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Par Dan
Notes de l’auteur : U2 - Magnificent (https://www.youtube.com/watch?v=Yi52HjJbwVQ)

17

 

8 mars 2014

 

La lueur bleue de l’écran donnait au visage de Frankie des allures d’apparition cauchemardesque alors que de nouveaux nuages épaississaient l’obscurité du pub. La pluie qui s’empressa de mitrailler les fenêtres à croisillons couvrit presque Magnificent, dans son écouteur, avant de faiblir jusqu’au clapotis.

— Tu serais pas mieux chez toi pour faire ça ? capta son oreille libre.

Frankie haussa une épaule à l’intention de son patron, qui finissait de recharger les stocks de whisky derrière le bar. Son service ne commençait pas avant deux heures ; Frankie aurait largement eu le temps de rentrer dans son ruineux placard à balais, mais elle préférait la noirceur bruyante du bar à la compagnie trop étroite des cartons de déménagement. « Chez elle » n’était pas « chez elle » ; Frankie n’était même pas sûre de rester à Dublin. Londres pourrait lui convenir, peut-être, ou Berlin. Tout sauf la France.

Elle ramena les yeux sur son traitement de texte où le curseur clignotait à mi-chemin d’un paragraphe de conclusion. Ce devoir achèverait un MOOC de journalisme d’investigation entamé deux mois plus tôt, et Frankie avait hâte de passer aux cours suivants – un programme complet de géographie et de communication scientifique – en attendant les résultats d’admission en master de biomécanique par correspondance.

À force d’explorations, elle espérait bien provoquer le déclic : mettre le doigt non pas sur une réponse, mais sur la question qui lui échappait sournoisement depuis ses vacances sur l’île de Pâques. La question qu’elle devait impérativement poser.

— Eh, Frankie, c’est pour toi.

Le patron monta le son de la télé et Frankie coupa la musique au moment où les images de la guerre civile yéménite disparaissaient derrière celles d’un avion à la queue décorée d’un logo rouge et bleu. Elle avait commencé à lire le bandeau défilant quand un nouveau flash-info spécial lui apporta tous les détails nécessaires :

« Une opération de recherche et de secours est en cours après que Malaysia Airlines a annoncé la disparition d’un avion transportant 227 passagers et 12 membres d’équipage sur la route de Kuala Lumpur à Beijing.

La compagnie a indiqué qu’elle avait perdu contact avec l’appareil deux heures après le décollage et qu’elle travaillait maintenant avec les autorités ayant déployé les équipes de recherche pour le localiser. L’avion a quitté Kuala Lumpur à 00 h 41 heure locale le samedi (18 h 41 GMT le vendredi). »

Frankie fit grincer le cuir usé de la banquette en se dandinant. Quelque chose la dérangeait, comme un cheveu pris entre les orteils au fond de la chaussette, ou un tampon hygiénique mal appliqué.

« Une déclaration de la compagnie précise qu’elle contacte en ce moment même les plus proches parents des passagers et de l’équipage. "Nos pensées et nos prières vont à toutes les personnes affectées et aux membres de leur famille."

Le contact radar avec l’appareil, vol MH370, a été perdu dans l’espace aérien contrôlé par le Vietnam aux petites heures du samedi matin, d’après l’agence de presse chinoise Xinhua, qui a ajouté que l’avion n’était pas entré dans l’espace aérien contrôlé par la Chine et qu’il n’avait établi aucun contact avec les contrôleurs chinois.

L’atterrissage de ce vol était prévu à Beijing à 6 h 30, heure locale. Les passagers comptaient parmi eux deux bébés, d’après la compagnie, qui a également mis en place un numéro de téléphone à la disposition du public pour toute demande d’information. »

— Ça va encore exciter les fans de Lost, ça.

— Hm-hmm…

Frankie s’était détournée de l’écran. Dehors, la fin des heures de bureau et l’éclaircie inespérée drainaient déjà les foules vers les pubs du quartier, et la nouvelle clarté du jour semblait se réverbérer très loin dans l’esprit de Frankie. Il ne lui manquait presque rien pour atteindre l’illumination. Si seulement elle pouvait…

Frankie bouscula la table en se redressant à demi, cherchant un visage aperçu parmi les passants. Là, sur le trottoir opposé, dans un manteau de laine noire…

— T’as vu un fantôme ?

Frankie frôla ses rêves du bout des pensées, glissa sur des fragments de ciel violet et de chambre décorée de dessins d’enfant, s’imprégna du parfum des fleurs et de l’odeur de la terre mouillée, chavira dans un vide aussi doux que brûlant. Quand elle revint enfin au moment présent, l’homme dans la rue s’était volatilisé.

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EryBlack
Posté le 08/06/2021
PuRÉE ce dernier paragraphe, gniiii. Des souvenirs comme des cheveux sur la langue. J'aime tellement cette tension ! J'adore comme tu la décris. Le coup du cheveu dans les chaussettes ou du tampon mal appliqué, je trouve ça brillant : on se marre un peu mais en même temps on est troublé. En tout cas moi ça m'évoque des sensations très précises et un peu de ce trouble qu'on ressent avec les impressions de déjà-vu, même si ce n'est pas rigoureusement la même chose ici. Y a quelque chose de vraiment magique en tout cas.
Je suis très intriguée par ce que Kevin appelle dans son commentaire le "nœud". A-t-on donc vraiment deux Frankie dans deux univers parallèles ? Est-ce que cette "deuxième réalité" que tu nous présentes s'est substituée à l'autre ? Est-ce qu'il y aura un contact entre les deux ? Roh lo lo, je suis bien accrochée. Je continue ma lecture !
Dan Administratrice
Posté le 13/08/2021
Haha j'ai moult fois failli supprimer cette allusion au tampon, pourtant x'D C'est vrai qu'il y a un côté déjà-vu, en un sens. Je m'attendais pas à ce que ça fonctionne aussi bien, c'est des sensations vraiment difficiles à retranscrire, alors ton retour me fait super plaisir.

Concernant le nœud et les Frankie, évidemment, je ne peux rien révéler ! Mais la réponse approche (d'ailleurs ça sert à rien que je fasse du faux suspens puisque t'es arrivée à la fin de cette deuxième partie !)
Kevin GALLOT
Posté le 28/05/2021
Salut Dan, toujours très heureux de lire les nouveaux épisodes !
Voilà le fameux nœud, c'est trop cool comme intrigue j'adore !

Sur la forme, j'ai eu du mal avec cette phrase sans trop savoir pourquoi, peut-être le temps, peut-être l'usage du PQP et de l'imparfait qui me semble bizarre, mais c'est peut-être moi qui déconne :

"La compagnie a indiqué qu’elle avait perdu contact avec l’appareil deux heures après le décollage et qu’elle travaillait maintenant avec les autorités ayant déployé les équipes de recherche pour le localiser. L’avion a quitté Kuala Lumpur à 00 h 41 heure locale le samedi (18 h 41 GMT le vendredi). »

Au plaisir de lire la suite!
Dan Administratrice
Posté le 02/06/2021
Coucou !

Aah pour la phrase c'est fort possible. J'ai récupéré la vraie conférence de presse mais avec le recul je ne sais plus si j'avais trouvé une version en français ou fait une traduction sans doute approximative, j'irai retrouver ça !

Merci comme toujours pour ta fidélité et tes retours, ça me fait vraiment chaud au cœur !
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