18. Le creux

Par Shaoran

En ce réveillon du Nouvel An, la librairie Valrec fermait ses portes à 15h, pour ne plus rouvrir avant le 06 janvier. 

Enfin quelques jours de congés ! 

D’une manière générale, je n’étais pas le genre de fille à compter les heures jusqu’aux vacances, mais en quelques semaines, j’étais passée de l’oisiveté relative du chômage, à une vie active bien chargée. 

J’avais besoin de souffler un peu.

De me retirer de cette agitation ambiante pour me recentrer sur moi. 

J’envisageai donc une cure de pyjama douillet, agrémentée de plaid, de chocolat chaud et d’une orgie de dessins animés. 

Et peut-être aussi de dessin tout court. 

Et de piano. 

Oui, depuis environ une semaine, je m’étais mise en tête d’apprendre. J’entendais d’ici Lilie et Cédric prétendre que c’était parce que mon colocataire me manquait, je préférais me dire que je cherchais un moyen de calmer mon mental à la dérive. Et quoi de plus stimulant pour canaliser des pensées envahissantes qu’un apprentissage exigeant ?

Quoi qu’il en soit, avant de me préoccuper de la manière dont j'emploierais ces quelques jours de repos mérité, il me restait deux obligations à honorer : le réveillon chez Lilie et le traditionnel repas des vœux parentaux. 

Je rentrai donc en vitesse, décidée à souffler un peu avant la nuit chez Lilie. 

Au programme : blind test spécial génération Club Dorothée, délires vintages, jeux de sociétés plus loufoques les uns que les autres et buffet gargantuesque fait maison. 

Bonne humeur et fous rires garantis jusqu’à l’aube. 

De quoi me donner de l’énergie pour affronter le déplaisant déjeuner familial qui suivrait.

Pourtant, cette année, j’étais nerveuse. J’allais leur présenter Alexis. Et s’il ferait probablement un gendre idéal aux yeux de mes parents, je craignais que l’avis de Lilie et son compagnon soit plus mitigé. Ces deux-là étaient ma famille de cœur. Des gens précieux, honnêtes et adorables dont je ne saurais me passer. Et leur avis comptait beaucoup pour moi.

La vibration furieuse de mon portable m’arracha un sursaut, coupant court à mes pensées. 

Je décrochai. La voix masculine qui me salua manqua de me faire tomber de ma chaise. 

— Jérôme ? Qu'est-ce qui t’arrive ? Tu as eu un souci ? 

— Non ! Pourquoi faudrait-il obligatoirement que quelque chose cloche pour que je prenne de tes nouvelles ?

C’est trop gentil. 

— Ah tant mieux ! Mais ôte-moi d’un doute, tu voulais de mes nouvelles ou t'assurer que je n'avais pas mis le feu à l'appartement ou quelque chose du genre ? 

Oui, c’était plus fort que moi. J’avais besoin de le taquiner pour retrouver mes repères.

— Fidèle à toi-même, grogna-t-il. 

— Avoue que ça t'a manqué. 

J’espère tellement que je t’ai manquée. 

— Tu n'as pas idée soupira-t-il. D'autant plus qu’après ton message de l'autre jour... disons que je me suis posé des questions. 

— Ah ça ! C’était pour être sûre que tu m’oublies pas.

— Comme si j’avais besoin de ça. 

Je me raclai la gorge, embarrassée. 

Et voilà, sa spontanéité m’avait à nouveau mise dans tous mes états. 

— C'est gentil de t'inquiéter, gargouillai-je.

— Donc, tout va bien ? 

— Oui. Pourquoi ça n’irait pas ?

C’est pas comme si toutes mes croyances s’effondraient d’un seul coup. 

— Une intuition dirons-nous.

Je grimaçai. Malgré tout, Jérôme n’était pas dupe. Il sentait ma détresse. 

C’est ça ou alors… 

— Cette fameuse intuition ne s’appellerait-elle pas Cédric par hasard ? 

— Je ne donne jamais mes sources.

J’y crois pas ! Il m’a balancé à Jérôme ! 

— Qu’est-ce qu’il t’a raconté exactement ? 

— Rien en particulier. Il a trouvé que t’étais pas en forme alors… 

— Alors t’as sauté sur ton téléphone pour m’embêter. 

— En quelque sorte.

Je souris franchement. Son inquiétude me touchait. Sincèrement. 

— Alors dis-moi, qu’est-ce qui te tracasse comme ça ?

— C’est… Disons qu'entre les réunions de famille, le travail et... et... 

— L'autre avec lequel tu sors ? Il a fait un truc qui fallait pas ? 

— Non, ça n’a rien à voir avec Alexis, le détrompai-je sans relever cette nouvelle preuve de jalousie. C’est… J'ai découvert quelque chose de profondément troublant et je ne sais pas trop quoi en faire.

— De quoi s’agit-il ?

— Un livre.

— Mais encore…

— Ce bouquin à la con prétend que je suis surdouée, mais c’est débile… seulement, si je me montre parfaitement honnête avec moi-même ça…

— Ça te ressemble beaucoup, me coupa Jérôme. 

— Non ! Enfin… oui… tu crois ?

