Je détestais cette période du mois, comme beaucoup d'autres. Mais aujourd'hui en particulier, j'étais d'une humeur massacrante. Évidemment, il m'était impossible de savoir si mon entrevue avec les reines avait affecté mon mental, ou même ma biologie. Beaucoup de choses semblaient être possibles avec ces deux-là. Cependant, j'étais bien consciente de la frustration que je ressentais à présent. Je m'en voulais d'avoir cédé ne serait-ce qu'un peu face à la Reine Noire, et j'aurais voulu que la Reine Blanche oublie ma déclaration d'amour. Je mettais ces comportements anormaux de ma part sur le compte de leurs influences respectives, d'autant plus qu'elles avaient été invitées dans ni plus ni moins que mon cerveau.
Sur le chemin de l'école, j'écoutais Wedding Nails, l'un de mes titres favoris. Cette composition traduisait assez bien les émotions vives qui m'habitaient ; l'écouter m'aidait à me sentir mieux, à me recentrer. Je plaignais vraiment les pauvres bougres pour qui la musique n'était rien d'autre qu'une distraction insignifiante, où qui n'avaient pas de goûts spécifiques. Probablement que lorsque l'on était suffisamment fade pour ne pas saisir la beauté évocatrice de la musique, c'était forcément que l'on n'avait pas la sensibilité nécessaire à ressentir des angoisses complexes.
Lorsque j'arrivais enfin devant le portail de l'école, j'entendis un pas de course familier, puis une main me tapa sur l'épaule.
— Yo, Lili !
Je me retournais en dégageant mon épaule, l'expression de mon visage ne trompant pas mon meilleur ami.
— Oh... OK, réagit Antoine en reculant d'un pas. C'est déjà la mauvaise semaine ? Et pour changer de sujet, comment s'est passé ton entretien avec les reines ?
— Suis-moi, soupirais-je en passant le portail. Je vais t'expliquer en chemin, le plus brièvement possible, si j'en suis capable.
Comme nous étions en avance, nous prîmes le temps de faire le tour du lycée tandis que je lui racontais ce qui s'était passé. Il écoutait avec une grande attention, comme s'il comptait se souvenir de ce rêve aussi bien que moi. Je le vis tiquer et réagir à certains détails, avec une certaine justesse. D'aucun aurait qualifié Antoine d'empathique, mais ça ne serait pas exact. Il avait simplement une vaste intelligence émotionnelle et savait comment réagir, pour faire comprendre à son interlocuteur qu'il saisissait parfaitement son ressenti, sans pour autant l'expérimenter par mimétisme. Je concluais mon résumé en admettant, non sans rougir, que j'avais maladroitement dit à Hélène que je l'aimais, ne sachant pas comment exprimer autrement mon émotion du moment.
— Je te jure, je me suis sentie comme une vraie gamine ! ajoutais-je, vexée. Comme quand tu appelles ton institutrice "maman" par réflexe, et que toute ta classe de CP se moque de toi dans la cour de récré'.
— Je vois, ça sent le vécu, remarqua mon ami avec un sourire en coin. D'ailleurs, ça va peut-être t'étonner, mais si je devais vraiment choisir, ce que je n'aimerai pas être obligé de faire, je pense que je préférerai la Reine Noire.
Je haussais simplement les épaules.
— Pourquoi ça ne m'étonne pas venant de toi ?
— Parce que comme elle, je ne crois pas en l'existence du libre arbitre, et puis il y a la couleur aussi ! plaisanta-t-il en prenant la pose.
— Hahaha, m'esclaffais-je, prenant cependant garde à ne pas trop contracter mon abdomen. Crois-moi quand je te dis que ta peau café-au-lait paraîtrait blanche face à Nyarlathotep. J'en viens à penser qu'elle a imprimé en moi le souvenir de couleurs que je ne peux pas voir, uniquement pour créer le noir le plus profond possible en les supprimant, concluais-je en passant une main dans mes cheveux.
— Wahou, peu de gens auraient gardé leur santé mentale intacte après ça, fit remarquer Antoine.
Lorsque l'on croisait enfin un banc libre, non-loin du gymnase de l'école, nous nous y installions en laissant négligemment tomber nos cartables sur le sol. Mon ami sorti alors un magazine qu'il feuilleta rapidement avant de me montrer une page en particulier.
