À la librairie Valrec, l’effervescence des fêtes n’était pas encore retombée. L’inventaire était terminé, maintenant, il fallait préparer les soldes. Étiquetage, rangement, réorganisation des rayons, accueil des clients en parallèle : la totale. Ça n’était certes pas le travail le plus passionnant du monde, mais c’était mieux que pas de travail du tout.
Alors pourquoi n’arrivais-je pas à mettre du cœur à l’ouvrage, ou, à défaut simplement à me concentrer ?
Le côté répétitif de la tâche ? Mon moral en berne ? Les deux probablement.
Ce livre sur la douance m’avait plongée dans une véritable crise identitaire.
Je voulais fuir, mais tout me ramenait à cette réalité. Tout à coup, mon anormalité, ma différence, mes paradoxes, tout, avait trouvé une cohérence, malheureusement, je ne pouvais pas me résoudre à y croire.
Après tout, quelle légitimité avaient ce test et ses trois malheureux chiffres pour bouleverser ainsi ma vie ?
Aucune. Pourtant, chaque livre, chaque test, chaque vidéo que je consultais renforçait ma conviction. Comment pouvaient-ils me connaître mieux que moi-même ?
J’étais perdue. Ébranlée.
Je ne savais plus qui j’étais, ni où j’en étais.
J’avais besoin d’en parler. D’être rassurée. Écoutée. Conseillée.
Profitant que Simone soit affairée dans le rayon voisin, je lui glissai discrètement :
— Je sors une minute, mais je reviens vite.
Elle approuva en m’invitant à prendre mon temps.
Je m’enfermai dans la salle de repos et composai le numéro de Lilie.
Sa messagerie me répondit.
Déçue, je raccrochai, parcourant mon répertoire à la recherche d’une autre personne vers qui me tourner. Un autre confident qui comprendrait ce que c’était de vivre la différence au quotidien.
Jérôme.
Avant que mon esprit valide cette possibilité, mes doigts confirmaient l’appel.
À la première sonnerie, la culpabilité me rattrapa.
J’avais toujours eu cette fâcheuse tendance à minimiser mes problèmes. Parce que des problèmes dérisoires, c’était plus facile à nier. Mais, dans ce cas, pourquoi embêter Jérôme avec ça pendant sa réunion de famille ? Et puis, que pourrait-il y faire ?
Pas grand chose.
Alors pourquoi n’arrivais-je pas à raccrocher ? Parce qu’il me manquait ?
Avant que je trouve réponse à cette question, sa boite vocale se déclencha.
J’improvisai un message évoquant une paire de gants qu’Henry aurait égarée derrière un meuble le jour de leur départ.
Puis je raccrochai, soulagée d’avoir trouvé un prétexte plus consistant qu’une vilaine hésitation ou un grand bafouillage.
Je m’en retournai donc à mon travail, accompagnée de tous mes doutes.
Tout en réorganisant l’étal des livres soldés du rayon jeunesse, j’observai alternativement Simone, Jonathan et même Thierry qui s’affairaient dans leurs rayons respectifs.
Jonathan discutait tout seul dans son coin. Un vrai moineau. Il piaillait tout le temps et n’avait pas de mémoire, néanmoins il compensait ses faiblesses avec une énergie débordante et une bonne humeur incroyable.
Simone, si elle restait toujours sympathique, était beaucoup plus réservée mais incroyablement efficace. Elle abattait une quantité impressionnante de travail en un temps record.
Thierry, quant à lui, faisait preuve d’une dextérité hors norme, là ou Sélène était beaucoup plus maladroite. Mais sa capacité à se concentrer et faire abstraction de son environnement me bluffait.
Même Mélissa, en dépit de son sale caractère m’inspirait une certaine forme d’admiration. Elle était débrouillarde et à l’aise face à n’importe quel public.
Chacun à leur manière et à des degrés différents, ils étaient talentueux.
Et uniques.
Tant de personnalités singulières.
Tant de potentiels spécifiques.
Des potentiels…. Mais oui ! Peut-être que je prends le problème à l’envers. Si je ne peux pas échouer à ces tests et prouver que mon potentiel n’est pas plus haut qu’un autre, peut-être que je peux prouver que n’importe qui peut les réussir.
Et avec leurs profils divers et variés, mes collègues constitueraient un panel pertinent.
Il me suffisait de ressortir l’un des tests.
Un questionnaire de détection.
S’il n’avait rien d’officiel, son auteur, lui-même haut potentiel, le prétendait approprié pour inciter les personnes y réussissant à consulter un véritable spécialiste.
Ne restait qu’à trouver comment amener subtilement le sujet sans exposer mes réels objectifs.
Au moment de la pause méridienne, la solution me sauta aux yeux.
La bouquinerie !
Dans les archives de l’atelier de restauration, je dénichai une vieille série de magazines féminins. Ces fascicules qui regorgeaient de tests en tous genres. Quelle ménagère êtes-vous ? Quelle amoureuse ? Quelle cuisinière ? Quel type de peau ? Quelle dormeuse ? Quelle… Quelle… Quelle…
Parfait ! Vu le nombre de thématiques, un quizz sur la douance devrait paraître crédible.