— Je ne suis pas spécialiste en la matière. Mais, avec ce que je connais de toi, ça ne me surprendrait pas tant que ça.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Eh bien, disons que tu as une personnalité plutôt hors norme. Tu te questionnes sur des choses que personne ne remarque, tu vois le monde différemment, tu ne supportes pas de rester à ne rien faire alors tu t’occupes en apprenant tout et n’importe quoi qui te passe sous la main. Et comme moi, tu as du mal à t’intégrer aux autres, alors tu t'exclues pour ne pas souffrir. Et ça, c’est assez caractéristique.

— D’un haut potentiel ?

— Disons plutôt d’une exceptionnalité.

— Je me sens pas exceptionnelle du tout.

— Toi qui aime tellement pinailler sur le sens des mots, tu devrais comprendre que l’exception a trait à ce qui sort de la norme. Cela ne signifie pas forcément meilleur ou moins bien. Juste différent. Comme quelqu’un qui n’entre dans aucune boîte.

— Non ! C’est faux ! Je… je… 

— Ne t’énerve pas. Ça n’a rien de dramatique.

— Ah oui ? Et, qu’est-ce que tu en sais, hein ? 

— La différence n’est pas une maladie. Tu n’as pas à changer pour elle, ni essayer d’en guérir. Je sais que c’est déstabilisant d’en prendre conscience parce que cela remet complètement en perspective qui tu es en tant qu’individu, mais crois-moi, tu finiras par retrouver tes repères. Je suis passé par là.  

— Oui et bien désolée de te le dire, mais c’est légèrement différent. 

— En quoi ? 

— Est-ce que tu réalises que mon monde s’effondre comme si toute ma vie n’était qu’une vaste blague ?

— Bien sûr. Je le comprends très bien.

— Ça m’étonnerais !

— Vraiment ? Pourtant, mon monde aussi s’est effondré du jour au lendemain.

Je restai interdite derrière mon téléphone. Évidemment qu’il savait ce que c’était de tout perdre. Et certainement bien mieux que moi. 

Rouge de honte, j’articulai piteusement : 

— Je… je suis désolée… Je ne voulais pas… 

Il rigola discrètement.

— Ne t’inquiète pas pour ça. Quand ça m’est arrivé, j’ai fait et dit bien pire à mes proches. Tout ça me paraissait tellement injuste. J’étais tellement en colère. Je me sentais mort de l’intérieur. Perdu.

 Sa voix était douce et calme. Avec sa simplicité naturelle, il mettait des mots justes sur mon mal être, sans condescendance ni leçons cachées. 

Je me raclai la gorge, soudain très mal à l’aise. 

— C’est aussi ce que je ressens. J’ai tellement de mal à imaginer ça. Et pourtant, ça me ressemble. C’est comme ça que je fonctionne, que je réfléchis. C’est comme si un psy avait regardé ma vie à la loupe pour écrire son bouquin et… c’est insensé. Je suis pas du tout douée pour quoi que ce soit, alors, surdouée… c’est ridicule.  

— Dans ce cas, de quoi as-tu besoin pour y croire ?

— Pardon ?

— Qu’est-ce qui te permettrait de manière irréfutable de savoir que tu es bien surdouée ?

— Quelle différence ?

— Quand je suis devenu aveugle et que je n’avais plus aucun but, le docteur Lanteigne m’a demandé quel était mon objectif. Mon rêve. Ce que j’aurais voulu faire dans la vie sans oser. Je lui ai tout de suite répondu le piano, mais ça me semblait encore plus inaccessible que quand mon père me l’interdisait. Et là, il m’a demandé de quoi j’aurais besoin pour y croire. Ce que je pourrais faire pour me prouver que j’en étais capable.

— Et qu’est-ce que tu as fait ?

— Je suis retourné au Conservatoire. Je me suis installé devant le piano et j’ai joué. C’était horrible. Maladroit. Discordant. Mais je sentais que j’étais à ma place. Là où je voulais être.

— C’est beau.

— J’y suis retourné tous les jours m’exercer pendant une petite heure. Au bout d’un mois, je n’avais plus le moindre doute. Je savais que je serais prof de musique.

— Pourtant, c’était un combat de tous les instants, non ?

— Les difficultés n’avaient plus la moindre importance. C’était ma voie. Et tant pis si elle ne plaisait pas.

— J’admire vraiment ce courage et cette détermination.

— Sasha, tu es comme moi. Simplement, tu ne t’es pas encore posé les bonnes questions. La différence est une richesse incroyable même si beaucoup de gens ne savent pas l’apprécier parce qu’elle les effraie.

— Et si je découvrais qu’en vérité que j’étais pas surdouée, mais juste folle, névrosée ou…

Jérôme rigola à l’autre bout de la ligne. 

— Crois-moi, tu es peut-être beaucoup de chose mais folle, certainement pas. Avec un petit grain de folie tout au plus. 

— Je ne sais pas.

— Alors, je te repose la question… Qu’est-ce que tu dois faire pour en être certaine ?

— Un test spécifique chez un psychologue de préférence habitué à ce public.

— Parfait. Alors prends rendez-vous et vois ce qu’il en ressort.

— Ça me terrifie tellement. 

— C’est normal. C’est un gros changement dans ta vie. Si tu n’es pas prête, ne le fais pas pour l’instant, mais laisse mûrir l’idée et prends un peu de recul pour accepter la situation.

— Accepter ?

— Oui. Ce que tu découvres aujourd’hui signifie que tu ne seras plus jamais la même, ce qui implique aussi que tu dois faire le deuil de celle que tu croyais être. C’est un processus inévitable.

— Mais je ne veux pas !