— Regarde ça, Lili ! déclara-t-il en me montrant une paire de lunettes qui semblait pourtant banale. C'est le prochain produit phare de la technologie Lindermark, les "Lenscom" ! Ses verres sont capables d'afficher une interface uniquement visible côté utilisateur, et le mieux du mieux, c'est qu'elles révèlent tout leur potentiel après avoir été portées un certain temps, car elles finissent par être capables d'anticiper ce que tu comptes leur demander en analysant le mouvement de ta rétine et ton activité cérébrale ! C'est le produit le plus proche du transhumanisme, bientôt démocratisé ! expliqua-t-il, complètement possédé, ayant visiblement appris par cœur le descriptif du produit.
— Ça fait peur ton truc, répondis-je en roulant des yeux, un sourire en coin. Et démocratisé, c'est vite dit, ça doit coûter horriblement cher.
— Dixit la meuf qui a littéralement un ordinateur liquide dans les veines ! fit-il remarquer en tirant la langue. De toute façon, je peux bien rêver. (il soupira en refermant son magazine) Le prototype ne sera pas produit avant plusieurs années, et si ça se trouve, il ne sera jamais commercialisé. C'est presque frustrant d'être abonné à ce truc, conclut-il en rangeant son exemplaire de "Lindermark future tech" dans son cartable.
— Bah, moi c'que j'en dis, commençais-je. C'est que ça risque de rendre les gens encore plus débiles que ne l'ont fait les smartphones en leur temps.
— Bah, on n'était même pas nés ! Le monde s'est adapté depuis. Et tu sais ce que je dis toujours à propos de la technologie. Elle n'est mauvaise qu'entre les mains d'un imbécile !
— Bien dit ! concluais-je avant de me laisser aller à un léger rire.
Je haussais soudainement un sourcil en entendant la voix de Phybie Paillet non-loin, elle semblait venir de l'entrée du gymnase. Elle discutait avec Dimitri, visiblement, car même sans reconnaître sa voix, je reconnaissais son phrasé si singulier d'illettré.
Puis, comme s'il avait suivi le cheminement de ma pensée, mon ami me lança un bref regard avant de prendre son cartable et de le poser sur le dossier du banc, cachant ainsi mon épaisse crinière du point de vue de quiconque se trouvait du côté du gymnase. Je souriais en activant Porcupine Tree, je ne savais pas ce que je ferais sans Antoine. Ou, en tous cas, ma vie serait beaucoup moins facile.
Une fois mes sens surdéveloppés par l'activation de mon pouvoir, je pus entendre clairement la conversation qui se déroulait à quelques mètres derrière moi. Je grimaçais en l'écoutant.
— Mais je sais pas moi, couina Phybie, visiblement gênée.
— Mais moi je sais, t'inquiète, c'est normal, j'veux juste le faire avec ma copine, y a rien de mal ! insista Dimitri.
Je désactivais immédiatement Porcupine Tree en grimaçant de plus belle.
— Putain de merde, mais non... soupirais-je en prenant ma tête entre mes mains. Est-ce qu'on va tout m'infliger, aujourd'hui ? grognais-je.
Je vis du coin de l'œil le visage interrogateur d'Antoine, j'avais autant envie de lui expliquer ce que j'avais entendu que d'aller m'asseoir cul-nu sur un cactus.
— Alors ? demanda-t-il.
— Dimitri joue les lourdingues pour coucher avec Pinkie, résumais-je en grimaçant de plus belle, comme pour exorciser le mauvais goût que ces mots avaient laissé sur ma langue.
— Je vois, je vois... ils sont ensemble depuis plus d'un an, j'imagine que sa demande est légitime, fit-il d'un air décontracté.
— Vraiment ?! fis-je d'un air choqué en me tournant vers lui, les yeux écarquillés. Sans déconner ? J'ai précisé qu'il était lourd à ce sujet, malgré que Pinkie soit clairement pas partante ?
Antoine tenta maladroitement de cacher un sourire en coin et récupéra son cartable afin de s'en servir comme bouclier, comme s'il était certain que j'allais essayer de le frapper.
— Bah tu sais... nous les hommes, on est esclaves de nos pulsions, alors on peut parfois se montrer insistants, justifia-t-il d'un ton qui tentait de masquer son envie de rire.
Je donnais quelques coups de poing dans son bouclier improvisé.
