— On va où ? dit Pierre, en slalomant entre une dame qui traînait un chariot de meubles derrière elle et un vieux monsieur avec sa canne-parapluie.
Ça devait être la dixième fois qu’elle entendait cette question.
— Chez moi.
— Les Lombrics vont nous retrouver illico !
— Tu penses vraiment qu’ils nous soupçonnent de revenir ? Ils nous pensent en sécurité sous la gouverne des Chaussettes violettes.
La devanture verte décrépie de l’horlogerie rayonnait sous les lueurs de feu-follets. Judy sentit la chaleur la remplir. Chez moi. Ces mots prononcés intérieurement avaient quelque chose de magique. C’était comme si… son père allait l’accueillir d’un ton rêche « Judy, il reste la montre de M. Mathieu à réparer ! » lorsqu’elle pousserait la porte. Avant, elle avait envie de rebrousser chemin et retourner au centre-ville en catimini mais maintenant, elle rêvait juste d’entendre à nouveau sa mauvaise humeur et son inquiétude maladive envahir ces murs.
Judy tourna les clefs dans la serrure. Sigmund l’avait bien verrouillée, comme elle s’y attendait, mais il avait eu la décence de ne pas vider l’horlogerie et de louer les locaux à quelqu’un qui, premièrement, payait ses factures, et deuxièmement, donnait encore signes de vie. Même ses discours moralisateurs lui manquaient.
— Et Kateline ? continua Pierre. Et Hélène Jim ? Bien sûr qu’ils vont nous retrouver.
— Tu as une autre idée peut-être ? Payer un hôtel avec l’argent qu’on n’a pas et être localisés immédiatement ? Dormir dans la rue ?
Il se tut pour de bon et Judy entra. Le carillon sonna en même temps que la poussière tourbillonnait sur leur passage. Des banderoles d’investigation leur barraient le chemin ou gisaient sur le sol. L’affaire avait dû être classée sans suite dans les archives du Département des affaires intérieures.
— De toute façon, Hélène Jim, comme tu l’appelles, n’as plus de montgolfière. On a un peu de marge, le temps qu’elle trouve un moyen de transport.
Pierre s’arrêta sur le pas de la porte.
— C’est marrant comme tu parles de Hélène Jim, dit Nathanaël en passant son doigt sur le comptoir (il le releva gris de poussière et s’essuya aussitôt sur son manteau). On dirait que tu la connais déjà.
— Tu m’ôtes les mots de la bouche, dit Pierre à Nathanaël en fixant Judy.
— Tu m’ôtes les mots de la bouche, se moqua Nathanaël avant de se rendre compte que Pierre était très sérieux.
— On se dit tout, hein, dit Pierre, désabusé. On se dit tout, on ne se ment plus et on est là quand l’autre a besoin d’aide.
Sa gorge se nouait. Elle n’avait pas envie d’en parler. Pourtant, il disait juste. Ils avaient fait un pacte, elle ne voulait pas le trahir.
— Elle s’appelle Mémé. Mélaine Gimotto, je veux dire. Elle travaillait aux Doigts de fée. C’était presque ma grand-mère. Et elle a disparu. Tu as entendu…
Et elle aurait aimé qu’il n’entende et ne voie rien. Pas ses larmes, en tout cas.
— Nathanaël n’a pas entendu.
— Elle est partie quand j’avais besoin d’elle alors qu’elle savait que les Lombrics allaient enlever mon père. Et les Lombrics ont failli avoir ma peau.
Pierre la dévisagea et hocha la tête, puis après un silence :
— Et si on mangeait. Et loin de cette vitrine, là. J’ai l’impression d’être dans un zoo.
Judy les conduisit à l’étage, dans sa chambre, la pièce la plus reculée de toute l’habitation, accessible par une échelle. Mais il y avait toujours plus d’espace que dans celle de son père, qui se contentait en tout et pour tout d’un lit collé à une étagère miteuse parce qu’il n’y avait pas la place pour autre chose.
Nathanaël partagea ses provisions : du pain et du fromage, et même une tablette de chocolat.
— Merci, Nathanaël, dit Judy entre deux bouchées.
Elle ne s’était pas rendue compte qu’elle était affamée avant de mordre dans la mie. Ni à quel point elle était fatiguée.
— Je vais aller dormir, dit-elle en se redressant à demi pour ne pas se cogner la tête. Reposez-vous bien. Demain, c’est la Cérémonie des Esprits. C’est un jour spécial.
Nathanaël sourit.
— Tu cherches quoi en fait ? Je t’ai suivie parce que je m’ennuyais chez moi, mais je ne sais toujours pas pourquoi tu voulais venir jusqu’ici.
— Retrouver son père, soupira Pierre.
Nathanaël l’ignora.
— Tu veux retrouver le chef des Lombrics ?
— C’est ça. Pour lui demander où se trouve mon père.
Pierre leva les yeux au ciel et fit un geste avant de laisser retomber sa main de désespoir.
— Non, dit-il en anticipant les protestations de Judy, je n’ai pas d’autres solutions, Judy. Mais ce n’est pas une bonne idée.