— Tu n’as plus le choix. Maintenant que tu as ouvert les yeux, tu ne peux plus reculer. C’est trop tard. Crois-moi. À l’époque, moi aussi j’ai résisté à ce changement de toutes mes forces, je l’ai maudit, renié, camouflé sous des mensonges et des illusions, mais rien n’y fait. Tu as mis le doigt dans l’engrenage.

Il marqua une pause. Je sentais qu’il attendait une réaction de ma part, seulement, si mon cœur sentait qu’il avait raison, ma tête refusait de le croire. Elle était en colère. Contre lui. Contre moi. Contre la terre entière.

— Pourquoi moi ? chuchotai-je sans m’en rendre compte. Je… ne mérite pas…

Sans comprendre comment, je sentis son sourire à l’autre bout de la ligne quand il me répondit avec bienveillance :

— Personne n’estime jamais mériter qu’un pavé lui tombe sur le coin du nez, mais on fait avec. D’abord, c’est difficile, puis on se relève et au bout de quelque temps, on réalise que ce changement n’était pas si terrible. Par contre, si tu étouffes tes émotions avec l’illusion que cela t’aidera, elles te rongeront de l’intérieur jusqu’au jour où elles t’exploseront au visage et là, ça sera bien pire à encaisser. Alors, laisse-les s’exprimer librement même si c’est douloureux. Et n’oublie pas. Je suis là si tu as besoin. Je peux t’aider à surmonter tes doutes. Quelle que soit l’heure. D’accord ?

— Merci. Je… j’y penserai. Par contre, il faut que je file… je… Alexis ne va pas tarder. Je dois aller chez Lilie ce soir.

— Ah ouais, je l’avais presque oublié celui-là.

— Sois pas jaloux. De toute façon, j’ai pas l’intention de le laisser monter.

— J’espère bien.

Il y eut un blanc dans le téléphone et Jérôme ajouta : 

— En tout cas, pour ce soir, amuse-toi avec tes amis et dis-toi que même s’ils sont éprouvants, ces changements sont extrêmement positifs. Ils signifient que tu te réalignes avec toi-même. Sur le moment, c’est une épreuve, mais sur la durée, c’est une véritable libération.

Des larmes roulèrent sur le velours de mes joues. 

Je le remerciai chaleureusement pour ses conseils. Un échange de vœux plus tard, je raccrochai, pleurant toujours à chaudes larmes. 

Il n’y avait que lui pour m’atteindre aussi profondément en quelques mots. Avec lui, je pouvais rester moi-même. Me confier. M’exprimer sincèrement, sans jugement ni marque de réprobation. Il m’écoutait, me rassurait, s’inquiétait pour moi. 

Il m’acceptait tout simplement. 

Comme Lilie.

Alors pourquoi ma relation avec Jérôme embrouille-t-elle tout le monde là où celle avec Lilie leur paraît normale ? Parce que c’est un homme ?

Possible.

De toute façon, ça peut pas être de l’amour, parce que l’amour des adultes, je sais pas faire. Y a qu’à voir comment je flippe à l’idée qu’Alexis me touche.

J’essuyai mes larmes avec un reniflement peu engageant.

Quant au reste, si par le plus grand des hasards Jérôme a vraiment des sentiments pour moi, qu’il me les exprime. En attendant, ça ne reste que spéculations de la part des autres.

Rassurée, je souris à mon reflet dans le miroir, m’habillai en vitesse et sortis retrouver Alexis. 

 

♪ - ♪ - ♪

 

Comme chaque année, le réveillon du Nouvel An chez Lilie et son amoureux fut un moment mémorable de partage, de délires fantasques et de franche rigolade. Si Alexis se prêta à l’exercice sans rechigner, je sentais qu’il n’était pas dans son élément au milieu de cette joyeuse bande de geeks. À tel point que pour une fois, je le trouvais particulièrement silencieux et effacé. 

Un comble quand on connaissait le personnage. 

J’aurais pu me sentir gênée de le laisser ainsi dans son coin, mais non. Lilie et son ami faisaient partie de ma vie. Et j’adorais ces moments de convivialité avec eux, ces conversations interminables, ces débats improbables et la bonne humeur qu’ils dégageaient. Plus que tout, j’aimais la sécurité de ce petit cocon nostalgique. 

Je ne les abandonnerais pas. Ni pour lui, ni pour personne.

Et puis, après tout, se prive-t-il, lui, de m’emmener dans ces bars et ces boites que je déteste ?

Ce soir, c’était à lui de faire un effort pour moi.

Manifestement, ça ne l’enchantait pas. 

À minuit tapante, en échangeant les vœux avec lui, je me promis de clarifier mes véritables sentiments à son égard. Même si cela impliquait d’arrêter les faux-semblants et renoncer à notre relation. 

Oui, cette année je voulais changer. Pas me changer. Me retrouver. Sincèrement. Pas pour lui, ni eux, ni personne. Juste pour moi. 

J’en avais besoin. 

Je le méritais. 

Je notai mes résolutions dans un coin de ma tête et me concentrai sur l’allégresse générale. 

Les jus de fruits remplacèrent les cocktails alcoolisés et les débats de geeks se transformèrent en une partie de jeux de société enflammée qui se poursuivit jusqu’aux premières lueurs du matin et son traditionnel petit-déjeuner de champion.

Les perdants faisaient la vaisselle ! Et, les gagnants les aidaient. 