Je recherchai donc la liste des questions que je recopiai sur une feuille volante. Puis, je la glissai dans un numéro de psychologie magazine datant de plusieurs années, au cas où Simone, Mélissa ou Sélène seraient de ferventes lectrices de la série et l’emportai avec moi pour le déjeuner.
Entre Noël et Nouvel An exceptionnellement, la librairie fermait ses portes sur la pause méridienne et tous les employés, hormis Olivia, dont le planning trop chargé ne lui permettait pas une vraie pause, déjeunaient ensemble.
À mon entrée, ils discutaient joyeusement. Enfin… Jonathan faisait la conversation, les autres l’écoutaient religieusement. Parfois, Simone et Thierry ponctuaient ses tirades enflammées de petites réflexions sarcastiques.
Je souris. Cette ambiance détendue me plaisait. J’étais à l’aise avec eux. De plus en plus intégrée.
— Regardez ce que j’ai trouvé dans les archives tout à l’heure ! lançai-je d’une voix faussement enjouée.
Je m’installai à côté de Sélène et déballai mon déjeuner.
— Ça vous dit de faire un de ces tests improbables ?
— Oh ouais, génial ! s’enthousiasma Jonathan. J’adore ! On les fait tous avec ma copine.
Face aux haussements de sourcils perplexes des autres, Jonathan se renfrogna.
— Quoi ? C’est pas ma faute si elle lit tous ces magazines pour filles. Et puis, j’vous assure, certains de ces questionnaires sont pas mal foutus. Enfin pas toujours mais…
Il enfourna une bouchée de son repas, sous l’œil amusé de Thierry et Simone. Jonathan était après moi, le plus jeune des employés. Sélène et lui travaillaient sous la supervision de Thierry, cinquantenaire placide et taciturne, aussi doux et patient que Jonathan était fougueux et fantasque.
— Jonathan a raison. Ça peut être marrant.
— Moi ça me tente, admit Sélène de sa toute petite voix.
— Allons bon… dans ce cas, déclara Thierry, je m’incline.
Simone approuva à son tour. Mélissa, fidèle à elle-même, pianota sur son portable sans nous accorder une once d’attention.
Nous terminions rapidement nos repas respectifs et en partageant le café, je feignis d’ouvrir une page du magazine au hasard.
— Alors qu’avons-nous là ? Êtes-vous surdoué ? Des amateurs ?
— Ah bah Jonathan, voilà bien un test dont tu n’as pas besoin, ricana Thierry assénant à l’intéressé une bonne tape dans le dos.
— Désopilant.
Mélissa approuva dans un reniflement dédaigneux.
À l’étonnement général, elle délaissa son portable et nous expliqua avec son petit air supérieur :
— Hum, ils avaient fait un article là-dessus dans Femme actuelle l’an dernier. Mais j’ai pas souvenir qu’il y avait un test avec.
Aie, la harpie va me griller si ça continue.
— Là, c’est un vieux numéro de Psychologie magazine, improvisai-je. Après, c’est un sujet à la mode, je suppose qu’il y a eu pleins d’articles différents.
— Pff, évidemment. Mais, ces trucs de psycho de bazar, ça m’indiffère complètement.
— Trop intello pour toi, la railla Jonathan.
— Crétin ! répliqua-t-elle venimeuse.
Elle se tourna vers moi et ajouta :
— Bon tu les poses ces questions ou quoi ?
Je haussai les épaules avec un petit sourire contrit.
— Tout le monde est prêt ?
Approbation collégiale.
— Alors, vous êtes invités au cours d’une soirée où vous ne connaissez personne, à exprimer publiquement votre opinion. Petit un, vous vous sentez parfaitement à l’aise, c’est l’occasion de briller aux yeux des autres. Petit deux, vous êtes ennuyés, vous n’avez rien préparé mais avec votre confiance en vous, ça devrait passer, ou enfin, petit trois, vous vous liquéfiez de peur, votre point de vue va à l’encontre de celui des autres et maintenant tout le monde va le savoir.
— La troisième, murmurèrent de concert Sélène et Thierry.
— La seconde, avoua Simone laconiquement.
— La première, balança sèchement Mélissa.
Jonathan grimaça, contrarié de se découvrir un point commun avec elle.
— Peut-être que vous devriez noter vos réponses sur une feuille, leur suggérai-je pour désamorcer le conflit entre eux.
Thierry approuva. Je leur laissai un moment pour s’exécuter avant de reprendre :
— Seconde question…
Arrivée à la fin, je n’avais plus envie de connaître le résultat. Leurs réactions au fil du test ne me laissaient que peu d’espoirs, comme si mon instinct avait progressivement compris que je m’étais à nouveau piégée à mon propre jeu.
— Alors ? Comment on interprète le résultat ? me pressa Sélène.
