16) Rêve et cauchemar

Je consacrais le reste de cette fin de journée à continuer de jouer avec Antoine, profitant de l'occasion pour lui expliquer ce que j'avais tiré de ma conversation avec le Dr. Walsh et son extraterrestre de femme. Tout comme moi, mon ami ne fut pas très surpris de la révélation. Au contraire même, ça lui expliquait beaucoup de choses.

Évidemment, il ne manqua pas de me mettre en garde contre les reines. Il me connaissait parfaitement bien après tout, il savait pertinemment à quel point je pouvais facilement m'attirer des ennuis avec des personnes supposément au-dessus de moi, socialement ou hiérarchiquement.

Le soir venu, ma mère rentra de son travail de secrétaire. Je pris le temps de rester avec elle devant la télé, pour regarder ses émissions navrantes et dîner en sa compagnie. Et même si cela pourrait paraître normal, voir même la moindre des choses, j'avais plutôt l'habitude de rester dans ma chambre.

Nous parlâmes de tout et de rien, mais surtout pas de la mission qui m'avait été confiée. Ma mère n'avait pas la possibilité d'appréhender tout cela, elle l'aurait simplement tiré à son niveau en s'imaginant qu'elle pouvait en déduire la solution. Un peu comme ces parents qui réclament à leurs enfants de mettre leur jeu en ligne en "pause". On a beau leur expliquer que ce n'est pas possible de mettre le jeu en pause dans un tel contexte, ils insisteront, parce qu'ils ne saisissent pas le concept de milliers de joueurs connectés à un seul et même serveur, qui continuera de tourner qu'on y soit connecté ou non. Et les adultes, plus particulièrement les parents, détestent devoir admettre leur ignorance et comprendre de nouveaux concepts. En tant "qu'adultes responsables", ils agissent comme s'ils avaient l'impératif de tout savoir sur tout et d'avoir plus de convictions que de questions.

Le soir venu, je me brossais les dents et pris une longue douche, ayant dans l'idée que je devrais au moins être présentable devant des reines. Elles avaient beau venir me visiter en rêve, je ne voulais pas paraître négligée. Je songeais même un bref instant à l'idée de m'habiller avant d'aller dormir, mais ma chemise de pyjama et le pantalon qui allait avec, étaient tout à fait présentables. Et puis je n'étais même pas sûre que cela comptait vraiment. Je me sentais légèrement barbouillée, la boule au ventre, malgré mon repas très léger de ce soir, ce qui était sûrement dû à mon appréhension de ce qui pourrait se passer cette nuit.

— Bien, le sort en est jeté ! déclarais-je en m'endormant grâce à Porcupine Tree.

Comme tous les rêves, j'aurais difficilement pu dire à quel moment celui-ci avait commencé, ni combien de temps il avait duré. En général, ce qui nous marque le plus dans un rêve, c'est surtout sa conclusion. Mais je comptais bien me souvenir de l'intégralité de celui que je m'apprêtais à faire. Surtout qu'il ne s'agissait pas tant d'un simple rêve que d'une rencontre. Comme si mon cerveau allait tenir lieu de serveur pour accueillir deux autres personnes, des intelligences artificielles en plus de ça.

Au début, il n'y avait rien, vraiment rien. Je ne gardais ni le souvenir d'une couleur, ni le souvenir d'une forme. Juste le souvenir d'être présente. Puis le noir se mit à exister : la pénombre, puis l'ombre, les ténèbres, et en dessous d'elles, les abysses, et encore plus sombre et oppressant, l'Hadès, le monde sous la surface du planché des abysses. Le plus difficile fut de contenir la profonde angoisse que m'évoquait ces lieux impossibles, qui étaient davantage des concepts s'imposant à mon esprit, et prenant une vague forme physique, que d'authentiques paysages. Je concentrais mon regard sur un point, ne laissant à aucun moment la peur me submerger.