Cette année, Lilie, particulièrement inspirée, nous avait concocté un véritable tour du monde culinaire. Il y en avait pour tous les goûts. De toutes les formes, de toutes les couleurs. Nous n’étions pas plus d’une dizaine, mais il y avait de quoi nourrir plusieurs familles. 

En milieu de matinée, après une grande distribution des restes, Alexis me raccompagna, l’air maussade. Il s’arrêta en bas de l’immeuble, et descendit de la voiture en même temps que moi. Je savais où il voulait en venir avec son petit air angélique et sa galanterie trop prononcée pour être honnête.

Ouais, la tradition du dernier verre et plus si affinités… mauvaise pioche !

Feignant de ne pas comprendre, j’entrai dans le hall, le remerciant de m’avoir raccompagnée. Il m’embrassa fougueusement pour m’empêcher d’émettre l’objection qui allait franchir mes lèvres tout en me poussant délicatement dans l’ascenseur. Je l’interrompis, entrai dans la cabine et lui barrai le passage affichant mon sourire le plus radieux. 

— Je déjeune chez mes parents dans moins d’une heure. Mais une autre fois peut-être.

Qui aurait cru qu’un jour je serais soulagée de me retrancher derrière l’excuse d’un déjeuner familial pour échapper aux ardeurs d’un soupirant impatient ? 

Le visage d’Alexis se décomposa. Je n’aurais su dire ce qui de la surprise, de la colère ou de la déception dominait dans ses pensées, mais une chose était certaine, ma réaction le contrariait beaucoup. 

L’espace d’une inquiétante seconde, je craignis qu’il force le passage pour monter avec moi, mais son masque de parfait gentleman reprit sa place, et sa silhouette retrouva toute sa superbe. Il déposa un léger baiser sur le dos de ma paume comme le feraient ces princes manichéens de contes de fées. Puis, il s’éclipsa, drapé dans ce qui lui restait de dignité. 

Avant que la porte du hall ne se referme toutefois, je l’entendis maugréer copieusement. 

Décidément, j’arrive de moins en moins à le cerner le garçon.

La plupart du temps, il était adorable. Superficiel, creux, mais adorable. Seulement, il y avait chez lui une sorte d’urgence. Une impatience qui le consumait. Pourquoi était-ce si important pour lui de passer directement à l’étape physique de notre relation alors que nous avions tout le temps d’apprendre à nous connaître avant ? Manquait-il de confiance à ce point, ou y avait-il quelque chose d’équivoque dans mon attitude ? Étais-je trop distante ? Trop froide ? Trop inflexible ? 

Je prétendais faire des efforts pour me mettre à son niveau, mais était-ce réellement le cas ou ne faisais-je qu’essayer de m’en convaincre pour me donner bonne conscience ? Parce que finalement, j’étais toute aussi persuadée que mon attitude face à Jérôme n’avait aucune ambiguïté…

Ça me perturbait.

Durant la soirée, Lilie m’avait glissé discrètement qu’Alexis était un gentil garçon mais pas celui qu’il me fallait. Je l’avais ignorée, mais maintenant je doutais.

Que me fallait-il exactement ? 

Dans ma conception théorique de l’amour, j’aspirais à une relation symbiotique. 

Un échange mutuellement profitable où Alexis aurait dû devenir un pilier, un ami, un amant. Mais, cet équilibre, je ne le ressentais pas. Au contraire, notre relation se transformait lentement en quelque chose de toxique dans lequel je me travestissais pour lui plaire.

Et même ça ne suffirait bientôt plus.

Pire, cela exacerbait cette répulsion que j’avais de mon corps. Une répulsion née de longues années de dévalorisations personnelles, de brimades consenties, de mutilations mentales. Une répulsion à cause de laquelle j’avais embrassé la solitude comme une vieille amie. Une zone de confort rassurante et destructrice.

Jusqu’à ce qu’Alexis entre dans ma vie. Son regard grivois m’avait rendu un peu de confiance, mais il ne guérissait pas mes blessures comme je l’avais espéré.

Alors pourquoi continuer à m’accrocher à cette relation vide de sens ?

Parce que son rejet serait trop dur à encaisser.

Secrètement, je nourrissais l’espoir d’être admirée pour qui j’étais, mais dans les faits, j’étais résignée. Et à ce titre, Alexis constituait un compromis acceptable entre ce que j’étais et ce que je voulais paraître.

Mensonge. Si c’était si acceptable que cela, cette situation ne m’étoufferait pas à ce point.

Qu’est-ce qui a changé ?

J’accrochai mon regard dans le miroir de l’ascenseur.

C’est moi qui ai changé.

À cause de Jérôme…

Avec Alexis, les apparences comptaient plus que tout. Avec Jérôme, ça n’avait pas d’importance. 

Le regard d’Alexis me complexait. Celui de Jérôme… la question ne se posait pas. 

Avec Alexis, je me sentais jugée. Avec Jérôme, je me sentais valorisée. 

Alexis est creux. Superficiel. Jérôme est stimulant. Secret. Grâce à lui, je prends conscience de ma valeur en tant que personne et ça…

Je détournai le regard de plus en plus consciente qu’il n’y avait aucun point à faire sur mes sentiments. Ils étaient clairs depuis longtemps, je refusais juste de les assumer.

Pourquoi ?

Je me raclai la gorge pour y décrocher l’émotion qui la nouait.