— D’après le magazine, moins de 8 points, vous êtes dans la norme, tout va bien. De 8 à 12 points, vous êtes probablement douée, il faudrait explorer ça de plus près. Au-dessus de 12, ne cherchez pas vous êtes surdoué, faites un test chez un psychologue référent.
— Eh bien, au vu de leur barème, je dirais que je suis… normalement normal, déclara Thierry.
— Moi aussi, intervint Simone.
— Pareil ! maugréa Jonathan avec une moue boudeuse.
— Et vous ? demanda Thierry à mi-voix.
— Normale aussi voyons quelle question, s’énerva Mélissa. Qui pourrait avoir plus de 8 points franchement ?
— Moi, avoua Sélène de sa petite voix de souris. J’ai… j’ai obtenu 11.
11 points. Douée. Autrement dit, presque différente. Mais sans certitude.
Pour ma part, j’avais obtenu 14. En biaisant légèrement le résultat grâce à ma connaissance du barème. La première fois, j’avais obtenu 16.
Indéniablement haut potentiel !
Moi qui espérais faire mentir ce test ! Cuisant échec.
— De toute façon, ça veut pas dire grand-chose leur truc, maugréa Mélissa.
Voilà bien un point sur lequel j’aurais volontiers voulu la rejoindre.
— Et pis, c’est quoi leur définition du surdoué d’abord ?
— Hypersensibilité physique et émotionnelle, empathie, hyperactivité cérébrale avec pensées intuitives et arborescentes, humour décapant avec tendance à l’auto-dérision, perfectionnisme obsessionnel mais créativité prononcée et curiosité intellectuelle, goût pour la solitude et naïveté sociale, peur de soi-même et des autres avec défaut flagrant de confiance en soi, curiosité intellectuelle, sens aigu de l’équité et de la justice, foisonnement d’anticipations anxieuses et plus que tout, sensation permanente de décalage avec le monde, récitai-je de mémoire.
Voilà ce que le monde classait vulgairement sous l’étiquette de surdoué. Dans les faits, la plupart des gens exprimaient fièrement un ou plusieurs de ces traits de caractères. Être haut potentiel, c’était les dissimuler tous. Étouffer la construction complexe de sa personnalité originale sous un masque social destructeur. Devenir un caméléon aux couleurs de l’imposture.
— Pff, franchement c’est un peu abusé leur truc. Qui pourrait vraiment être comme ça, grogna Mélissa, replongeant le nez dans son portable.
Thierry et Simone affichaient eux aussi une grimace perplexe. Jonathan quant à lui s’enflammait d’une tirade sur un de ses lointains amis qui correspondait à cette description et qu’il devrait peut-être prévenir.
Je l’écoutais d’une oreille.
Pour mes collègues, tout ça semblait surréaliste.
Pour moi, c’était une réalité.
Que je choisisse de l’ignorer, n’y changerait rien. En revanche, l’accepter m’aiderait peut-être à ne plus subir ma vie comme je la subissais actuellement. Même si pour l’instant mon psychisme rejetait encore cette idée en bloc. Aujourd’hui, j’avais enfin une réponse à toutes ces questions dont j’avais toujours eu l’intuition sans véritablement les discerner. Aujourd’hui, j’avais les pièces du puzzle en main. Il me faudrait certainement du temps pour toutes les assembler en une image cohérente, mais était-ce si grave que cela ?
Probablement pas…
— Et toi alors ? me demanda Jonathan. Quel résultat ?
Je clignai des yeux, brusquement ramenée à la réalité.
— Moi ? Mais… je posais les questions… éludais-je. J’ai pas pensé à y répondre.
— Bah vas-y essaie.
— Maintenant que je connais les résultats, ça risque de fausser leur pertinence.
— Ah oui, c’est vrai. Dommage. Bon, dans ce cas, la seule solution, c’est d’en faire un autre et cette fois, c’est moi qui pose les questions !
Sans attendre ma réponse, Jonathan se précipita à la bouquinerie sous les regards consternés de Simone et Thierry. Il revint quelques minutes plus tard, les bras chargés de trois vieux numéros remplis de questionnaires.
J’ai créé un monstre !
Mélissa décida que c’en était trop pour elle et sortit fumer.
Je l’aurais bien accompagnée, mais je craignais d’éveiller les soupçons en me défilant. Je me prêtais donc à cet exercice de psychologie des boîtes sans grand enthousiasme.
À la fin de la pause méridienne, je repris le travail concédant toutefois que l’un des tests de Jonathan m’avait plu.
Dans quel métier m’épanouirais-je ?
Sans surprise, une profession créative.
Je souris au souvenir de cette époque où je caressais l’espoir naïf de devenir conceptrice de dessins animés. Les aspirations très terre à terre de ma famille m'avaient vite fait redescendre. Comme ils disaient, l’art n’est qu’une forme de procrastination aussi hasardeuse que la loterie.
Délicieusement ironique quand on sait combien les longues études sérieuses m’ont garanties stabilité et réussite.