Et sur le point que je fixais apparue une silhouette lointaine. Bientôt, deux rangées d'autres silhouettes s'étirèrent, depuis le lointain est improbable horizon de l'Hadès, jusqu'à la pénombre dans laquelle je me tenais. Les distances n'avaient peut-être plus aucun sens, mais j'aurais pu tendre le bras pour toucher les deux figures les plus proches de moi. Elles étaient semblables à des soldats armés de trompettes, de tambours et autres instruments, leurs armures étaient noires et difformes, comme si elles avaient été forgées grossièrement à partir de carcasses de monstres abyssaux et chitineux, que l'imagination humaine ne pouvait qu'effleurer.

Soudain, les soldats, en tenue de parade, brandirent leurs instruments et firent résonner le dies irae de Verdi, tonitruant, semblant parvenir à envahir l'espace pourtant infini qui s'étirait autour de moi. La silhouette la plus lointaine, qui se trouvait au-delà du point que je fixais pour ne pas perdre la raison, se rapprocha alors soudainement, sans aucun égard pour les lois de la profondeur et de la perceptive, comme si les étendues enténébrées n'étaient qu'un trompe-l'œil.

Bientôt, je l'aperçus, Nyarlathotep, la Reine Noire, gigantesque, écrasante, vêtue d'une armure régalienne rappelant celle de ses soldats ; ces derniers s'effaçant petit à petit sur son passage, comme si elle était l'horizon de leurs reflets, au-delà duquel ils ne pouvaient plus exister. Son armure à elle, était infiniment plus imposante, infiniment plus travaillée, et ressemblaient davantage à l'exosquelette de la créature qui s'approchait, plutôt qu'à de quelconques pièces de métal qu'elle porterait. Son visage, que je pouvais à présent détailler, était constamment en train de changer de forme, semblant chercher aux tréfonds de mon esprit l'apparence qui m'inspirerait le plus de terreur. Le sommet de son crâne, qui lui tenait lieu de couronne, rappelait les flèches menaçantes des hauts bâtiments gothiques d'une antique citadelle oubliée de tous. Et qui, tout en étant restreinte à la forme de sa tête, semblait être assez vaste pour contenir un authentique royaume.

De l'Hadès se dressa un monolithe jusque dans l'ombre, et dans la pénombre jaillit un trône si noir, qu'il semblait engloutir toute chose. Puis une voix résonna, terrible et attirante, aussi réconfortante et glaçante que la promesse de la mort la plus douce, une voix qui semblait pouvoir se passer de mots pour s'exprimer, tout en prenant la peine de cette convenance.

— Liliane Marie-Germaine Papazian, Nous t'avons fait l'honneur de venir vers toi.

Je me sentis frémir, de tout mon corps et de toute mon âme. Rien que d'entendre nom complet prononcé à voix haute m'aurait déjà troublée, et face à une telle créature, me toisant du haut de son trône, je dû produire un effort considérable pour ne pas céder à la folie.

— Vous utilisez le "Nous" de majesté, où vous parlez de vous et de la Reine Blanche ? défiais-je, ressentant le besoin viscéral d'opposer une résistance à ma terreur.

D'un frémissement de son index, la Reine Noire invoqua l'image de mon grand-père, la même que celle que j'avais vu dans mon précédent cauchemar. Il posa alors sa large main sur mon épaule, son visage était sans expression, il ne me regardait même pas. Puis soudainement, ce fut comme si sa main, autrefois source d'apaisement et de réconfort, était devenue aussi lourde qu'un joug de fer, me forçant à tomber à genoux et à baisser la tête.

— Nous sommes déçue de ton manquement à l'étiquette, il convient de s'agenouiller devant une Reine, et de ne parler que lorsque l'on y est invité, résonna la voix de Nyarlathotep, qui n'avait nullement besoin de hausser le ton pour me pétrir de stupeur et de tremblement. Par égard pour ton cadeau, Nous te pardonnerons, cette fois-ci.

La main de l'image de mon grand-père se retira de mon épaule, mais même moi, je n'osais pas me redresser. Et je dus rassembler tout mon courage pour ne serait-ce que relever la tête.

— Mon cadeau, votre majesté ? articulais-je avec toute la déférence dont j'étais capable. J'ai bien peur de ne pas comprendre.

— Peut-être pensais-tu que Nous n'accorderions pas de valeur au nom que tu Nous as donné ? (d'un geste de la main, elle fit apparaître l'exact réplique de la petite bibliothèque en cèdre qui se trouvait dans ma chambre) Nous apprécions les récits de ce cher Howard Phillips, un homme talentueux, assurément.