Parce que c’est trop dangereux.

Le tintinnabulement de l’ascenseur coupa court à mes pensées. 

Je rentrai en vitesse et rangeai les restes du repas de Nouvel An dans le frigo. J’enfilai des vêtements propres et confortables, puis me dirigeai le pas traînant vers ma voiture pour la grande arène familiale de la nouvelle année. 

J'en reviens au milieu de l'après-midi, harassée. La fatigue accumulée ces derniers jours pesait lourdement sur mes épaules, le florilège de reproches qu’ils m’avaient offert aussi. 

À peine rentrée, j’allumai la télé et m’enroulai dans un plaid, histoire de souffler un peu. 

Environ trois heures plus tard, je me réveillai en sursaut. 

La sueur me collait au front ; une terreur primale me nouait le ventre. Je rabattis le plaid au-dessus de ma tête jusqu’à ce que plus un morceau de peau ne dépasse. La chaleur me suffoquait, mais je n’osais pas sortir la tête. 

La créature de mon cauchemar m’épiait. J’en étais certaine. Elle se tapissait là-dehors, guettant le moindre de mes mouvements. Tant que je ne bougeais pas, elle ne me voyait pas.

Je réalisais pleinement la stupidité de mon comportement, mais mon corps était encore figé dans sa terreur. 

Il y avait bien longtemps que je n’avais plus cauchemardé ainsi. 

Quoi qu’à bien réfléchir, il n’y avait rien de réellement effrayant dans ce rêve. C’était mon inconscient qui se sentait menacé. 

Je me redressai et allumai la lampe. 

Le jeu effrayant des ombres sur le mobilier cessa, mais j’étais toujours empêtrée dans le marasme de ce rêve désagréable. 

Un rêve d’extraterrestres où de longues méduses évanescentes luisaient sous l’éclat argenté de la pleine lune. En réalité, je n’en voyais qu’une, mais je devinais la présence des autres en filigrane dans mon esprit. 

Les voisins s’agitaient dans la rue, sans seulement remarquer la présence de cette créature autour d’eux. Elle les approchait, les examinait et repartait. 

Je savais ce qu’elle cherchait. Moi ! 

Un extraterrestre en quête de sa semblable. 

Un extraterrestre qui n’avait pas sa place dans le monde. 

La forme de vie évanescente se tourna vers moi et même cachée derrière mes fenêtres, je sentais son regard sur ma peau. Elle ne dégageait aucune hostilité, pourtant la panique m’avait submergée au point de me réveiller.

Maintenant que j’émergeais lentement de ma torpeur, cette expérience nocturne me laissait une impression douce-amère. 

Je me passai une main sur le visage et sortis de mon abri textile pour me préparer une tasse de thé, le temps de remettre de l’ordre dans mes pensées. 

Les songes étaient le langage de l’inconscient. Son mode de communication. Contrairement à mon conscient auquel je mentais facilement, mon inconscient, lui ne se laissait jamais berner. Il savait qui j’étais à travers tous les mensonges et les faux-semblants. Et pour cette fois, non seulement il avait un sale sens de l’humour, mais en prime, il ne s’était pas embarrassé de second degré. 

Trop souvent je m’étais sentie comme une extraterrestre dans ma propre maison. 

Cette différence me harcelait déjà durant mes périodes d’éveil. Désormais, elle envahissait même mes rêves. 

Jérôme et moi. 

Deux extraterrestres qui se cherchent dans un monde formaté. Deux aveugles. Lui, physiquement, moi, mentalement. Deux marginaux.

Je baissai les yeux.

Une fois encore, il avait raison. J’avais mis le doigt dans l’engrenage. Je ne pouvais plus me défiler. Il fallait que j’assume cette vérité. Que j’apprenne à vivre avec.

Ce serait long.

Ce serait douloureux.

Mais, c’était nécessaire. 

 

♪ - ♪ - ♪

 

À nouveau matin, nouveau réveil en sursaut. 

Le rêve de l’extraterrestre était revenu visiter mes songes. 

S’il avait perdu de son caractère terrifiant, il me laissait quand même la cervelle en vrac au réveil. Comme si mes neurones restaient coincés dans un espace-temps différent du reste de mon corps. 

Je consultai ma montre. 

7h à peine. 

Pour la grasse matinée, c’est râpé.

— On y peut rien, soupirai-je blasée. 

Je me levai, morose et enfilai une petite laine avec une pensée pour mon colocataire. La veille, il avait rejoint Cédric à Mons pour leur fameuse présentation. À cette heure-ci, ils devaient l’un et l’autre être morts de trac. 

Ou pas. Vu leur métier, ils ont dû apprendre à gérer cette pression. Et puis, ils se sont tellement investis. 

J’avalai mécaniquement mon café.

— Je ne vois pas ce qui pourrait mal se passer, chuchotai-je pour moi-même.

Dressant mentalement une liste de toutes les catastrophes improbables qui pourraient leur arriver, je m’habillai et redescendis au salon sans me départir de ma raideur d’automate. 

J’errai sans but pendant quelques minutes, incapable d’émerger suffisamment pour faire quelque chose de constructif, trop alerte pour simplement me rendormir. 

En désespoir de cause, je m’installai devant ma console. 

À quelques mètres du boss final, un importun me coupa net dans mon élan. 

Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir en ce visiteur inopiné la personne d’Henry. 

— Bonjour Sasha. Meilleurs vœux.