À part me faire entrer dans un moule qui m’avait rendue creuse, je n’y avais pas gagné grand-chose. Au contraire, j’en avais beaucoup souffert.
Je soupirai, quand un petit rire dans mon dos m’arracha un sursaut.
Je me retournai, renversant au passage le petit matériel de papeterie bradé que je venais d’empiler, pour découvrir Cédric et son profil débonnaire.
— Hey bonjour, lançai-je avec un enthousiasme non feint.
Cédric me rendit mon salut de bon cœur.
— Je suis venu vous donner un coup de main.
Face à mon étonnement, il se fendit d’un petit rire.
— Je viens toujours aider pour préparer les soldes. Y a tellement de boulot que c’est presque le seul moyen que j’ai trouvé pour passer un peu de temps avec Olivia à cette période.
— C’est mignon.
Il se gratta nerveusement le menton, avec un petit rire gêné.
— Par contre, Olivia a un rendez-vous important cet après-midi. Je ne sais pas quand elle sera disponible.
— Oui, je sais, répondit évasivement Cédric en se débarrassant de son manteau. Mais c’est pas grave. Je vais t’aider en l’attendant. Si tu veux bien de moi évidemment.
Je rigolai, acceptant de bon cœur cette compagnie imprévue.
Tandis qu’il m’aidait à ramasser la pile d’articles renversés, il me fit remarquer avec son naturel coutumier :
— Ça n’a pas l’air d’aller très fort.
— Pourquoi tu dis ça ?
Cédric haussa les épaules, le regard dans le vague.
— Je ne sais pas. Je te trouve éteinte par rapport à la dernière fois qu’on s’est vus.
Je détournai les yeux. Moi qui me félicitais d’avoir donné le change face à mes collègues.
— C’est rien, ça va passer. Je suis juste un peu fatiguée. Le rythme des fêtes tout ça…
— Si ce n’est que ça.
Je souris tristement, reprenant mon étiquetage. L’espace d’une seconde, j’avais été tentée de lui parler de ma potentielle douance, mais l’avouer à haute voix, c’était trop effrayant.
— Il faudrait pas que vous soyez deux à déprimer, ajouta malicieusement Cédric.
— Comment ça deux ?
Sa remarque avait instantanément balayé mes préoccupations.
— Jérôme t’as dit quelque chose ? Il a un problème ?
Il haussa les épaules avec une petite grimace mystérieuse.
— Donc, je me faisais pas d’idées. Il est bien morose en ce moment. Cela dit, je comprends, mais pourquoi est-ce qu’il n’en parle pas ? Deux semaines entières en famille déprimaient n’importe qui.
Le sourire de Cédric s’élargit.
— Penses-tu qu’il n’y ait que cela ?
— Non, je sens qu’il y a autre chose, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. Alors, si tu sais quoi que ce soit…
— Rien n’a changé dans ta vie récemment ?
— Tu parles de mon travail à la librairie ? Je sais que ça me rend moins disponible, mais, Jérôme aussi est très occupé alors quelle importance que je sois là ou pas ? Tant que ça n’impacte pas mes obligations domestiques, je vois pas pourquoi ça le déprimerait.
Cédric secoua pensivement la tête.
— Vous êtes aussi irrécupérable l’un que l’autre.
Il marqua une pause le temps de mettre une série d’articles en rayon et ajouta :
— Je te parle de ton ami, pas de l’intendance de l’appartement.
— Mon ami ? Alexis ?
Cédric secoua la tête, de plus en plus amusé.
— J’ai cru comprendre que ta relation récente le perturbait beaucoup.
— C’est le moins que l’on puisse dire, mais je ne pensais pas qu’il désapprouvait au point de s’en plaindre auprès de toi…
— Il n’en dit rien, mais il grommelle beaucoup contre un certain abruti des alpages, ou un truc dans ce goût-là. J’ai fini par comprendre qu’il s’agissait de ton amoureux. Pour te dire, je ne suis même pas certain qu’il connaisse son prénom.
— Mais pourquoi ça le dérange à ce point ?
— À cause de ses sentiments.
— Quels sentiments ? On s’est beaucoup rapprochés, c’est vrai. On peut même dire qu’on est devenu amis, mais… depuis quelque temps, il est bizarre. Il se renferme et…
— Il a l’air triste, pourtant il se confie chaque jour davantage à toi…
— Oui… mais… on habite ensemble, c’est inévitable…
— Il a côtoyé bien d’autres gens avant toi, et il ne s’est jamais ouvert à personne comme ça. Pas même avec son oncle.
Je grimaçai au souvenir de la rancune involontaire que me vouait Henry. Il redoutait ma complicité avec Jérôme et surtout l’émancipation qu’elle provoquait chez ce dernier.
Je me frottai le haut du front, perplexe.
— Tu penses vraiment qu’il a des… sentiments pour moi ?
— Ça te semble tellement impossible ?
— J’en sais rien. C’est lui qui te l’a dit ?
— Il élude le sujet quand j’en parle, ce qui ne fait que confirmer mes soupçons.