— Plus sérieusement Antoine, je peux pas laisser Phybie se faire manipuler par ce sous-produit de demeuré ! déclarais-je en me levant du banc.
Mon ami leva les yeux dans ma direction et haussa un sourcil.
— Tu es certaine de ne pas être au moins, disons, partiellement d'accord avec la Reine Noire ? Parce que ton comportement y ressemble beaucoup, déclara-t-il d'un ton détaché.
Je gardais un instant le silence, avant de porter mon regard sur Phybie, désormais seule, semblant réfléchir avec anxiété, adossée contre le mur du gymnase. Je grinçais des dents.
— Il faut croire que certaines personnes ont besoin d'un peu de Reine Noire dans leur vie... concluais-je.
— Et... c'est à toi d'en juger ? demanda Antoine, soudainement sérieux.
Je fronçais les sourcils en le regardant, nos regards se croisant un bref instant avant que je ne détourne le mien. Je détestais avoir l'impression qu'il avait un coup d'avance sur moi dans ce genre de réflexion.
— Ce que je sais, commençais-je en passant une main dans mes cheveux. C'est que je suis plus à même d'en juger que Dimitri, tu n'es pas d'accord ?
— Ce n'est pas à Dimitri de choisir pour Pinkie, concéda-t-il. Et si elle subit son influence, elle finira par craquer, telle que je la connais.
— Dans ce cas, ce n'est que justice que j'apporte une influence contraire, pour qu'elle puisse faire un réel choix ! concluais-je.
— Parce que tu vas te contenter de l'influencer et de la laisser réfléchir par elle-même ? demanda Antoine. Ou tu vas tout faire pour qu'elle t'écoute toi, plutôt que lui ?
Je donnais un coup de pied dans le banc, produisant un bruit qui fit sursauter Phybie de là où elle était, mais qui ne troubla pas une seconde mon ami qui y était toujours assis.
— Ne charge pas mes décisions de sens philosophique, Antoine ! Je fais simplement ce qui me semble juste, j'agis au cas par cas comme je l'ai toujours fait ! m'exclamais-je, de mauvaise humeur.
Il soupira. Ce qui m'agaça d'autant plus.
— Si tu le dis. Bon, je vais en cours.
Il se leva du banc en prenant son cartable sur une épaule et s'éloigna tranquillement. La plupart de nos disputes avaient toujours la même origine : nos visions divergentes de ce qui était juste.
Il préférait ne jamais intervenir à priori, simplement réagir à posteriori à un événement ayant déjà eu lieu. Son attitude passive était ce qui lui avait valu de toujours pouvoir s'intégrer partout et de ne jamais être impliqué dans des disputes. Mais au sens purement moral, je n'approuvais pas ce comportement, que je jugeais simplement lâche.
Prenant mon propre cartable sur mes épaules, je me dirigeais vers Phybie d'un pas décidé. Mon arrivée ne l'étonna d'ailleurs pas le moins du monde, vu que j'avais déjà attiré son attention en frappant le banc.
— Pinkie Pie, il faut qu'on parle ! lui lançais-je en arrivant à sa hauteur.
— Oh, Lilinette, Dimitri m'a dit que vous étiez arrivé à un terrain d'entente ! déclara-t-elle, visiblement ravie de partager son enthousiasme sur le sujet.
— Il s'est plutôt contenté de faire ce qu'il aurait dû faire depuis le début, en prétendant qu'il s'agissait d'une idée géniale de sa part, grognais-je.
— Au fait, pourquoi tu m'appelles "Pinkie Pie" depuis le collège ? demanda-t-elle avec un grand sourire, s'attendant sûrement à une grande révélation d'une affection cachée que j'aurais pour elle. Je veux dire, c'est un drôle de nom, on dirait de l'anglais, mais je suis pas sûre.
Je me figeais un instant et écarquillais les yeux, puis je renâclais bruyamment en fronçant les sourcils.
— Attend, t'es sérieuse ? Depuis toutes ces années, t'as même pas cherché ce nom sur internet ?!
— Ben, je sais même pas comment ça s'écrit... j'ai jamais eu la moyenne en anglais, justifia-t-elle avec un petit rire amusé.
Amusée, je ne l'étais pas.