— Merci Henry. À vous aussi.

Il entra.  

C’était la première fois que je le voyais sans son costume impeccable et il fallait bien reconnaître que son petit polo de golfeur, son jean et sa barbe de trois jours marquaient encore plus que d’ordinaire sa ressemblance avec son neveu. 

Il s’installa dans le canapé et grignota un des biscuits que je lui avais offerts. 

Quelques compliments plus tard, j’étais déjà dans tous mes états. C’est vrai qu’entre les reproches parentaux et l’absence d’Henry et son neveu, j’avais vite oublié l’effet que faisaient ces petites gentillesses directes et désintéressées. 

Tout en se resservant, il me demanda : 

— Les fêtes se sont bien passées ?

— Un peu éprouvantes comme toujours, mais ça va. 

— Je vous comprends, mais tout cela est derrière nous maintenant. D’ailleurs, je crois savoir que la librairie est fermée ces prochains jours, profitez-en pour vous reposer. 

Je souris largement. 

Quelques semaines d’absence et revoilà le tonton paternaliste !

Oserais-je avouer qu’il m’avait manqué ?

Dans une certaine mesure. L’autre mesure, elle, n’oubliait pas ses doutes et les tensions qu’ils avaient suscités entre nous. Alors, je comptais bien rester sur mes gardes. 

— Vous aussi vous êtes en repos aujourd’hui ? Vous profitez de l’absence de Jérôme pour lever le pied, plaisantai-je. 

— En effet. Les fêtes sont toujours une période creuse dans notre activité. C’est l’occasion de prendre quelques jours de congés. D’autant que comme vous le soulignez, je n’ai pas à véhiculer Jérôme cette semaine. 

— Il a rejoint Cédric ? Tout s’est bien passé ? 

— Oui, ils se sont retrouvés hier en fin de matinée. Pour le reste, Jérôme était un peu maussade comme toujours.

— À cause de ses parents, je suppose.

— À cause de son accident.

Je pâlis. 

— Vous voulez dire que c’est arrivé pendant les fêtes ?

Malgré le sourire serein qu’affichait toujours son visage, le reste du corps d’Henry se crispa. 

— Le soir du réveillon, articula-t-il. Et d’ordinaire, ce jour-là, il est tellement renfermé qu’il n’adresse plus la parole à personne.

Il changea de position et croisa les bras. 

— Mais cette année, c’était différent.

— Comment cela ?

— Cette année, la tristesse prenait moins de place.

Une ombre passa sur les traits d’Henry, puis il ajouta : 

— Son humeur s’est même améliorée le soir du Nouvel An, comme si quelque chose ou quelqu’un lui avait changé les idées. 

Tout en discutant, je m’affairais en cuisine pour lui préparer un café. Une excuse idéale pour lui dissimuler subtilement mon embarras. Savait-il que son neveu m’avait appelé ? 

— C’est plutôt une bonne nouvelle, improvisai-je pour noyer le poisson. Ça veut dire qu’il essaie enfin de passer à autre chose.

— Il semblerait que vous vous entendiez de mieux en mieux, me fit remarquer Henry.

— Oui. Nous nous sommes rapprochés depuis quelque temps. Même si je le trouvais un peu mélancolique ces dernières semaines. Maintenant je comprends mieux ce qui lui arrivait.

— De ce point de vue-là, je crois savoir que vous n’aviez rien à lui envier.

Je fronçai les sourcils. 

— Dites-moi Henry, ce n’est quand même pas Jérôme qui vous a envoyé ?

— Qui sait…  

— Mais pourquoi ?

— Bien qu’il s’en soit farouchement défendu, il s'inquiétait pour vous. 

— Il n’y a pas de raison. Je suis capable de m’occuper de son appartement pendant trois semaines.

— Je ne crois pas que son inquiétude avait trait à des détails d’ordre matériel.

Je grimaçai. 

— Il m’a expliqué votre problème.

— C’est ainsi qu’il voit les choses ?

— C'est ainsi que vous les lui avez présentées le soir du Réveillon.

Je détournai les yeux.

Donc il sait tout. 

Il continua, feignant de ne pas remarquer mon embarras. 

— Ce qu’il en a surtout compris lui, c’est que vous aviez besoin d’en parler à quelqu’un.

— Donc vous vous êtes dévoué, maugréai-je.

Henry sourit, faisant danser les pattes d’oie au coin de ses yeux. Bienveillant et attentif comme aux premières heures de ma colocation avec Jérôme. 

Ouais seulement à ce moment-là, tout n’était que mensonges.

— Et que vous a-t-il donc raconté exactement ? grognai-je.

— Il a parlé de différence. De surdoué.

—  Oh. Donc il a été plutôt exhaustif. 

— Cela semble vous ennuyer.

— Disons que je n'ai pas l'habitude que des gens s'inquiètent de ce que je pense, ou de mon humeur. 

— Ah bon ? Et votre famille alors ? 

— Je peux bien me renfermer sur moi-même pendant des jours qu’ils n’y voient pas la différence. Alors naturellement j’ai toujours pensé que ça ne se remarquait pas. Mais depuis que j’habite avec Jérôme, je réalise tous les jours un peu plus que ce n’est pas le cas. Et même si c’est plutôt chouette, ça reste assez déconcertant et nouveau pour moi qu’on soit à l’affût de mes réactions.