De plus en plus nerveuse, je manquais de renverser le présentoir de gommes.
— Non, je suis certaine que tu te trompes.
— Dans ce cas, comment expliques-tu que tout d’un coup il vienne te chercher au boulot ? Et pourquoi il t’accompagne faire des courses ?
— Parce que je le lui ai proposé !
— Ne penses-tu pas simplement qu’il essaie de passer plus de temps avec toi ?
— Et selon toi, ce serait à cause de ma relation avec Alexis ?
Cédric approuva d’un rire grimaçant.
— Ça n’a pas de sens. Jérôme n’a aucune raison d’être jaloux d’Alexis. Je suis certaine qu’il y a une autre explication à son comportement.
— Laquelle ?
— J’en sais rien. Il doit avoir peur que je déménage. On commence à peine à trouver nos marques, il doit être inquiet de devoir tout reprendre à zéro avec quelqu’un d’autre. Mais, honnêtement, c’est loin d’être à l’ordre du jour.
J’empilai les derniers cartons.
— Non, je t’assure, on est amis et colocataires. Il n’y a rien d’équivoque là-dedans.
— Si tu le dis.
Je détournai les yeux.
Cédric rigola et changea de sujet, continuant à me faire la conversation comme si de rien n’était jusqu’à l’arrivée d’Olivia, mais je l’écoutais à peine.
Il avait semé une drôle de graine dans mes pensées. Un doute.
Impossible. Il se méprend juste sur la nature de ma complicité avec Jérôme. Oui, j’ai de la tendresse pour lui, mais ça s’arrête là. À moins que…
Est-ce qu’à mon insu, je dégageais quelque chose d’équivoque ?
Et Jérôme, est-ce qu’il se méprenait aussi ? Ou alors, avait-il réellement des sentiments pour moi ? Était-il vraiment jaloux d’Alexis comme un homme plus que comme un grand frère protecteur ? Étais-je aveugle à ce point ?
C’est pas vrai, ça recommence !
Ce genre de mésaventure m’était déjà arrivée dans le passé. À l’époque du lycée. J’avais alors noué une complicité extraordinaire et sans ambiguïté avec un ami proche. Mais pour nos familles, amis, professeurs, nous n’étions qu’un couple craignant de s’assumer.
À force d’insistance, ils avaient fini par m’en convaincre au point de lui déclarer des sentiments que je ne me connaissais pas. Il avait pris peur et j’avais pris une bonne leçon ; une leçon qui m’avait à la fois coûté un confident mais aussi ma confiance en moi.
Alors aujourd’hui, hors de question de laisser une opinion publique erronée altérer à mon amitié avec Jérôme.
Encore moins si cela mettait l’avenir de notre colocation dans la balance.
Pourtant, quoi que je prétende, ça me travaillait. Sur le chemin du retour, je gambergeais toujours.
C’est fou ça ! On peut pas simplement éprouver de l’affection pour un homme sans qu’obligatoirement il y ait des attentes amoureuses derrière ?
Visiblement pas pour le commun des mortels. Mais pour moi ça paraissait naturel. Aussi fort que je déteste les boites au quotidien, pour ce qui était du sentimental, je les trouvais fort pratique.
Ça évitait justement de tout mélanger. Et franchement, j’avais déjà bien assez de bazar dans ma tête sans en rajouter avec des émotions incontrôlées. Alors je les muselais pour les enfermer dans des boites. Et je dressais des murs entre elles.
Le pro avec le pro, le perso avec le perso, les sentiments… bien enfouis.
Jérôme était mon colocataire et mon ami, cela faisait donc de lui une personne inaccessible. comme un frère, un confident ou un compagnon asexué.
Vraiment ? N’as-tu pas cessé de le considérer ainsi ?
J’entrai dans l’immeuble, dépitée.
Tout est devenu si complexe. Comment démêler cet imbroglio sans dommages collatéraux ?
Y avait-il seulement une solution ?
Comment gérer ?
Comment…
Comme si je n’avais pas déjà suffisamment à gérer avec l’épineux problème de ma douance.
Mon souffle s’accélérera légèrement. J’arrivai à la maison au bord de la crise d’angoisse.
Et voilà, le hamster dans ma tête s’emballait. Certains avaient une araignée au plafond, moi, j’avais un hamster qui trottait perpétuellement dans sa roue en plastique. Et en ce moment, il avait de quoi mouliner sévère.
C’était épuisant.
Je rangeai mon manteau et me jetai sur ma tablette graphique. J’avais besoin de faire le tri dans mes pensées.
Et dessiner m’éclaircissait toujours les idées. C’était d’ailleurs comme ça que je m’y étais mise. Puis c’était devenu une passion. Et même à en croire le test de Jonathan, une vocation.
Pour moi, dessiner, c’était condenser l’essence d’une histoire dans un cliché instantané. Un arrêt sur image où chaque ligne représentait un mot, une phrase, une expression. Ainsi, je tissais au travers des courbes et des dégradés de couleurs des épreuves pour mes personnages d’encre et de papier. Leurs réussites étaient les miennes. Leurs échecs aussi.