— C'est un personnage de dessin animé culte du début des années deux-mille dix ! m'exclamais-je, consternée. Et vous êtes toutes les deux beaucoup trop souriantes et enthousiastes pour que ça n'ait pas l'air de cacher un trouble névrotique !
— Haha, mais toi et moi on n'était pas nées à cette époque !
— En quoi c'est un argument ? soupirais-je avant de respirer pour me calmer. Bref, je voulais justement te parler de Dimitri !
— Oh, je voulais t'en parler aussi ! Justement, je... (elle s'approcha, prenant le ton de la confidence) Je crois que je suis prête à sauter le pas, si tu vois ce que je veux dire.
Je tiquais de la paupière, les planètes s'étaient alignées pour me rendre folle, spécifiquement aujourd'hui. Moi qui pensais devoir faire rentrer un peu de plomb dans la cervelle d'une Phybie Paillet hésitante et influencée par un idiot libidineux, voilà que j'apprenais qu'elle s'était déjà décidée. Je tentais de garder mon calme.
— Mais j'ai cru t'entendre hésiter, quand tu lui parlais, fis-je en serrant les dents.
— Oh, mais tu sais ce que c'est, déclara-t-elle avec un petit rire complice. Il ne faut pas avoir l'air d'accord trop vite, sinon les garçons s'imaginent qu'ils peuvent obtenir ce qu'ils veulent. En vrai, il m'a convaincu quand j'ai appris qu'il avait fait l'effort de faire la paix avec toi, conclut-elle.
Une profonde colère me transperça. La colère amenée par le sentiment d'impuissance face à une situation absurde et injuste. Je sentais le sang me monter à la tête, un début de migraine, puis mes oreilles sifflèrent et un sursaut de douleur me pris dans le bas-ventre.
— Bordel de merde, c'est pas le moment, grognais-je en portant une main sous mon nombril.
— Oh, ne t'en fais pas Lilinette ! J'ai toujours ce qu'il faut sur moi, ça marche à tous les coups, tiens, je te le donne, déclara-t-elle en fouillant dans son sac. Tu peux en prendre toutes les heures, y a même pas d'effet secondaire !
Sa bonne humeur aurait pu être communicative. Comme son ton enjoué que j'avais toujours apprécié, et sa sincère volonté de me venir en aide en me faisant cadeau de son médicament. J'aurais même pu retrouver mon calme face à la gentillesse dont elle faisait preuve. Mais lorsque je levais les yeux sur son flacon d'homéopathie, cela me fit l'effet d'une soudaine fissure dans le barrage de verre qui contenait ma frustration.
— Phybie, commençais-je en levant les yeux vers elle, contrôlant ma voix du mieux possible et rangeant le flacon dans ma poche. Tu sais qu'il n'y a aucun principe actif dans ces trucs, et que leur soi-disant effet repose sur une théorie fumeuse et jamais prouvée de prétendue dynamisation, pas vrai ? Tu es naïve, mais tu sais ce qu'est un placebo, rassure-moi ? demandais-je, à deux doigts de perdre le contrôle de mes nerfs.
— Hein ? Mais si, ça marche vraiment, mes sœurs et moi on en prend, et ma mère aussi, je peux t'assurer que c'est efficace ! répondit-elle, visiblement étonnée que je puisse remettre la chose en question.
— Bordel de merde, ça suffit ! m'écriais-je, à bout de nerfs.
Emportée par la colère, j'attrapais le revers de la veste de Phybie et la poussait contre le mur du gymnase. Elle poussa un petit cri de douleur quand son dos heurta la brique, contre laquelle je la maintenais de force. Et lorsque je fixais mes yeux plein de rage sur les siens, je pus lire l'incompréhension, la détresse, et la peur. Et loin d'estimer qu'il s'agissait là de signes qui devraient m'encourager à me calmer, je n'y vis que la confirmation de ce que je pensais : Phybie Paillet était trop faible pour se défendre, que ce soit physiquement ou intellectuellement.
— Arrête, ça fait mal ! couina-t-elle.
Je levais ma main libre en faisant appel à Porcupine Tree. Je pouvais en finir une bonne fois pour toute avec son idiotie chronique, et je n'allais pas me gêner pour le faire. J'ouvris les doigts et y invoquais toutes les couleurs de mon mépris envers les gens comme Dimitri, les pseudosciences et la naïveté en règle générale. Et lorsque je m'apprêtais à plaquer mes doigts contre le visage de Phybie, une ombre attira mon regard. L'ombre du cœur sanguinolent sur la gorge de mon amie, qui s'étendait et s'étirait, jusqu'à prendre la forme d'une main, refermée sur sa gorge. J'entendis alors, comme une hallucination, le rire lointain de la Reine Noire.