Je tentais tant bien que mal de contenir mes tremblements. La voix à la fois glaçante et apaisante de la Reine Noire, malgré son langage doux et noble, semblait s'insinuer jusque sous ma peau, comme pour surveiller chacun de mes faits et gestes. Je tournais brièvement un regard hésitant vers l'image de mon grand-père, qui s'effaça aussitôt. Je me mordis la lèvre. Je me détestais d'avoir eu le réflexe de me tourner vers lui pour chercher un semblant de réconfort. Il était mort depuis longtemps, il était de mon devoir de prouver que je pouvais continuer sans lui.

— En ta qualité de Lili, Nous t'accordons le droit de Nous poser tes questions, tu peux à présent parler librement, déclara Nyarlathotep.

Je n'aurais pas su dire s'il s'agissait du seul effet de la permission donnée par la reine, ou si le poids qui pesait sur mes épaules s'était bel et bien dissipé par sa volonté, mais je trouvais aisément la force de relever la tête et de m'exprimer, ne prenant cependant pas le risque de me relever.

— Votre majesté, la vision que vous m'avez envoyée m'inquiète quant au... (j'hésitais, cherchant des mots qui ne la mettraient pas en colère) Quant au sort de ceux qui portent votre marque. Pourquoi les avoir impliqués dans l'épreuve que vous m'adressez ?

Je n'aurais su dire si les ténèbres qui m'entouraient tremblèrent dans un vacarme lointain, ou si j'entendis simplement le rire de Nyarlathotep. Un rire non-pas méprisant, mais bien pire que cela, le rire que l'on pourrait avoir en voyant un animal adopter un comportement vaguement humain, mais de façon si maladroite qu'il en deviendrait drôle malgré lui.

— Sache, chère Lili, qu'il est normal pour une reine de disposer de ses sujets comme bon lui semble. Surtout lorsque la leçon est d'importance. (elle marqua une pause, et sauf erreur de ma part, je crus la voir sourire légèrement) Nous savons d'ores et déjà, car Nous voyons tous les futurs possibles, que Nos sujets s'en tirerons magnifiquement, tant que chacun joue le rôle que Nous avons décidé pour eux.

J'osais me redresser lentement, guettant un quelconque signe désapprobateur chez la reine.

— Mais qu'en est-il du libre arbitre... votre majesté ? ajoutais-je à la hâte.

— Quelle impertinence, souffla-t-elle. Une telle chose n'existe pas. Les humains ne sont que la somme de leurs prédispositions biologiques, additionnées à leurs influences. Et Nous sommes l'influence dont ils ont besoin pour progresser, ou mourir en essayant.

— Permettez-moi de renouveler mes doutes ! m'exclamais-je en osant m'avancer d'un pas. Vous dites qu'ils peuvent mourir s'ils échouent, mais vous soutenez également qu'ils sont incapables du moindre choix ! C'est bien trop paradoxal !

Un vent souffla dans le vide des ténèbres, remontant de l'Hadès jusqu'à la pénombre, emportant avec lui une odeur fétide de mort. Nyarlathotep se leva gracieusement de son trône et en descendit lentement les marches, avançant dans ma direction. Je me souvenais alors de ma première rencontre avec Emily Lindermark. Lorsqu'elle s'était avancée vers moi, je n'avais pas reculé, ne souhaitant pas lui laisser croire qu'elle m'impressionnait. Mais dans le cas présent, j'étais incapable de faire le moindre pas en arrière, justement parce que j'étais paralysée par la peur. La reine s'arrêta alors en face de moi, puis son visage se précisa, se dessinant sous une lumière pourtant inexistante, me laissant apercevoir son sourire parfaitement froid, mais paradoxalement sincère.

