Des textos, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Je n’avais pas eu à attendre longtemps avant que Trevor me contacte. Du premier message où je cherchais mes mots, le doigt hésitant au-dessus du clavier, l’esprit embrouillé par la peur d’être ridicule, les mots se déversaient à présent, presque sans filtre. Nous en étions arrivés au stade où nous nous disions tout ce qui nous passait par la tête, de l’anecdote la plus anodine à des pensées plus personnelles et profondes. D’un commun accord, nous gardions notre passé en dehors de nos conversations, jardin secret dont nous gardions la porte close.
Ces échanges me ramenaient à l’époque où j’avais encore des amies. Je me confiais ainsi, des discussions parfois sans queue ni tête mais dont le souvenir me restait. Tout ce que j’avais perdu alors, en même temps que mes parents. Cet accident… J’en rêvais encore.
Les rires, mon père qui chantait faux, le soleil éclatant… Puis le choc, inattendu, inconcevable. La tôle froissée, le corps qui se projette vers l’avant, la ceinture sciant la peau, les éclats de verre, les cris. Le silence après coup, insoutenable, effroyable. Ma voix éraillée qui les appelait. Toujours ce silence. La vérité qui se frayait un chemin à coup glacial. Le bruit enfin, mais pas celui que j’attendais. Celui des sirènes des secours, les voix qui lançaient des directives. Puis l’annonce, brutale, ma vie qui bascule en une fraction de seconde, même si à cet instant je ne réalisais pas encore à quel point.
Depuis cette rencontre, un déclic semblait s’être produit en moi, une envie de profiter de la vie et non plus la supporter. Il était étrange de se dire qu’il y a quelques jours à peine nous étions encore deux parfaits inconnus l’un pour l’autre. Quelques instants volés dans la pénombre de la fin du jour. Me revenaient son sourire, ses prunelles bleutées dans lesquelles je percevais un tourment enfoui. Trevor. Pourquoi moi ? Pourquoi lui ? Au fond, ces questions ne méritaient pas que l’on s’y attarde. Je voulais saisir ces cartes que le destin me tendait. Je traînai ma solitude depuis assez longtemps.
« Saisis la corde pour t’y accrocher, fuis cette obscurité
Le destin a frappé à ma porte, je lui ai ouvert.
Premiers pas hors de la cage, hésitants et tremblants
L’air sur ma peau tel une promesse de renouveau »
Les paroles d’une de leurs chansons, tel un parfum entêtant, me suivaient, me mettaient face à mes doutes. Je relus son dernier message. Il me proposait d’aller boire un verre en fin de journée. Le revoir…
Saisis la corde.
J’écrivis ma réponse, le cœur battant. J’osais. Je plongeai avec une témérité nouvelle dans cette aventure.
*
Alix me trouvait plus épanouie et joyeuse. Elle se doutait bien que la rencontre du concert n’y était pas étrangère. J’osais lui demander des conseils pour savoir comment m’habiller lors de ce fameux rendez-vous.
— Un rendez-vous ! s’exclama-t-elle avec emphase. Zoey Petrov va sortir. Je ne pensais pas que ce jour arriverait.
Une moue amusée tordit mes lèvres devant son manège.
— N’en fais pas tout un plat, ou tu vas m’enlever tout courage.
— Non, pas question que tu te défiles. Ne te tracasse pas sur ta tenue. Reste toi-même, c’est le meilleur conseil que je peux te donner, ma belle. Juste… Evites peut-être le sweat à capuche pour cette fois. S’il t’intéresse, tu veux qu’il te voie, non ?
J’acquiesçai, non sans cesser de tripoter mes manches. La perspective de m’aventurer dehors sans mon armure symbolique me paralysait presque. Je repensais à son dernier message et relâcher ma prise sur le tissu, relevant la tête. Je pouvais le faire, pour lui. Je n’aurai qu’à me focaliser sur lui, seulement lui. J’enlaçai mon amie et partis me préparer.
— Tu me raconteras ? me lança-t-elle avec espoir.
Je lui retournai un sourire mystérieux et haussais les épaules.
*
J’atteignis le bar avec un bon quart d’heure d’avance. Par peur de me tromper sur l’itinéraire, j’avais prévu large. Je vérifiai pour la énième fois mon portable, autant pour l’heure que pour un éventuel message. J’hésitai à entrer. Je patientai encore cinq bonnes minutes avant de me résoudre à pousser la porte vitrée. Une clochette avertit de mon entrée. Mes mains se portèrent d’instinct vers l’arrière de mon cou avant que je stoppe mon mouvement.
Tu n’as pas de capuche. Rien pour te camoufler, me susurra une petite voix. Je la fis taire avant de perdre mes moyens et de m’enfuir de là. Je focalisai mon attention sur le décor. L’ambiance cosy de la salle apaisa un peu mon anxiété. La lumière d’un jaune doré sous les abat-jours en acier sombre éclairait sans éblouir et l’aspect un peu vieillot du mobilier créait un sentiment de chaleur familière. Je me détendis légèrement et commençai à chercher le jeune homme parmi les quelques consommateurs.