En leur imposant cela, c’était moi-même que je questionnais.
Mon inconscient.
Et vu les circonstances, nous avions pas mal de choses à nous dire.
Je me calai confortablement dans le canapé et j’attendis que l’inspiration guide ma main.
La télé m’offrait un léger bruit de fond, comme une présence informelle dans un environnement trop calme. Un mouvement familier dans lequel je pouvais abîmer mon regard le temps que l’esquisse prennent forme. Que les doutes et les réflexions se structurent en une image cristallisant mon anxiété.
Cependant, rien ne vint.
Calme plat. L’inspiration me fuyait. Mon stylet restait en équilibre au-dessus de ma tablette.
Une page blanche pour un néant représentatif de mon trouble. La découverte de ma douance et le quiproquo sur la nature de ma relation avec Jérôme se télescopaient en un marasme brumeux dans lequel je ne distinguais plus rien.
Rien que l’obscurité.
Le noir. Total.
J’optai donc ironiquement pour cette couleur de néant.
Mais le néant n’est-il que noirceur ?
Non. Le néant, comme chaque personne possédait sa propre nuance parfaitement unique. Une composition, tantôt harmonieuse, tantôt discordante, de subtils dégradés. Ceci dit, même des tonalités mal assorties de prime abord pouvaient selon les couches suivantes former un tout magnifique. Une ambiance profonde et intense.
Quel est donc mon dégradé ?
Un arc en ciel de couleurs mal assorties, comme un joyau brut qui restait à ciseler, mais qui dégageait une force trop intense. Les gens normaux comme Alexis ne pouvaient pas comprendre cette hypersensibilité perpétuelle avec laquelle je percevais le monde. Ces personnes aux dégradés simples et harmonieux savaient naturellement accorder leurs couleurs à celles de leurs congénères. Mais pour d’autres, l’exercice s’avérait presque impossible, quel que soit leurs efforts.
Néanmoins, pouvait-on considérer un dégradé meilleur qu’un autre ?
Pas à mes yeux.
Il y avait certes des nuances que j’appréciais plus que d’autres, mais toutes possédaient leur propre potentiel.
Pas meilleur.
Pas moins bien.
Juste autre.
Comme moi.
Différente. Avec mes forces et mes faiblesses. Avec mon utilité. Ma place. Certes peut-être plus compliquée à trouver, mais il m’appartenait maintenant de faire les efforts nécessaires pour le découvrir.
Et si je ne trouve rien ?
Je souris.
Sous ma plume, tout numérique soit-elle, le fond noir s’était transformé en un ciel étoilé, chamarré des couleurs d’un soleil couchant se reflétant sur l’étendue paisible d’un lac.
Mon dégradé.
Il n’était pas parfait, mais c’était justement cette imperfection qui lui conférait une ambiance. Une intensité. Une émotion propre.
Pourtant, je n’arrivais pas à faire abstraction des défauts. Alors je les cachais sous un calque. Exactement comme je le faisais dans ma réalité. J’endossais un masque mimant les couleurs de mes interlocuteurs pour coller à leurs attentes au détriment des miennes. Mais après tout les gens, comme les images, portaient toujours des masques. C’était indispensable. Vital.
Plusieurs couches. Plusieurs masques. Plusieurs calques.
Ils s’assemblaient en un tout cohérent. Une image globale. Avec ses couleurs évidentes, puis subtiles, ses textures prononcées puis discrètes. Sa globalité, puis ses détails. Une personnalité complexe, toute en nuances.
Mais quand chaque calque venait à recouvrir tout ou partie du précédent, l’image ne se construisait plus, elle s’étouffait chaque jour davantage jusqu’à ne plus se reconnaître.
Ma main s’activa enfin et les premières lignes furent abruptes, saccadées.
Il aurait été facile de simplement retirer les masques, mais c’était accepter de dévoiler la profondeur de son dégradé, de l’exposer au regard de tous.
Mais le monde voulait-il voir mon dégradé ?
Certaines personnes oui. Ceux-là voyaient au travers des calques que je le veuille ou non.
Certaines personnes comme… Henry… Jérôme…
Les lignes devinrent des courbes et des arabesques plus complexes, sculptées par...
Mon instinct.
Il me guidait.
Un guide ?
Celui qui nous oriente et nous conseille dans la nuit. Qui nous apprend…
Sous mon stylet, une première esquisse avait pris forme.
Un aveugle fin comme un roseau. Fluide. Jouant avec le vent. Agile.
Un guide.
Cette pensée me ramena au jour de notre rencontre. Ce jour où mon instinct m’avait soufflé que cet homme avait beaucoup à m’apprendre. Une fois encore preuve était faite que mon instinct ne se trompait jamais. Jérôme, malgré son attitude revêche, lui avait tout de suite plu. Alexis, malgré sa gentillesse, sa galanterie et ses bonnes manières, le laissait perplexe.