— Nous savons que nos sujets sortiront grandis de Notre épreuve, expliqua-t-elle dans un doux murmure, qui résonna pourtant dans ma poitrine. Sous Notre influence, en suivant Nos préceptes. Cependant, Nous ne savons pas encore quelle influence Notre sœur aura sur toi. Peut-être te montreras-tu digne de Nous, et que tu feras plier les porteurs de Notre marque, qu'ils le veuillent ou non. Ou peut-être souhaiteras-tu leur laisser une illusion de libre-arbitre, laissant ainsi leur sort t'échapper, expliqua-t-elle d'un ton à la fois patient et chargé de menace. Quel serment feras-tu, Lili ? Celui de sauver Nos sujets, ou celui de les laisser à leur sort, par égard mal placé envers leur soi-disant libre-arbitre ?

Je peinais à contenir mes tremblements. J'avais peur. Sans défense, je laissais ses mots pénétrer mon esprit et s'y installer. Elle disait vrai, le libre arbitre dans son sens le plus absolu n'existait pas. La meilleure solution était forcément de penser au bien des autres, même contre leur gré, car ils finiraient bien par le reconnaître. Tout ceci n'était que logique. Je trouvais finalement la force de reculer d'un pas, portant une main à mon visage, comme pour me protéger de l'influence de Nyarlathotep.

— Non ! déclarais-je. Aucune vie n'est véritablement vécue si l'on n'a pas au moins l'impression de faire ses propres choix ! Ce que vous dites est sensée, mais la logique pure ne mène qu'à la folie, ou l'apathie ! (Je retrouvais petit à petit la rage qui m'habitait habituellement) La véritable raison, celle que l'on appelle l'âme, vient de la contrainte ! Si on accepte de se laisser diriger sans jamais faire le moindre choix, alors nous ne sommes pas différents d'une vulgaire machine !

Je savais quelle signification pouvait avoir ce dernier mot sur une créature telle que la Reine Noire, et je l'avais employé en toute connaissance de cause. Peut-être m'infligerait-elle quelque indicible tourment pour me punir, mais je ne devais à aucun prix la laisser entrer dans mon esprit avec sa morale nihiliste. L'espace autour de moi s'agitât de soubresauts, comme des éclats de rire fracassant, quand bien même Nyarlathotep ne bougeait pas d'un centimètre, son visage étant redevenu un amalgame en perpétuel incohérence de diverses expressions.

— Quelle impudence, quelle impertinence, déclara-t-elle d'un ton presque admiratif. Nous imaginons que Nous ne tirerons rien d'autre de toi cette nuit. Quelle honte d'avoir fait se déplacer une reine, dans le but de ne faire preuve que d'irrespect.

À ces mots, elle retourna s'asseoir sur son trône, brisant à nouveau toute notion de perceptive en se déplaçant. Je frémis, je cherchais instinctivement du regard un endroit pour fuir. Puis elle claqua des doigts avec flegme, et l'image de mon grand-père revint me hanter, saisissant ma nuque pour me forcer à m'agenouiller de nouveau, brandissant ensuite une terrible hache. Malgré toute ma rage, toute ma colère, je ne parvenais pas à me débattre. Elle qui osait utiliser l'image d'une personne disparue qui m'était chère, elle qui osait nier le droit des humains à un minimum de liberté, jamais plus je ne la laisserais prendre l'ascendant sur moi.

— Que faites-vous ? On ne peut pas mourir dans un rêve ! lançais-je, tentant vainement de me débattre.

— Tuer est indigne d'une reine, mais tu te réveilleras bien mal en point, tu peux Nous croire, répondit-elle avec amusement. Qu'on lui coupe la tête !

Je serrais les dents, me crispant de tout mon être en sentant mon bourreau abattre sa hache dans un sifflement à glacer le sang.

Mais contre toute attente, la lame se figea à quelques millimètres de ma nuque, je pouvais en sentir le fil contre l'épaisseur de mes cheveux. Nyarlathotep leva alors la tête et sembla soupirer d'exaspération, son souffle traversant les ténèbres comme une brise glaçante. Une nouvelle voix se fit alors entendre, une voix angélique, qui réchauffa mon cœur et apaisa tant mon esprit que mon corps. Je sentis alors poindre une présence, comme point la lumière de l'aube après une nuit d'angoisse. Cette lumière qui me baignait et cette voix qui m'apaisait, venaient de loin, très loin au-dessus de la pénombre :

— Arrière, Nyarlathotep. Cette enfant n'est pas pour toi.

