16 — Le Parc

Par Rouky

Temps Eternel

 

Chaque été, sans exception, il revenait.

Sous le grand platane du parc BrâmeFeuille, toujours au même endroit, il étendait sa nappe à carreaux rouges, sortait son panier d'osier et sa bouteille de vin. Il souriait aux passants, saluait les familles, offrait parfois une pomme ou un caramel aux enfants qui l’approchaient. Tout le monde l’appelait « le monsieur du pique-nique ».

Il paraissait aimable, charmant. Mais il ne vieillissait jamais.

Sylvain s'en souvenait bien. Enfant, il l’avait vu. Et maintenant, à vingt-six ans, il le voyait encore. Exactement le même. Même allure, même sourire. Même costume beige et cheveux noirs soigneusement gominés. Pas une ride.

Un jour, pris d'une impulsion qu'il ne pouvait réprimer, Sylvain s'approcha.

— Excusez-moi… vous êtes là chaque été. Vous… vous n’avez pas changé.

L'homme tourna lentement la tête vers lui. Ses yeux étaient tristes, comme détachés du monde. Bien loin de l’humeur joviale qu’on lui connaissait.

— Ce sera donc toi, le prochain.

Sa voix était douce. Désolée.

Sylvain fronça les sourcils.

— Le prochain quoi ? Qui êtes-vous ?

Mais l'homme se leva, ramassa sa nappe, son panier, et partit en silence. Sylvain le suivit du regard jusqu’à ce qu’il disparaisse dans l’ombre des arbres.

Le soir même, après une soirée bien arrosée avec ses amis, Sylvain décida de couper par le parc pour rentrer plus vite.

Il faisait lourd. L'air était épais, comme si le monde retenait sa respiration.

Des bruits de pas. Rapides. Sur l'herbe, juste derrière lui.

Sylvain se retourna brusquement. Rien.

Puis, un mètre devant lui, surgissant de l’ombre : l’homme au pique-nique. Il portait cette fois un costume noir, impeccablement ajusté, et un regard féroce.

Sylvain écarquilla les yeux, recula, paniqué.

— Qu’est-ce que vous me voulez ?!

Mais l’homme fondit sur lui. Il le plaqua au sol avec une force incroyable. Sylvain hurla de douleur : une lame venait de s'enfoncer dans son épaule droite.

Il se débatit, tenta de frapper, mais ses coups passaient à travers l’assaillant comme dans une brume dense. Il frappait dans le vide, ses poings traversant une masse brumeuse qui refusait de lui offrir la moindre résistance.

Mais l’homme, lui, n’avait aucune difficulté à lui faire mal. Il attrapa son bras gauche, le tordit violemment. Un craquement sinistre. Sylvain hurla, un cri aigu, fendu, animal.

Puis le bras droit. Un autre craquement, sec, brutal. Une douleur aveuglante. Sylvain gisait au sol, incapable de bouger ses bras brisés, son souffle entrecoupé de hoquets et de gémissements.

Il pleura. Hurla. Supplia.

— Aidez-moi… par pitié… je veux pas mourir...

L’homme le chevauchait, le poignard levé. Ses lèvres tremblaient.

— À Ossenoir, les suppliques sont étouffées par la noirceur des marais. Personne ne viendra te sauver.

Sylvain tremblait de tout son corps. Le froid le rongeait. Son cœur tambourinait à ses tempes.

— Pourquoi ? Pourquoi moi ?!

L’agresseur était en train de pleurer à son tour. Il semblait lutter contre lui-même, comme si une main invisible dirigeait la sienne. Ses doigts agrippaient le manche du poignard, mais sa poigne se relâchait par intermittence, comme pris dans une bataille mentale invisible.

— Pardonne-moi… Je t’en supplie, pardonne-moi… Je ne veux pas… Je ne peux pas… C’est pas moi qui choisis… Je suis pris dans quelque chose que tu ne peux pas comprendre...

Le poignard tremblait dans sa main. Il le levait, le redescendait, gémissait. Il semblait vouloir le jeter loin, s'en débarrasser, mais ses bras obéissaient à une autre volonté.

— Ils me forcent… ils m’ont maudit… je suis piégé ici… C’est la seule façon pour moi d’avoir la paix…

Puis, lentement, inexorablement, la lame s’abaissa.

Elle s’enfonça dans la gorge de Sylvain. Il suffoqua, son propre sang l’étouffant. Ses yeux roulèrent vers le ciel noir, et il vit la lune tourner sur elle-même.

L'homme se releva, tituba, couvert de sang. Il leva les yeux vers le ciel et hurla :

— LAISSEZ-MOI PARTIR ! LIBÉREZ-MOI !

Mais seul un ricanement lui répondit. Grave. Lointain. Comme un écho venu du manoir, qui répèta :

— À Ossenoir, les suppliques sont étouffées par la noirceur des marais. Personne ne viendra te sauver.

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Talharr
Posté le 08/07/2025
Re-hello,
Oh non pas Sylvain. J'ai le même prénom et jamais je serai allé parlé au monsieur :')
La réplique de fin est géniale.
Qui pour sauver Ossenoir ? aha
Rouky
Posté le 08/07/2025
Ah ah, la coïncidence de ce prénom ! J'avais pourtant l'impression qu'il s'agissait d'un prénom rare !
Mais puisque l'action se passait dans un lieu boisé, il me fallait un nom qui ait un rapport avec le milieu sylvestre ^^

Merci pour le compliment sur la réplique de fin, je l'aime beaucoup ! :-)
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