Je frémis de tout mon corps, Porcupine Tree s'estompant d'un coup, avant que je ne me mette à trembler en relâchant ma pauvre victime et en reculant de quelques pas. J'avais agi comme Dimitri, en faisant subir ma colère injustifiée à une personne à laquelle je prétendais tenir, j'avais agi comme Nyarlathotep, en voulant soustraire son libre arbitre à quelqu'un, sous prétexte d'agir pour son bien.
— J-je... je suis désolée, je... te demande pardon, articulais-je, n'ayant pas l'habitude de prononcer de tels mots.
Je reculais encore de quelques pas en prenant mon crâne entre mes mains, je ne savais plus si j'avais envie de hurler parce que j'avais mal, parce que j'étais en colère, ou parce que j'avais envie de pleurer. L'angoisse me broyait le ventre, troublait mon cerveau, je faillis perdre l'équilibre.
Tout recommençait comme à l'époque de mon entrée en seconde, je pensais être bien plus forte aujourd'hui, mais je ne parvenais pas à surmonter cette nouvelle crise d'angoisse.
Puis, contre toute attente, une main bienveillante vint soutenir mon bras, et une autre glissa dans mon dos. Phybie Paillet se tenait à côté de moi, inquiète. Sa voix était douce, sincère, comme si je n'avais pas essayé de la violenter quelques secondes auparavant.
— Je suis là, Lilinette, je suis là... souffla-t-elle avec bienveillance. C'est pas grave, ça arrive...
Sa main passait dans mon dos avec une délicatesse et une affection que j'avais rarement connues. Son bras, habituellement si faible, semblait suffisamment fort pour pouvoir soutenir tout mon poids si je défaillais. Je restais ainsi un bon moment, quelques secondes, ou peut-être quelques minutes, je n'aurais pas su le dire. Mais cette chère Pinkie Pie m'avait sauvée, avec sa gentillesse et sa bienveillance, alors que j'avais essayé de lui imposer ma colère et mon mépris.
Elle prit même la peine de me conduire jusqu'à l'infirmerie, trop fière de pouvoir me rendre ce service. Comment pouvait-elle pardonner si facilement ? Était-elle simplement plus clairvoyante que je ne le croyais ? Ou était-elle simplement trop naïve ? L'assurance dont elle avait fait preuve en me prenant dans ses bras, n'allait pas dans le sens de cette deuxième théorie.
Evelyne Dunklegrau semblait être une experte avec un stéthoscope entre les mains. Elle avait examiné ma respiration, mon cœur, calculé mon pouls et deviné ma pression artérielle avec ce seul instrument.
— Hé bien, Lili, tu as dû avoir beaucoup d'émotions récemment. Tu as fait une bonne crise d'angoisse, avec une hausse puis une chute phénoménale de tension ! conclut-elle.
— Ça n'a rien de normal, dis-je en portant une main à mon front. Je me maîtrise beaucoup mieux d'habitude, et mes nanites devraient m'aider dans ces cas-là, elles aident bien Emily !
— C'est quoi des nanites ? demanda Pinkie Pie, soucieuse.
— Phybie, je t'ai dit de retourner en classe, lançais-je. Je dois parler de choses privées avec le docteur.
Mon amie cacha alors un petit rire derrière sa main et me salua brièvement, avant de ramasser son cartable et de sortir de l'infirmerie.
— Tu ne mérites vraiment pas une amie aussi dévouée, me nargua Evelyne en allant s'asseoir à son bureau.
— Je le sais, et je me passerais de vos commentaires, répondis-je. Mais dites-moi, pourquoi mes nanites ne m'ont pas aidée ? Elles aident bien Lindermark, non ?
Dunkelgrau se mit à remplir d'obscures documents, ce qui ne sembla pas l'empêcher de me parler en même temps.
— Le self-control de frau Lindermark est naturel, on ne peut pas laisser les nanites influer sur des choses trop sensibles, comme les hormones ou le cœur, par exemple. C'est également pour des raisons de sécurité qu'elles se sont désactivées pendant ta crise d'angoisse.