Une circonspection que je choisissais délibérément d’enterrer sous des couches de verni social.
Le masque avait recouvert l’instinct.
Mon dessin se complexifia d’une nouvelle strate.
Un athlète imposant comme un chêne. Lourd. Se dressant de toute sa hauteur. Solide.
Un ancrage.
Ni complètement amant, ni parfaitement étrangers, pas réellement amoureux. Une part de moi l’aimait bien. L’autre se crispait toujours à son contact. Ses attentes m’étouffaient. Sa perfection si lisse. Sa prévenance égocentrée. Ses préoccupations matérielles ennuyeuses.
Oui, Alexis était ennuyeux. Conforme aux standards de la société. Sa conversation se limitait à énoncer en boucle des faits de sociétés tout prémâchés par les médias en se prétendant faire de la politique. Il parlait beaucoup de lui et de ses neveux, imitant ces mères de familles dont le monde gravitait autour d’un petit être grassouillet qui aspirait temps et énergie comme un ogre gobe une pêche.
Bref, il n’était source d’aucune stimulation. Aucun intérêt. Aucun réel soutien. Il était à la fois, plein et creux. Sans réels points en commun avec moi.
Alors pourquoi m’accrocher à cette relation avec tant d’ardeur ?
Parce qu’il est normal. Alors en restant avec lui, je peux feindre de l’être aussi.
Au milieu de ces deux créations végétales aux traits humanisés qui symbolisaient Jérôme et Alexis, tel un trophée à cette joute silencieuse, j’étais le cerisier aux courbes voluptueuses qui fleurissait sur la rive.
Coincée entre le chêne et le roseau.
Entre Alexis et Jérôme.
Entre la normalité et la marginalité.
Je me reconnaissais davantage dans la seconde, mais je n’étais pas prête à l’assumer. À côté de cela, la normalité était bien plus rassurante, même si elle me tuait à petit feu.
Et si je trouvais un compromis ?
Une passerelle entre la normalité et la fantaisie. Entre l’amant et le confident.
Mais, Alexis se satisferait-il de pareille situation ou tournerait-il les talons ? Et s’il restait comment évoluerait notre relation ? Vers une intimité physique ?
Mon stylet s’immobilisa au-dessus de ma tablette.
Inenvisageable !
La perspective de l’acte physique en lui-même me terrorisait et je ne voyais pas comment construire une relation saine sur cette base.
Alors quoi ? Quelle solution y avait-il ? Me forcer dans l’espoir que ça passe ou renoncer à toute vie de couple et toute intimité ?
Pourquoi pas.
Après tout, était-il réellement nécessaire d’être en couple pour s’épanouir ?
La société prétendait que oui. Mes proches aussi. J’avais tendance à penser que je me suffisais à moi-même. À moins que ce ne soit un pieu mensonge enrobé dans l’illusion de rester prudente pour ne pas souffrir.
C’était peut-être là ma principale faille. La prudence.
Je n’osais pas prendre de risque. Me mettre en danger.
Je ricanai amèrement.
D’ordinaire, quand on parlait de se mettre en danger, on imaginait un chevalier combattant un dragon, ou un astronaute défiant le froid glacial de l’espace pour réparer une brèche dans la carlingue de son vaisseau. Ça c’était un risque. Engager la conversation avec un inconnu n’avait rien de sorcier. Il suffisait d’ouvrir la bouche, bafouiller quelques mots sur la météo et voilà.
Je ne risquais pas d’être foudroyée sur place, de disparaître dans un trou noir ni même de me retrouver écartelée entre l’espace et le temps. Le pire qui puisse m’arriver, c’était de passer pour une idiote.
Et après ?
La vie reprendrait son cours. Je mettrais un petit pansement sur mon égo et plus tard j’en rigolerais très fort. Peut-être qu’au fond c’était plus effrayant d’imaginer que l’inconnu en question, amusé par cette idiote un peu téméraire se laisse attendrir et qu’une certaine forme de complicité germe dans cet instant de ridicule. Un instant qui finirait par se multiplier en une relation belle et durable.
Je frissonnai, consciente d’effleurer l’une des bases de mes paradoxes.
J’avais beau les distinguer de plus en plus clairement, j’ignorais toujours comment les résoudre.
Je levai enfin le nez de mon dessin. Étourdi et hébétée.
Au dehors, la nuit hivernale était tombée. Mes yeux criaient grâce. Mon dos aussi.
Mon esprit n’avait pas encore terminé de débobiner l’intégralité de mes pensées mais mon corps avait besoin d’une pause.
Quand je dessinais, j’étais comme Jérôme devant son piano. Dans un état second. Une sorte de transe dans laquelle je pouvais laisser couler mes émotions sans honte ni retenue. Et si Jérôme avait pu renouer avec ses véritables aspirations grâce à son handicap, peut-être qu’à travers ma douance je pourrais en faire autant.
