.
— Oui, mais c’est un peu plus… grand. C’est là qu’on doit atterrir. C’est le Montaport.
— T’es malade, dit Pierre. Y a trop de monde.
— On n’a pas le choix, dit Judy en supportant son regard.
— Si on est toujours vivant ce soir, Judy… t’as intérêt à ce qu’on ait à manger et qu’on ne dorme pas dans la rue.
Pierre se plaça de l’autre côté de la nacelle et lentement, mais sûrement, le vent les poussa vers le Montaport. Nathanaël se redressa en s’essuyant la jour.
— On arrive ? dit-il, plein d’espoir.
Judy acquiesça. Dans son manteau, des frissons nauséeux et d’angoisse la parcouraient. Elle passa les lanières de son sac sur ses épaules :
— Soyez prêt à détaller quand on va atterrir. Je pense qu’on va avoir des problèmes avec la douane puisqu’on n’a pas de permis montgolfière.
Pierre frotta l’arête de son nez, consterné. Nathanaël sourit de toutes ses dents. Peut-être que leur désaccord constant était logique, après réflexion. Le premier préférait le confort d’une vie stable et sans remous tandis que l’autre cherchait l’aventure, le danger et riait de tout ce qui pouvait le surprendre, désagréments comme bonne fortune.
Ils traversèrent les nuages, et bientôt, les flocons tombèrent sur leurs cheveux.
— Waouh, dit Nathanaël. J’adore. C’est la Cérémonie des Esprits avant l’heure.
Un long crissement le ramena à la réalité : leur montgolfière venait de rencontrer un dirigeable, trois-quarts face.
— Pierre ! hurlèrent Nathanaël et Judy à l’unisson.
— Je n’arrive pas à… C’est trop dur !
Le sable rouge et les ballons multicolores se défilaient furieusement sous la nacelle. Si rien ne retenait leur course effrénée vers le bas…
— Le ballon orange numéro 465 est en perte de contrôle ! s’exclama une voix dans un amplificateur. Tous les maîtres-connectés de l’Air présents dans le Montaport sont appelés à empêcher sa chute du toute urgence !
Après ce qui sembla une éternité, la nacelle se stabilisa, leur évitant de justesse de traverser le ballon qu’ils survolaient.
— Merci ! dit la voix avant d’embrayer comme si de rien n’était : Le dirigeable à direction de Roche-Lieu numéro 88990, départ prévu à neuf heures quarante est apprêté quai E.
Les employés connectés à l’Air continuaient de diriger leur montgolfière et l’accompagnaient doucement vers une piste d’atterrissage libre. Ils étaient quatre, à en juger par les quatre silhouettes qui convergeaient vers leur point d’amarrage, engoncées dans l’uniforme bleu ciel du Montaport.
— Dès qu’on touchera le sol, il faudra sauter de la nacelle, dit Judy. On partira en courant vers le bâtiment blanc, d’accord ? C’est la seule issue. Ensuite, vous me suivrez.
— Je connais un minimum Edel, j’y ai vécu cinq ans, dit Pierre.
— Tu ne sais pas où je vous emmène, dit Judy.
Pierre grimaça.
— En effet… Et si tu nous le dis…
La nacelle culbuta le sol et ils tombèrent comme des cartes. Une rambarde métallique heurta Judy dans le ventre, et elle s’écroula par terre, le souffle coupé.
— Judy ! dit Nathanaël en l’aidant à se relever.
— Ça va, dit Judy, avant de hisser par-dessus le garde-fou, malgré la douleur lancinante qu’elle taisait en retenant sa respiration.
Elle évita l’un des employés, trop choqué pour réagir, et courut sur les quais, alignés entre les dirigeables, comme des pontons autour des bateaux. Le fracas des chaussures de Nathanaël la talonnait, et celui de Pierre, plus lourd, plus désordonné les suivait. Bientôt, le sifflet des douaniers se joignit à l’orchestre des voix et des cris des voyageurs, des pilotes et des bagagistes.
Judy s’engagea dans le vaste hall d’entrée, blanc, et ces pas résonnaient sur le marbre.
— Arrêtez-les !
L’adrénaline remonta ses entrailles. Ses jambes s’alourdirent sous l’impact de l’émotion. Non, rien ne pourrait l’arrêter. Pas maintenant.
Elle ouvrit l’immense porte d’entrée à la volée et sauta les marches quatre à cinq, sa plus grande peur, étant de tomber, mais chaque déséquilibre n’était qu’une peur qui partait dans l’oubli. Son sac tambourinait sur son dos.
Elle dévala la colline caillouteuse, l’énorme pierrier où elle avait semé l’Ombre Noire et Œil Blanc. Ces deux Lombrics, qui n’avaient à présent plus de visage dans son esprit. La neige commençait à recouvrir le paysage d’un mince voile. Mais ne l’effaçait pas.
— Judy ! hurla la voix chargée d’inquiétude de Pierre. Tu es sérieuse ?
Judy se laissa glisser sur les cailloux, à moitié sur les fesses et se raccrocha aux racines et aux herbes émergeantes avant de sombrer dans le vide en même temps que les cascades.
— C’est notre seul moyen de les semer.
Ensuite dans les galeries – contrairement à l’entrée principale, véritable ballet d’allées et venues sur des foulées et des foulées de long – ils se retrouveraient dans un dédale de couloirs obscurs. Ils les perdraient, c’était sûr. La garde verte ne connaissait pas les galeries. C’est pour ça, d’ailleurs, que les Lombrics en avaient fait leur royaume. Nathanaël l’imita sans un mot, concentré pour ne commettre aucun faux pas. Les gardes étaient proches, mais Judy se faufila dans la grotte avant qu’ils ne comprennent qu’ils devraient risquer leur vie pour les suivre.
Judy ralentit dans l’obscurité, en attendant que sa vision s’accoutume. Nathanaël pila net, et Pierre arriva enfin, en se penchant pour éviter de se taper la tête contre le plafond.
— À droite, chuchota Judy.
Les échos caverneux accompagnaient leur déplacement. Et les couloirs se rétrécissaient comme s’ils se rejoindraient en impasse, mais Judy connaissait cet endroit par cœur, et elle ne laissait plus le doute embrouiller son sens de l’orientation.
Elle s’arrêta, tendit l’oreille : seuls leurs souffles saccadés perturbaient la quiétude des lieux. Parfait.
— Tu es sûre de toi ? dit Pierre.
L’avocat de la peur en personne, ma parole.
— Archisûre, Pierre. Tu reviendras vivant.
— J’ai cru y passer. Dans la cascade.
Il secoua ses pantoufles pleines de boue. En pyjama jusqu’au bout des orteils, autre objet qui expliquait le poids de sa valise. C’était un miracle qu’il ne soit pas tombé. Judy lui assena une petite tape sur l’épaule et reprit la marche.
— Moi aussi, une centaine de fois. Toujours vivante, pas encore tombée. Je me demande si je pourrais, maintenant que je suis connectée, contrôler l’eau pour retenir ma chute…
Parler pour ne pas regarder. Le tunnel s’élargit. Elle reconnut l’endroit où les Lombrics l’avaient plaquée, dans un petit renfoncement au sol inégal. Il n’y avait aucune trace de ce moment, pourtant il était gravé dans sa mémoire si nettement, et dans son cœur qui battait de plus en plus vite… Elle ne se sentirait plus jamais en sécurité ici. Avant, l’attaque était un risque, maintenant qu’il s’était mué en réalité, son insouciance envolée, elle luttait pour maîtriser les tremblements de ses bras. Elle détestait cette sensation d’impuissance. Elle détestait savoir que si cela se reproduisait, elle ne pourrait rien faire : elle avait à présent la preuve irréfutable de sa faiblesse. Pourtant…
Je suis Connectée, maintenant.
Ce n’était pas assez, parce qu’elle avait peur, maintenant. Et la peur était plus facile à ressentir que de faire bouger une goutte d’eau. À quoi servait donc le courage ? Existait-il seulement ? La peur était une affres. Sans la confiance, les Connexions n’étaient rien, la faiblesse une manière de vivre.
Elle ne savait pas qu’est-ce qu’ils feraient d’elle, le jour où ils l’emprisonneraient pour de bon. Elle se jetait dans la gueule du loup. Pas parce qu’elle avait du courage, mais parce qu’elle continuait d’ignorer sa propre peur, de la refouler dans ses mains tremblantes.
Un passant croisa leur chemin, puis deux, huit, vingt et sans s’en rendre compte, ils se retrouvèrent au milieu du marché des Doigts de fée, rutilant, brillant d’antiquité lustrée, de babiole et d’arnaques, mais aussi de bonnes affaires et de raretés valant plusieurs milliers de demi-edels.
— Je vais vivre ici, décréta Nathanaël.
Judy lui lança un coup d’œil amusé. S’il savait…
— Surveille tes poches, dit-elle simplement.