— Est-ce votre entourage qui ne s'est jamais montré particulièrement chaleureux, ou est-ce vous qui ne leur avez jamais laissé la possibilité de s'inquiéter pour vous ? 

— Vous pensez donc réellement que je me fais des idées. Mais je vous en veux pas. Moi-même j’ai mis des années à admettre que je n'étais pas une priorité pour ma famille. Enfin, disons que c'est plus subtil que cela. Dans leurs têtes, ils s'imaginent pieusement que c'est le cas. Mais la réalité est douloureusement différente. Je crois que c’est de là que me vient cette impression permanente d’être rejetée par tout le monde. Dans leurs comportements, j’ai toujours senti un décalage. Leurs bouches disaient des choses que leurs corps et leurs actions contredisaient. Je le ressentais sans le comprendre. Puis, j'ai commencé à côtoyer d'autres gens. Des enfants de mon âge, des personnes plus grandes, mais eux non plus ne comprenaient pas ce que j’exprimais. Alors j'ai fini par croire que ce décalage était une chose normale et que ce rejet était naturel. 

Je nous resservis du café. Voilà bien longtemps que nous n’avions plus discuté ainsi. Et même si je m’étais promise de rester distante, face à son écoute attentive, ces mots que j’enfermais depuis des années me venaient naturellement. 

Mon cœur se serra. 

Je me confiais à lui comme je le ferais avec mon propre père. 

Non, je lui confie ce que je ne peux pas confier à mon père

Je reniflai le plus discrètement possible dans l’espoir de ravaler une larme, puis, je continuai :

— Aujourd'hui, après des années de souffrances silencieuses, cette vague différence que je pensais presque avoir inventée de toutes pièces, ce complexe social que j'ai nourri pendant tout ce temps, a enfin un nom. Une réalité. L'espace d'un instant, j'ai eu l'espoir que nommer ma particularité suffirait à m'en guérir, mais à l'arrivée, je me sens encore plus mal. Soulagée de comprendre que je n’étais pas folle, mais… déboussolée. Ce changement... j'ignore comment le gérer. Qu'est-ce que je dois en faire ? Comment je dois le vivre au quotidien... 

Henry se frotta pensivement le menton et déclara avec la plus grande simplicité du monde :

— Je comprends, mais avez-vous réellement changé ?

— Que voulez-vous dire ?

— Eh bien, le fait d’enfin parvenir à nommer ce qui était déjà une réalité dans votre vie change-t-elle véritablement quelque chose à ce que vous êtes ?

Je le dévisageai bêtement un instant. Sa réflexion m’avait scotchée. Elle était d'une telle évidence. 

— J’avoue que je n’avais pas envisagé les choses sous cet angle.

— Demandez-vous ce qui a réellement changé et peut-être découvrirez-vous que ce n’est pas si terrible que vous le craignez.

— Nommer ma douance ne la transforme peut-être pas mais cela permet de la connaître. De la cerner.

— Et que vous apporte concrètement cette connaissance ?

— Elle permet de… combattre le problème. Le traiter…

— Le faire disparaître ? termina Henry à ma place.

— Oui, c’est ça !

— Pensez-vous réellement pouvoir vous débarrasser de ce que vous êtes au fond de vous ?

J’ouvris la bouche, mais il ne me laissa pas le temps de répondre avant de reformuler sa pensée. 

— Pour être plus exact, pensez-vous devoir mutiler votre personnalité pour correspondre aux attentes des autres ?

Je me figeai, perdant instantanément toutes couleurs. 

Ces mots. 

C’était exactement les mêmes que ceux employés par Jérôme des semaines plus tôt. 

Cette fois, je fondis en larmes.

— J'ai passé tellement de temps à essayer de rentrer dans le moule que je ne suis plus certaine de savoir qui je suis réellement…  

Henry me tapota doucement l’épaule dans un geste de réconfort. 

— Alors prenez le temps de vous redécouvrir. Chaque situation a ses avantages et ses inconvénients. Votre potentiel n’est pas une mauvaise chose en soi. Au contraire, il vous ouvre d’énormes perspectives.

— Ce n’est pas l’impression que j’ai.

— Parce que pour l’instant, vos peurs vous aveuglent.

Il avala une gorgée de café avant de poursuivre. 

— Cependant, n’oubliez pas une chose, quoi que vous fassiez, vous ne pourrez jamais plaire à tout le monde. De la même manière, vous trouverez toujours des gens pour vous comprendre. Et parfois mieux que vous ne vous comprenez vous-mêmes.

J’essuyai sommairement mes joues.

— Et comment je m’y prends pour rencontrer ces gens ? 

— Restez vous-même tout simplement. Avancez à votre rythme sans revenir en arrière. Ainsi vous attirerez des personnes qui vous ressemblent et avec lesquelles vous vous sentirez bien sans vous forcer à être quelqu’un d’autre.

— Je suppose que vous avez raison, néanmoins j’ignore si j’en suis capable.

— Alors laissez-moi vous poser une question. Regrettez-vous votre colocation avec Jérôme ?

— Non ! Jamais de la vie ! Quelle idée !

Mon indignation amusa beaucoup Henry, qui poursuivit inéluctablement son raisonnement. 

— Pourtant, vous avez agi sur un coup de tête sans vous préoccuper du regard des autres. Vous avez suivi votre instinct alors que tout vous incitait à renoncer. Tout y compris Jérôme. Et moi. Et regardez où vous en êtes aujourd’hui… 

J’approuvai vaguement. 