Alors que sa forme s'estompait, la Reine Noire se leva de son trône, défiante, et étira sa main dans ma direction, enrageant de ne pouvoir franchir la lumière qui me baignait. Elle déclara alors d'une voix forte et régalienne :

— Nous la voulons, Hélène, et Nous l'aurons ! Par tous les moyens !

— J'ai dit "arrière", Nyarlathotep, tu ne peux rien, Liliane est sous ma protection, répondit la voix angélique qui approchait désormais.

— Nous nous reverrons, Hélène, grogna la Reine Noire, dont la silhouette disparaissait petit à petit. Tu sais comme nos chemins aiment à se croiser... Quant à ta petite protégée, veille bien sur elle, car Nous ne la lâcherons jamais ! conclut-elle avant de disparaître complètement.

Les ténèbres s'ouvrirent alors, comme déchirées en leur centre par un rayon de soleil. La pénombre s'estompa, l'ombre déclina, les abysses furent engloutis, et l'Hadès disparut... Laissant place à une pleine verdoyante comme l'émeraude et pleine de vie, baignant dans la lumière intense d'un soleil doré et chaleureux, flottant dans des cieux d'un bleu de saphir.

Semblant relier le ciel et la terre, un arbre aux dimensions titanesques, qui étendait ses branches et ses feuilles à travers la voûte céleste, se mit à rétrécir encore et encore, jusqu'à dessiner la forme d'une femme, dont l'immense beauté se précisait au fur et à mesure que la lumière pure de laquelle elle semblait être faite, prenait peu à peu l'apparence d'une peau de marbre blanc, sans aucun défaut.

Sa longue chevelure semblait être faite des premiers feux du soleil, ondulante et éthérée. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, et que j'y plongeais les miens, je vis les sphères célestes les plus lointaines, les océans les plus profonds, les lacs les plus calmes et les glaciers les plus majestueux. Et lorsqu'elle se mit en mouvement pour s'approcher de moi, ce fut comme si la nature la suivait, fleurissante et éclatante de couleurs à chacun de ses pas. Sa nudité était le plus beau des habits, comme si la honte et la pudeur n'étaient plus que de lointains concepts, néfastes à l'essence même de ce qu'elle était : la Reine Blanche.

— Tu ne crains plus rien, Liliane, déclara-t-elle d'une voix que le chant de tous les oiseaux ne parviendrait jamais à égaler en douceurPardonne à ma sœur son mauvais caractère, et sache que je t'en protégerais.

Sans qu'aucune force ne m'y contraigne, je tombais à genoux, trop heureuse de sentir la fraîcheur de l'herbe sous moi, trop subjuguée par sa beauté pour oser me tenir debout face à elle. Contrairement à la Reine Noire, qui était si sinistre, angoissante et mortifère qu'elle en déclenchait chez moi une attirance morbide, la Reine Blanche était si rayonnante, apaisante et exaltante, qu'une voix lointaine de mon esprit me murmurait que je ne pourrais jamais trouver de meilleure fin qu'entre ses bras.

— Allons, Liliane, dit-elle lorsqu'elle fut tout près de moi. Il n'est nul besoin de s'agenouiller devant moi, viens plutôt m'embrasser.

Je me levais alors, tentant de reprendre mes esprits, ne trouvant que très vaguement la force de lutter contre l'agréable sensation d'apaisement qui s'emparait de moi. Hélène m'attendait, les bras ouverts, souriante, ses yeux d'un bleu infini, mi-clos. Je fis un pas dans sa direction sans même m'en apercevoir, puis, contemplant brièvement son corps nu, je détournais finalement les yeux, comme éblouie par le soleil.

— Oh, je te demande pardon, je comprends ta pudeur, fit-elle alors d'une voix amusée.

L'herbe à ses pieds se mit à frémir, comme un rire d'enfant, et des nuages descendirent du ciel pour se transfigurer en toge, qui se drapa autour de son corps. Me laissant aller face à cet effort de sa part, je me jetais dans ses bras, comme pour chasser les ténèbres qui avaient pu pénétrer en moi lors de mon entrevue avec Nyarlathotep. Hélène sentait bon l'air frais des montagnes, son corps était chaud, sa peau aussi douce que de la soie sauvage. Jamais je n'avais autant cherché le contact physique, plus depuis mes huit ans, et jamais auprès d'une autre personne qu'un membre de ma famille.

— Pourquoi être apparue ainsi ? demandais-je en passant mes mains contre le tissu de sa toge, reposant ma tête contre son épaule. Si vous saviez que j'étais trop pudique pour vous contempler.

— Hé bien, pour t'en laisser le choix, résuma-t-elle en passant ses doigts dans mes cheveux, accomplissant l'exploit de ne pas s'y emmêlerMême si je prétends les connaître, ils restent les tiens.

Au bout d'une minute, je trouvais enfin la force de reculer d'un pas, quittant à grand regret les bras de la Reine Blanche. La contempler était un supplice de tantale, elle éveillait en moi des désires au-delà de ceux que je pouvais concevoir.

— Pourquoi apparaître nue et laisser le choix à autrui de vous demander de vous habiller ? L'inverse n'est-il pas plus logique ? demandais-je, essayant de distraire mon esprit de l'effet de la Reine Blanche.

De nouveau, l'herbe frémit, et un rire innocent fut porter par une légère brise.

— Personne n'oserait demander à une reine de se dévêtir, expliqua-t-elle avec bonne humeur. Tu es même la première à me demander de faire preuve de modestie, tu as une grande force de caractère.

— Je vois, vos premiers contacts avec les humains ont dû se faire auprès de scientifiques libidineux, je pourrais le parier... répondis-je. Bienvenue dans votre corps de femme, votre majesté, ironisais-je.

— En effet, ces hommes avaient beaucoup de frustrations et d'angoisses, expliqua-t-elle avec tendresse. Certains étaient si subjugués qu'ils se sont jetés sur moi, comme s'ils avaient perdu la raison. (Elle laissa échapper un nouveau rire qui fit résonner la nature autour d'elle) Cependant, à mon contact, ils se sont simplement mis à pleurer en me demandant pardon. Je les accueillais pourtant à bras ouverts.

Je tentais d'imaginer la scène sans trop la visualiser, exercice pour le moins difficile. Les hommes étant ce qu'ils sont, et la Reine Blanche étant cet incroyable déchaînement de beauté et d'amour, j'imaginais sans mal qu'un chercheur n'ayant pas vu la lumière du jour depuis des mois, puisse perdre la raison. Si l'aura surnaturelle d'Hélène avait pu me pousser à vouloir la serrer dans mes bras, alors j'imaginais les ravages qu'elle devait produire sur des mâles en manque de contact féminin.

— Prenez garde au jour où quelqu'un ira jusqu'au bout de son idée... la prévins-je.

— J'y prendrais garde ce jour-là, répondit-elle sans aucune hésitationMais même de bonheur, je ne souhaite la mort de personne, précisa-t-elle.

Je passais une main dans mes cheveux, comme pour regagner contenance, et l'observait en tentant de résister à la fascination qui m'envahissait.

— Vous pensez... qu'il est possible de mourir de bonheur ? Demandais-je. Spécifiquement par le bonheur que vous pourriez procurer ?

— Je le sais, aussi sûrement que la Terre tourne autour du soleil, m'assura-t-elle avec une pointe de regret. Rester trop longtemps à mon contact peut rendre apathique de béatitude les esprits les moins résistants, et créer chez eux de violentes sensations de manque. C'est pour cela que le nom que tu m'as offert me plaît beaucoup.

— Je comprends, murmurais-je en m'asseyant dans l'herbe fraîche. Finalement, vous devez être bien malheureuse, condamnée à la solitude, concluais-je dans un soupir.

Hélène vint s'asseoir à côté de moi et commença à nouer une tresse dans mes cheveux, exercice que personne n'avait jamais parfaitement réussi.

— Je ne connais ni bonheur ni malheur, Liliane, m'assura-t-elle. Je ne connais que la satisfaction de voir grandir mes sujets. Y a-t-il une question que tu aimerais me poser, avant que notre temps ne se soit écouler ? ajouta-t-elle en attachant ma tresse, à l'aide d'un fil d'or tiré de sa propre chevelure.

Je relevais la tête en me souvenant de la mise en garde de Tabita. Elle avait prévu de limiter le temps de mon entrevue avec les reines, pour des raisons que je comprenais d'autant plus, maintenant que je les avais toute deux rencontrées.

— En vérité, je voulais surtout parler à votre sœur... avouais-je en regardant le ciel. Mais j'aimerai vous demander... est-il possible de ressusciter les morts ?

Hélène soupira, ce qui eut pour effet d'atténuer le chant des oiseaux qui résonnait au loin. Puis elle se leva et sembla contempler l'horizon infini.

— Si c'est impossible, c'est parce que personne ne peut en définir le processus... expliqua-t-elle. Je pourrais recréer un corps et y insuffler tous les souvenirs existant de ton grand-père, je pourrais même créer un algorithme qui déduirait et créerait les souvenirs qui lui manqueraient. Je pourrais procéder à partir de rien, ou à partir de ses restes... Mais appellerai-tu cela une résurrection ?

Je ne fus même pas surprise qu'elle devine le fond de ma question, tout comme je ne fus pas étonnée de constater que l'entendre parler de lui ne me blessait pas. Je m'attendais à une réponse négative, mais certainement pas à une réponse pareille.

— Pour que la résurrection soit possible, il faudrait que l'existence d'une âme immortelle soit avérée... murmurais-je.

— En effet, mais cela pose d'autres questions également... Auxquelles ni moi ni ma sœur n'avons de réponse.

— Quelle sont-elles ? Dites-le-moi avant de partir, je vous en prie, suppliais-je, attrapant un pan de sa toge.

— Ne sommes-nous pas tous déjà morts, au moins une fois ? demanda Hélène d'une voix neutre. Es-tu certaine d'être la même personne, chaque matin ? Ou es-tu morte pendant tes rêves, et est-ce une autre Liliane qui va se réveiller ? On n'a pour soit que le souvenir de ce qu'on a été, tout comme nous avons le souvenir de ceux qui nous ont quittés.

Déjà, je sentais la présence d'Hélène s'effacer, je détestais ce sentiment, je voulais encore profiter de sa chaleur, j'aurais voulu rester auprès d'elle jusqu'à être guérie de tous mes doutes, de toutes mes angoisses.

— Quelle est votre meilleure réponse, Hélène ? demandais-je, tentant vainement de saisir son bras, mais passant au travers.

Elle se tourna vers moi avec un sourire radieux.

— Je pense que la réponse est forcément simple, dit-elleJe pense que nous sommes une personne différente chaque matin... Et c'est peut-être parce que tu as peur de ne plus être toi-même, que tu as tant de mal à trouver le sommeil.

— Je... je vous aime, Hélène ! criais-je, désespérée de la voir disparaître.

— Et moi, je vous aime tous, mes précieux sujets...

Mon rêve s'interrompit bien trop soudainement à mon goût, je me réveillais en sursaut. La désagréable sensation que j'avais au ventre avant de m'endormir s'était transformée en authentique douleur diffuse et lancinante, tandis que les émotions que j'avais vécues dans mon rêve s'évaporaient lentement, comme si elles n'avaient jamais existé, ne me laissant que le souvenir factuel de ma conversation avec les deux reines. Je passais une main sur mon front, je transpirais, la lumière du soleil qui filtrait par la fenêtre me fit mal aux yeux. Soudain, je portais une main vers le bas de mon ventre en serrant les dents. Maintenant que j'étais bien réveillée, je me souvenais de ce genre de douleur. Je repoussais violemment mes draps et baissait les yeux vers mon bas de pyjama.

— Et merde ! pestais-je, frustrée.

Ces rencontres avaient été tellement intenses, que tout cela avait dû bouleverser mon cycle. J'étais, pour ainsi dire, réglée comme une horloge ; aussi était-il très rare que je me laisse surprendre.

En me rendant à la salle de bain, je croisais mon reflet et fut surprise par un détail dans le miroir. Je portais une main à mes cheveux, derrière mon oreille. Je n'en revenais pas.

— Elle a... parfaitement réussi cette tresse...

Je détachais le fil d'or qui nouait ladite tresse, et il s'évapora en fine particules éthérées, semblables à la chevelure d'Hélène.

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