Elle se livrerait aux Lombrics demain. Bonne idée ou mauvaise idée, c’était son seul moyen de retrouver son père.
— Je sais. Et je ne vous demande pas de me suivre jusque-là, d’accord.
— Le problème, c’est qu’on est là, dit Pierre. On va faire quoi si on ne te suit pas ?
— Les Chaussettes violettes vont venir nous chercher. Vous partirez avec eux et moi, je partirai avec les Lombrics.
— Les Chaussettes violettes ne te laisseront jamais aux Lombrics.
Judy secoua la tête.
— Qu’ils essaient.
Elle se détourna et descendit l’échelle, le bout de pain, le fromage et les carrés de chocolat coincés entre les dents.
La chambre de son père sentait le moisi. Judy enleva les draps et les roula en boule dans un coin, attrapa une autre couverture et bondit dans le lit. Elle ferma les yeux.
Elle rêva que les Lombrics tuaient son père en l’obligeant à regarder dans le monocle. Ses orbites blanches l’emplirent de terreur et elle se redressa en même temps que les coucous des horloges sonnaient seize heures.
Les feu-follets avaient pris une teinte plus chaude, présageant la soirée. Judy se débarrassa de la couette et de son manteau, trempée de sueur. Elle prit quelques respirations pour reprendre ses esprits. Pour une fois, elle était heureuse de regagner la réalité, beaucoup moins horrifique. Les tiroirs de la commode étaient immobiles. Et pour la première fois depuis qu’elle était partie d’ici, l’horlogerie lui parut être le meilleur endroit où pouvait se cacher la vérité. Le mensonge ne pouvait plus vivre sans ceux qui les proclamaient. Son père ne lui avait dit que des mensonges mais voilà que l’opportunité s’offrait à elle de comprendre les raisons de ses mensonges. Il n’y avait que les faits, des objets à conviction et sa conviction à elle de tout découvrir.
Elle ouvrit compulsivement les tiroirs, et tira le premier si fort qu’il lui resta dans la main. Il n’y avait que des vieilles chaussettes, des vieilles chemises, des papiers froissés des factures, quelques pièces de monnaies…
On toqua à la porte. Judy referma brusquement le dernier tiroir comme si son père allait jaillir du couloir et la punir de son acte irrespectueux. Mais ce n’était que Nathanaël.
— Je peux entrer ?
— Oui, dit Judy.
— Tu fais quoi ?
— Rien.
Elle mit un pied à terre.
— En fait, je vais aller dans le bureau de mon père.
— Ah, fit Nathanaël.
Judy passa à côté de lui et s’arrêta, sourcils froncés :
— Tu t’ennuies ?
— Il n’y a pas besoin de se préparer… rien… Comment tu vas t’y prendre, on n’a même pas de plan… Tu sais, je fais semblant d’être en désaccord avec Pierre, mais des fois, j’ai vraiment l’impression qu’il a raison.
Judy sourit avec une confiance feinte, parce qu’elle ne trouva rien de mieux à faire, pour dissimuler du mieux qu’elle pouvait l’angoisse que réveillait son argument :
— Justement, je suis en train d’y réfléchir.
Et sur ses mots, elle descendit d’une traite l’échelle et s’enferma dans le bureau de son père, là où se trouvait la fameuse bibliothèque où il entreposait les nouveaux objets (dont le monocle) qui à présent gisait par terre, toutes vitres brisées.
Elle retourna chaque parcelle de la pièce, étudia chaque papier et, heureusement, son père était aussi minutieux qu’un horloger devait l’être et tout était ordonné, à sa place et Judy n’eut aucun mal à repérer ce qui ne l’était pas. La petite statuette en papier d’un avion se dressait délicatement au bout d’une ficelle, seule, en-dessous de la lanterne à feu-follets. L’avion était une machine peu utilisée en Océotanie, car moins pratique que les montgolfières et les dirigeables, nécessitant des infrastructures coûteuses en termes d’espace. Mais une montgolfière en papier volait moins bien qu’un avion en papier. Judy avait souvent vu les Connectés de l’Air les utiliser pour envoyer des lettres sur des courtes distances, parfois sur plusieurs quartiers, à l’aveuglette.
Elle n’y avait jamais fait attention, c’était peut-être trop évident pour qu’on s’en aperçoive. Une décoration. Mais son père n’était pas amateur de la décoration et il entassait tout ce qui lui tenait à cœur dans une boîte, trop bien rangée, trop bien enterrée pour ne pas penser qu’il y cachait tous ses secrets.
Et si le plus grand secret de son père n’était pas caché ? N’était-ce pas le meilleur endroit ? Il savait qu’elle le connaissait assez bien pour chercher les réponses au bon endroit ; et sa boîte de souvenirs, enterrée parmi les dossiers administratifs, n’était remplie que de vieilles photos et de vieilles lettres à l’encre, correspondance entre amis, sans intérêt.