— C’est vrai que nous avons noué une belle complicité.

— De la complicité. Et c’est tout ? 

Je haussai les sourcils, perplexe. 

L’intonation sèche de sa voix me mettait mal à l’aise. 

— Évidemment ! Qu’allez-vous imaginer ?

— Dans ce cas, comment expliquez-vous l’aversion notable de mon neveu pour votre amourette ?

— Il vous a parlé d’Alexis à vous aussi ?

— Disons qu’il a plusieurs fois évoqué le sujet en des termes peu élogieux.

Je me renfrognai. Alors comme ça, il en avait même parlé à Henry. 

— Il doit certainement craindre que cela remette en question notre colocation.

— Vraiment ?

— Oui, on s’entend bien, alors je comprends qu’il ne veuille pas se retrouver avec un nouveau Gabin à courte échéance, mais vous pouvez le rassurer. Ma relation avec Alexis n’a rien de suffisamment sérieux pour que je déménage. En revanche, j’aurais apprécié qu’il m’en parle directement au lieu de ruminer dans son coin.

Il détourna les yeux, le visage fermé. 

— Je vais peut-être vous paraître abrupt, mais à la lumière de notre conversation je m’aperçois qu’il y a une chose que vous ne réalisez pas.

Il soupira et ajouta : 

— Jérôme s’est attaché à vous certes. Mais cet attachement est bien plus profond que vous l’imaginez. 

— Allons Henry. Jérôme vous aime comme un père. Il est bien plus attaché à vous qu’à moi. 

— Je ne vous parle pas de relations familiales, mais d’une affection plus brute. Plus adulte. Le genre d’affection que l’on a pour une femme.

— Non… c’est impossible Henry. Vous vous trompez. On est proches mais ça s’arrête là.

— Donc vous ne l’aimez pas.

Sa question, si simple et si directe, me heurta de plein fouet. 

Lui qui d’ordinaire excellait dans l’art de la subtilité, ne s’embarrassait plus de manières.

— Je… je… n’ai pas dit ça…

Pour ne pas m’embourber davantage, j’optais pour cette stratégie d’évitement que m’avait enseigné Lilie : répondre à sa question par une autre question. 

— Quelle différence ça fait pour vous ?

Henry gratta pensivement son menton mal rasé. 

— Vous traversez aujourd’hui une phase délicate de votre évolution et vous vous reposez sur lui. J’aimerais être certain que vous en ferez autant le jour où Jérôme doutera. 

— Pourquoi devrait-il douter ? Et de quoi ?

Le visage d’Henry se ferma complètement, lui conférant cet air si grave et presque coupant que j’avais déjà aperçu le jour où Jérôme était tombé malade. Cette expression complexe et presque effrayante qui dessinait les contours de sa zone d’ombre. 

— Croyez-moi cela arrivera bien plus vite que vous ne l’imaginez.

— Mais…

Henry savait quelque chose. Pire, il me cachait quelque chose. Mais son attitude me prouvait qu’il n’en dirait pas davantage. 

— Écoutez Henry, indépendamment de toutes formes de sentiments, si Jérôme a été présent pour m’aider quand j’en avais besoin, je lui rendrais la politesse quoi qu’il arrive si un jour le cas se présente. Ce sont mes valeurs et je les assume.

— C’est tout à votre honneur.

— Quant à ces prétendus sentiments, je n’y croirais que le jour où il me les exprimera lui-même. 

— Peut-être n’ose-t-il simplement pas. 

J’ouvris la bouche pour répondre, mais aucun son n’en sortit. Henry enfonça donc le clou.  

— Depuis qu’il est devenu aveugle, Jérôme n’a eu de cesse de repousser les limites de ses capacités, plaçant son indépendance au cœur de ses priorités. Pourtant, j’ai déjà eu le loisir de m’apercevoir qu’en matière de sentiments, il s’interdit énormément de choses.

— Donc, vous êtes en train de me dire que…

Je secouai la tête incrédule. 

— Non. C’est stupide. Si Jérôme éprouve réellement quelque chose pour moi, j’ai besoin de l’entendre en toutes lettres. En attendant, cela ne reste que des spéculations. Et je suis bien placée pour savoir que c’est au moins aussi dangereux que les jugements à l’emporte-pièce.

Henry secoua la tête, légèrement amusé par ma réaction. Ses yeux pétillaient d’une malice que je ne comprenais pas. 

— Je vous aurais imaginé moins vieux jeu que cela.

Alors que je détournai le regard, gênée, il ajouta : 

— Ce qui ne fait qu’accentuer votre ressemblance avec mon neveu. Vous semblez décidément faits pour vous entendre.

Je rougis jusqu’à la racine des cheveux. Pourtant une fois de plus j’avais perçu une crispation dans sa voix à la mention de ce qui me rapprochait de son neveu. 

— Cela ne vous plaît pas beaucoup, je me trompe ? hasardai-je. 

— Tant que toutes vos divagations sentimentales n’entravent pas la bonne marche de cette colocation, je ne vois pas ce que je devrais avoir à en redire.

Henry affichait toujours un large sourire, mais le grondement d’orage dans le fond de sa voix ne trompait pas. C’était une menace bien plus qu’un conseil. 

Un sourire grimaçant s’étira sur mes lèvres. 

L’hostilité était toujours là. Vivace. Dissimulée sous plusieurs couches de vernis et autant de masques.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez