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16 septembre 2017
Frankie perdit deux litres de sueur dès qu’elle eut franchi les portes automatiques de la gare. La place qui longeait le hall, les quais d’embarquement des bus et la station de tramway s’était cristallisée en un miroir de feu : la chaleur irradiait du damier de dalles fendues, blanchies par les reflets que les fenêtres des immeubles environnants se renvoyaient à l’infini. Sous le ciel assommant, les câbles et les rails serpentaient comme des langues de lumière.
Elle venait de trouver l’ombre rare des platanes de l’avenue du centre-ville quand un homme surgit d’une rue perpendiculaire et fondit sur elle comme un oiseau de proie.
— Can you help me? I think I’m lost.
Elle avait une tête de panneau indicateur ? Et comment savait-il qu’elle parlait anglais ?
— Désolée, répondit-elle dans la même langue. Je viens d’arriver. Vous pouvez peut-être demander à la gare ? J’ai rendez-vous et je vais être en retard…
— Tu es déjà en retard. Sur tout.
— Pardon ?
C’était qui, ce type ? Est-ce qu’il était vraiment en train de la traiter d’arriérée ? Frankie se préparait à répliquer quand elle plongea ses yeux dans les siens. Il semblait attendre quelque chose, presque supplier, et l’étrange sensation de familiarité qui la saisit au creux de l’estomac balaya tout le reste. Plus effrayée qu’irritée, maintenant, Frankie fit volte-face et constata avec horreur qu’il s’élançait pour la suivre.
— S’il te plaît… Essaye juste de…
— Foutez-moi la paix, grogna-t-elle.
— J’ai vraiment besoin que tu…
— Lâchez-moi la grappe ou je crie !
La menace sembla le faire hésiter, alors qu’aux terrasses des bars environnants, quelques têtes s’étaient déjà redressées. Frankie lança un dernier regard de défi au harceleur taré et tourna de nouveau les talons, craignant d’entendre ses pas dans son dos, l’espérant aussi, histoire d’avoir une bonne raison de lui retourner une beigne.
— Putain de merde…
Dans l’agitation de son esprit qui tentait à la fois de refouler sa sensation de déjà-vu et de la décortiquer, Frankie avait réussi à se perdre. Elle était bel et bien en retard, désormais, ce qui n’arrangeait ni son appréhension ni son état d’ébullition prononcée.
Elle avait déjà passé de nombreux entretiens au cours de sa jeune vie, certains scrupuleux, d’autres dans des domaines qu’elle maîtrisait à peine, la plupart lourds d’enjeux beaucoup plus importants que ce stage facultatif, mais aucun ne l’avait autant stressée que celui-ci – et le touriste zarbi n’y était pas pour grand-chose. Même la fraîcheur de l’immeuble haussmannien dont elle venait de pousser l’imposante porte ne pouvait plus endiguer la crue : elle suintait par tous les pores.
— Bonjour, dit-elle en français à l’accueil du premier étage, essayant du même coup d’écarter discrètement les bras pour se ventiler. J’ai rendez-vous avec monsieur… Szymankiewicz ?
— Il va venir vous chercher tout de suite.
Et en effet, avant que Frankie ait pu retrouver une température normale, un grand homme dégarni remonta le couloir à sa rencontre. Il dégaina une main comme un colt de western et son sourire réduisit ses yeux à des traits d’encre sur le visage d’un personnage de manga.
— Bonjour, madame McKenna.
— Frankie, bonjour, dit-elle en lui rendant une poigne qu’elle espérait ferme et pas trop collante.
— Enchanté, je suis Kasper. Venez.
Le style classique des locaux et l’accumulation hétéroclite du mobilier offraient un contraste assez saisissant, entre plafonds moulés et bibliothèques Ikea, planchers flottants et tourets retapés en table de salon. Les portes entrouvertes laissaient entrevoir des tableaux blancs décorés de graphiques et de smileys, un assortiment de tabourets pivotants, de chaises à bascule et de boules de yoga en guise de fauteuils, et des fenêtres à meneaux décorées de plantes en pots ou de rideaux colorés.
Frankie pouvait nommer une dizaine de start-ups branchées incapables de concrétiser aussi simplement le rêve de tout manager en bien-être et cohésion d’équipe. Et que le bonheur des employés soit forcé ou non, ici, les échos de leurs rires, le ronron de la machine à café et la musique légère qui s’échappait d’une salle de détente permirent au moins à Frankie de se calmer un peu.
Kasper la conduisit dans une pièce à peine moins chargée que les autres et la fit asseoir dos à la fenêtre, dont il tira les stores vénitiens. La pénombre donnait aux lieux une douceur de cocon.
— Vous voulez boire quelque chose ?
— Un baril d’eau, s’il vous plaît.
Kasper rit et s’éclipsa le temps de lui servir un verre.
— Comment vous avez trouvé Grenoble ? s’enquit-il pendant qu’elle l’éclusait.
Frankie se retint de répondre « sur une carte » ; ça n’était pas le moment de faire la démonstration de son humour de papa. Le souvenir de son altercation avec l’autre dégénéré était de toute façon trop frais.
— Chaud, dit-elle plutôt. Mais les montagnes sont jolies.
— Vous auriez dû venir nous voir y a trois mois, la pleine canicule est délicieuse dans ces contrées.
— Ça ferait presque espérer un petit ouragan.
Irma avait fait cinquante fois moins de morts dans les Antilles que les intolérables chaleurs parmi les seniors de la métropole, mais les images de la tempête étaient nettement plus impressionnantes.
— Tout ça n’est rien contre la plus grande plaie de cet été, de toute façon, reprit Kasper.
— Despacito ?
Ses yeux pétillèrent entre les fentes de ses paupières.
— Je serais tenté de vous donner le stage de Camille rien que pour l’empêcher de nous passer cette horreur en boucle, reprit Kasper en s’emparant de la chemise cartonnée qui trônait sur la table. Si je dois l’entendre encore une fois, je m’immole par le feu.
— Immolez Camille, plutôt.
— Pragmatique, bon point. Alors, dites-moi, comment vous avez eu vent de l’existence de l’OZ ?
— J’ai suivi ce qui était arrivé à l’avion de Malaysia Airlines, en 2014, répondit Frankie, qui parvenait presque à oublier que l’entretien formel avait débuté.
— Et à votre avis ? Abduction extra-terrestre ou détournement par les reptiliens ?
Frankie pouffa, mais Kasper avait cessé de tripoter les coins de son CV et paraissait extrêmement sérieux.
— Je crois pas à toutes ces… bêtises, dit Frankie, tout à fait consciente qu’il avait entendu « conneries ».
— Qu’est-ce que vous faites là, alors, si vous n’êtes pas prête à vous laisser convaincre par de bons arguments ?
Elle aurait dû s’en douter : ce genre de piège était aussi prévisible que la réponse au célèbre « Quel est votre plus grand défaut ? ». Mais Frankie ne pouvait pas davantage répondre « le perfectionnisme » qu’avouer ses véritables motivations à Kasper Szymankiewicz.
Dire qu’elle se sentait poussée, entraînée, mue par une conviction qui flirtait avec le besoin viscéral ? Parler de vocation ou d’épiphanie à un enquêteur sceptique ? Frankie ne le tolérait pas elle-même ; l’idée d’avoir soumis sa vie à cette force indescriptible lui vrillait les méninges et peuplait ses nuits de cauchemars où un homme au visage flou la traquait sans relâche. Son comportement confinait davantage à la folie qu’à la foi, pourtant Frankie se trouvait là, aujourd’hui, avec pour seule excuse un élan primal pour la quête de la question.
— J’ai besoin de la vérité, lâcha-t-elle en détournant les yeux, incapable de soutenir plus longtemps le regard inquisiteur de Kasper.
— J’espère que vous avez conscience que vous ne la trouverez peut-être jamais. Ou qu’elle pourrait ne pas vous plaire.
Une leçon. Une menace.
— Si c’est le MH730 qui a piqué votre curiosité, j’imagine que vous avez déjà des domaines de prédilection pour la démarche zététique ? reprit Kasper.
Frankie s’autorisa un instant de soulagement : elle n’avait peut-être pas tout gâché avec son cynisme mal placé.
— Plutôt cryptogéographie que radiesthésie, oui.
— C’est beaucoup de temps passé les fesses sur une chaise à faire des recherches, d’abord. Après ça, c’est beaucoup de vols économiques, de nuits dans des hôtels d’aéroport et de voitures de location pourries.
— Tout ce que j’aime.
Kasper lui adressa un regard chaleureux qui finit de la rasséréner. En silence, il examina de nouveau sa lettre de motivation, puis claqua bruyamment les élastiques de la pochette et sourit de tous ses yeux en s’exclamant :
— Eh bien, Frankie, bienvenue à l’OZ !
En tout cas si c'est bien ça, ça voudrait dire que j'attendrais de la suite le "morceau manquant", soit le milieu de l'histoire, quoi. Comment Levi et Frankie se sont-ils échappés de l'icosaèdre ? Bien sûr, j'aimerais aussi en savoir plus sur le mystérieux Levi et aussi sur ce qui leur arrivera à tous les deux (retrouvailles or not ?). Mais c'est drôle de retrouver nos repères après tous ces chapitres présentant des lieux hors du commun. Dès le début de celui-ci, j'ai perçu la gare de Grenoble et j'ai pu SENTIR la chaleur dont tu parles xD C'est déstabilisant de retrouver ce lieu familier. On est gagné par l'étrangeté de tout ça et le familier n'est plus si familier.
Il y a plein de choses que je comprends mieux sur la première partie, aussi, du coup. Ces passages où Frankie semble un peu parano, très perturbée, ils s'expliquent mieux maintenant, je crois.
Vraiment hâte de voir jusqu'où tu vas nous emmener <3
Donc oui, les parties III et IV vont en fait combler le trou entre ces deux périodes et expliquer comment ils ont pu s'échapper, avec quelques surprises en cours de route si j'ai pas trop raté mon coup. J'espère en tout cas que le retour à la "réalité" est pas trop rude !
Haha la fameuse chaleur grenobloise ! Mais oui, ça permet de s'ancrer de nouveau à quelque chose d'un peu plus commun, et à la fois qu'on perçoit peut-être différemment après tout ce voyage.