Judy se hissa sur la pointe des pieds et décrocha l’avion. Elle le lança en l’air ; il vola droit, sans dévier et se planta dans le mur en pierre. Il était remarquablement bien plié. Elle le déplia en retenant chaque pli pour pouvoir le replier à l’identique après son inspection. Des pâtés d’encre indélébile recouvraient une petite zone au centre de la feuille. L’écriture était penchée, précipitée, et bavait de temps à autre.
Cher Gaspard,
Elle te retrouvera à Litualia pour brouiller les pistes et te confiera ma fille, Judy. Elle prendra ton nom. Tu t’installeras à Edel, au plus près de ceux qui la veulent, au plus près de son père qui veut la retrouver pour assouvir son besoin personnel de pouvoir : ce que je lui ai pris et qu’il ne retrouvera qu’en Judy. Quand c’est trop évident, on ne s’aperçoit de rien, n’est-ce pas ? Tu avais raison : rester avec lui n’a abouti qu’à ce nouveau cauchemar. J’aurais dû t’écouter. J’aurais dû contrôler mes émotions… j’ai été aveugle, mais on l’est tous un peu parfois, non ? J’aurais dû. Mais c’est trop tard.
Tu brouilleras les pistes. Tu apprendras un nouveau métier aux Doigts de fée, au plus près de la communauté déconnectée.
Tu la protégeras. Surtout, tu ne lui diras rien. Pas avant qu’elle ne soit en âge de se défendre seule, si cela arrive un jour, car se défendre contre les Lombrics est une mission difficile. Si elle apprend que tu n’es pas son véritable père, elle partira le chercher. Il la retrouvera. Il la détruira.
Gaspard, tu es mon ami. La plus loyale et sincère personne que je n’ai jamais connue. Je ne te remercierai jamais assez, mais sache que je te porte une grande admiration et un grand respect, une éternelle gratitude. Je t’aime, Gaspard. Tu es mon ami. Tu sauves mon enfant. Merci d’avoir accepté.
Ta pipelette préférée du dimanche qui utilise pour la première fois les pigeons voyageurs,
Valeria.
PS : Détruis ce message après l’avoir lu. Brûle-le.
Judy termina sa lecture et se rendit compte qu’elle avait les joues trempées de larmes. Elle ne pouvait plus penser. Elle ne pouvait plus parler. Elle ne ressentait plus rien. Ou pas ce qu’elle voudrait ressentir. Elle voudrait être en colère. Elle voudrait vivre la brûlure de la trahison. Elle voudrait tout ressentir sauf ce vide intersidéral, cette amertume fade et sans relief, cet abysse. Cette rivière de larmes sans émotion.
Elle s’assit sur le tapis élimé qui recouvrait la pierre froide du centre de la pièce et s’adossa à la porte, la lettre ouverte sur ses genoux.
Sa mère.
Litualia.
Ma mère.
Sa mère n’était pas morte. C’était encore un mensonge. Elle devait être quelque part.
Litualia. Mémé. Elle était celle qui l’avait confiée à Gaspard.
Et son père. Son père n’était pas Gaspard. Un sanglot l’étrangla. Elle laissa ses larmes imbiber la lettre. Ces révélations ne méritaient pas un papier aussi blanc et intact depuis seize ans. Cette lettre méritait la rage. Elle détestait sa mère, qui qu’elle soit. Elle détestait Gaspard. Elle détestait son nom. Ça la répulsait. Ils la dégoûtaient, tous autant qu’ils étaient.
Et elle avait raison, Valeria. Quand elle apprendrait que Gaspard n’était pas son père véritable, elle partirait chercher son vrai père. La vérité. Mais tout était cohérent depuis le début. Les complots de son père constant – de son faux père – s’expliquaient. Son inquiétude démesurée. La présence de Mémé. Et même après son… son emportement d’hier soir, elle ne lui avait rien avoué. Rien ! Ces excuses, elle peut bien se les mettre là où je pense.
Ce n’était que les rouages complexes d’une nouvelle horloge, d’un nouveau temps, un mécanisme bien huilé. Tout cela n’avait été pour eux qu’un jeu d’enfant.
Elle avait toujours su qu’ils mentaient. Gaspard mentait tous les jours, elle avait pris l’habitude. Elle avait tellement pris l’habitude de ses cachoteries qu’elle avait ignoré l’énorme farce qui comprimait sa vie dans les murs de la capitale. Malgré l’air revêche qu’elle prenait en sa présence, son père avait été son unique modèle. Elle avait toujours cru en lui, cru qu’il avait de bonnes raisons, des raisons nobles. C’était plus facile de vivre en gardant une image édulcorée de son père et de l’enfance qu’il lui avait construite, malgré les vents et les marées. C’était plus tentant de croire à un pilier, à une maison rassurante, à une famille… qu’au chaos, aux mensonges, à l’illusion.
Oui, on est tous aveugles.
Même sans être amoureux. Vouloir appartenir quelque part et être aimée est suffisant.
Judy froissa la lettre dans son poing et la jeta contre le mur. Elle rebondit au cœur de la bibliothèque massacrée.