Après tout, comme le disait Oscar Wilde, il fallait toujours viser la lune comme ça même en cas d’échec, on atterrissait dans les étoiles. Et, avec tous ces échecs que connaissaient les gens dans leur vie, probablement que les étoiles devaient être un endroit sacrément peuplé. Un endroit où des groupes d’allumés faisaient scintiller le ciel avec des histoires merveilleuses. Des histoires propres à inspirer ceux qui n’avaient pas encore trouvé le courage de viser la lune.
Comme Jérôme.
Je voulais devenir forte comme lui. Je voulais inspirer des gens. Leur donner l’envie de réaliser leurs rêves. De contribuer si infiniment soit-il à éclairer leurs vies avec des histoires qui les feraient vibrer.
Oui, il était temps que j’écrive mon histoire.
Il est temps de ne plus rien faire en dessous d’exceptionnel !
Je déconnectai ma tablette et me levai. Mes articulations craquèrent bruyamment, m’arrachant un petit grognement au passage.
Je dérouillais encore mes muscles quand mon téléphone sonna. Tandis que je décrochai, je jetai un dernier coup d’œil sur le dessin né de l’alchimie entre ma plume et ma réflexion.
Jérôme face à Alexis.
Le roseau face au chêne.
David contre Goliath.
Une scène de tous les jours imprimée sur le filigrane d’une fable intemporelle.
Je hochai la tête avec une pointe de satisfaction sur les traits.
Hautement révélateur.
Je fermai mon fichier et répondis à Lilie qui me saluait déjà à l’autre bout du combiné.
— Salut Lilie, comment tu vas ?
— Au poil ma belle et toi ? Dis-moi, c’est toujours bon pour notre petite soirée du Nouvel An ?
Malgré le ton badin, je sentais une légère appréhension dans sa voix. Je la rassurai donc aussitôt.
— Oui, oui. Pourquoi ?
— Tu devais en discuter avec ton copain et me confirmer, et comme tu ne l’as pas fait… je commençais à me demander s’il n’y avait pas eu un problème.
— Non, non ! Pas du tout. Ça m’était juste sorti de l’esprit. Désolée. Mais je viens ! Et plutôt deux fois qu’une.
— Parfait ! Ton copain t’accompagne ?
— Oui. Alexis viendra avec moi.
— Alexis ? C’est qui celui-là ?
— Bah mon copain.
— Depuis quand ?
— Le début du mois. Pourquoi ? De qui est-ce que tu parlais toi ?
— De ton aveugle.
— Ah, mais lui, il est pas là en ce moment. Et puis, il n’y a rien entre nous à la fin ! On est juste des colocataires. Tout au plus des amis. Mais ça s’arrête là !
— Pourquoi tu t’énerves ? Je pouvais pas savoir que tu voyais quelqu’un d’autre. Et puis, qu’est-ce qui s’est passé avec ton coloc ? Ça ne colle plus entre vous ?
— Tu vas pas t’y mettre toi aussi ! Y a jamais rien eu entre Jérôme et moi ! Et puis quoi ? On peut pas simplement être des amis proches ? Il faut obligatoirement qu’il y ait anguille sous roche ?
Elle rigola discrètement et pour bien achever de me mettre en rogne, elle me qualifia d'irrécupérable.
Exactement comme Cédric avant elle.
Mais qu'est-ce qu'ils ont tous avec ça à la fin ?
Pourquoi voulaient-ils absolument que nous ayons des sentiments l'un pour l'autre ?
Que Cédric se fasse des films, je comprenais, mais Lilie me connaissait mieux que cela quand même ! Elle devrait savoir que je ne jouerais pas l’avenir de cette colocation sur un coup de cœur.
— Et si tu me racontais plutôt ce qui se passe réellement, insista-t-elle.
Je soupirai, décidant de m’exécuter.
— Par où commencer, soupirai-je.
— Essaie le début.
Je lui racontais la naissance de ma relation avec Alexis. L’altercation. Le café… et tout le reste. Elle m’écouta religieusement, ponctuant mon récit de quelques marques d’émotions. Étonnement, amusement, approbation, doute… elle me connaissait bien.
À la fin, elle sifflota d’admiration et ajouta :
— Eh ben, je peux pas te laisser seule deux petites semaines, sans que tu mettes le souk dans ta vie. Ça m’étonne plus que t’aies les idées toutes embrouillées. Va falloir faire du tri là-dedans ma pauvre. Un énorme tri !
— Ah mince, moi qui croyais que déménager de ma tête suffirait.
— J’ai essayé, ça marche pas.
En raccrochant quelques minutes plus tard, j’avais le sourire aux lèvres.
Certes, Lilie ne comprenait pas toujours l’intensité de mes réactions, malgré tout, elle acceptait que je sois juste étrange. S’en amusait. Le respectait. Et n’essayait jamais de me changer.
Je l’appréciai beaucoup pour ça. Et plus encore pour ses précieux conseils. Toutefois, elle aussi s’était méprise sur la nature de ma relation avec Jérôme.
Ça commence à faire beaucoup d’incompréhensions...
— Va falloir qu’on ait une vraie conversation à son retour, soupirai-je.