— Pourtant, j'ai le pouvoir d'imposer mes émotions aux autres, ce n'est pas rien, répondis-je en enfilant et boutonnant ma veste.
— C'est différent, il s'agit d'une application unique qui s'est développée sous l'influence de ta propre personnalité, expliqua-t-elle. Il s'agit là d'une fantaisie de frau Lindermark, inspirée par celle qui lui a donné son propre pouvoir, conclut-elle en achevant de signer un document.
En passant devant son bureau pour récupérer mon cartable, je jetais un coup d'œil sur le document qu'elle rangea dans son tiroir.
— Hé ben, vous avez une signature de ministre ! remarquais-je.
— Les gens importants se doivent d'avoir une signature qui en impose, fit-elle avec un petit sourire satisfait.
— Je change encore de sujet, mais comment fonctionne réellement mon pouvoir ? demandais-je. Ça a l'air d'être magique, mais j'aimerai en comprendre le vrai fonctionnement.
— Simple ! (Elle s'éclaircit la gorge) Tes émotions et tes sentiments circulent sous forme de signaux électriques entre tes neurones. Sous l'impulsion de ta volonté, comme si tu activais un muscle, tes nanites imitent ce signale et peuvent le transférer à travers toute matière suffisamment conductrice. Le signal peut également être relayé par n'importe quelle cellule contenant une mitochondrie. Ce signal sera alors dirigé par tes nanites vers le cerveau du sujet et y inscrira de force les données de tes émotions. (Elle soupira) Et je te le résume très grossièrement pour que tu comprennes, le véritable processus derrière ce phénomène est d'une extrême complexité.
Je passais une main dans mes cheveux, comme pour m'assurer que tout était en ordre et pris une profonde inspiration avant de soupirer longuement.
— OK, j'y réfléchirais... Mais ça n'explique pas ces couleurs que je vois à chaque fois.
— Ton cerveau interprète comme il peut cette nouvelle "fonctionnalité" de ton corps, répondit-elle simplement. D'ailleurs, avant que tu ne partes, prend un bonbon, ajouta-t-elle en sortant un bocal au contenu haut en couleur, qu'elle posa sur son bureau.
Je tendis la main pour l'ouvrir et me saisit d'une sorte de bille rouge et colorée, elle sentait bon la fraise. Je la croquais avec plaisir.
— Wahou, ça donne un coup de fouet ! m'exclamais-je en sentant un frisson me parcourir.
— Pourtant, ça n'est que du sucre et des arômes naturels, précisa Evelyne en levant la tête dans ma direction. N'oublie pas que ton Porcupine Tree consomme beaucoup de calories, et surtout du glucose, je te recommande de garder des sucreries sur toi.
Je tendis de nouveau la main vers le bocal, mais Dunkelgrau la frappa du bout de son stylo.
— Non, pas les miennes ! Elles sont pour mes patients ! déclara-t-elle sans humour, ce qui ne m'empêcha pas d'afficher un sourire amusé.
— Très bien, je prends note. Je vais retourner en classe pour le moment... (je pensais à Antoine qui devait m'attendre là-bas) Merde, je vais encore devoir supporter son air de "je te l'avais bien dit"... Au fait, j'y pense, est-ce que vous avez accès aux prototypes présentés dans le magazine "Lindermark future tech." ?
— Quoi ? Tu as besoin d'une voiture intelligente ? Prend le bus comme tout le monde, répondit l'infirmière en s'intéressant à un nouveau document, qu'elle se mit à remplir. De toutes façons, je ne travaille pas pour la branche de technologie grand public, demande directement à frau Lindermark.
Je souriais légèrement en hochant la tête.
— Je crois que je pourrais demander à la femme du Dr. Walsh, songeais-je à voix haute. Je suis sûre qu'elle a conçu ces fameuses lunettes intelligentes.
— Ah, celle-là. Je te souhaite bonne chance, personne ne l'a jamais vue, au labo', on la surnomme "la femme de Columbo", répondit Evelyne avec humour.
— Hoho, très peu de gens doivent comprendre cette référence ! ricanais-je.
— Retourne en classe, Lili.
— j'y vais, j'y vais... !
Avant de quitter l'infirmerie, je parvins à subtiliser un autre bonbon dans le bocal de Dunkelgrau.