17. Départ

Par Gab B
Notes de l’auteur : Bonsoir à tous et bienvenue dans le chapitre 5, qui marque le début du deuxième acte de cette histoire !

Précédemment : Bann et Mevanor ont décidé de partir au gouffre mais la présence de rapaces dans la forêt a retardé leur départ. Subor Kegal, leur père, a mené une expédition en forêt pour brûler la carcasse du mastodonte, sur une idée de son fils qu'il avait d'abord raillée.

Bonne lecture et merci à tous ceux qui laisseront un commentaire :)

Chapitre 5 : L’expédition

 

Départ

 

Les paupières lourdes, le corps à peine réveillé, Mevanor transportait son attirail avec peine. La corde enroulée autour de son épaule lui sciait la base du cou et l’épée qui aurait dû appartenir aux Volbar battait contre sa jambe. Il porta sa main à sa bouche pour étouffer un bâillement, puis se frotta les yeux. La fatigue lui faisait presque tourner la tête.

Dans toute la ville, et particulièrement au quartier Kegal, les habitants avaient célébré l’exploit de leur administrateur et le départ des rapaces pendant une bonne partie de la soirée. Bann et Mevanor n’avaient pas pris part aux réjouissances. L’aîné avait convaincu son frère qu’ils devaient se coucher tôt, pour se réveiller en pleine forme à l’aube, mais le bruit de la fête sous la fenêtre de leur chambre avait empêché Mevanor de dormir. Il savait que Bann aussi avait passé une mauvaise nuit, il l’avait entendu se tourner et se retourner dans son lit près du sien. Le cadet le soupçonnait d’avoir prétendu vouloir se reposer seulement pour éviter la soirée, car il avait boudé toute la journée et paraissait étrangement remonté contre leur père. En témoignait son humeur massacrante chaque fois que quiconque avait mentionné Subor Kegal ; et les occasions avaient été nombreuses. L’administrateur et son fils aîné se disputaient souvent, mais cette fois-ci le ressentiment semblait à sens unique. Peu importait. Bann s’adoucirait quand ils auraient quitté la ville.

Évidemment, même quand les célébrations s’étaient enfin terminées, Mevanor n’avait toujours pas réussi à trouver le sommeil. Dès lors qu’il avait essayé de fermer les yeux, des pensées terribles avaient tourné en boucle dans son esprit. Les visions horrifiques des enfers qui les attendaient au fond du gouffre ; les châtiments qui s’abattraient sur eux pour avoir osé profaner un lieu sacré. Dans le silence et l’obscurité de sa chambre, le doute qui s’était emparé de lui n’avait pas laissé beaucoup de place au repos. 

À présent, alors que le jour se levait et que la silhouette rassurante de son frère ouvrait la marche d’un pas décidé devant lui, il se sentait prêt. Il se hâta pour suivre la cadence de Bann, claudiquant un peu sous le poids de ses bagages. Ils atteignirent bientôt le port Kegal, dont l’accès aux quais était restreint avant l’aube par une grille fermée d’un lourd loquet en acier. Impossible de passer par le portail principal. Ils longèrent les barreaux de fer jusqu’au chantier naval où les attendait leur embarcation. La veille, Bann avait pris soin de soudoyer un ouvrier portuaire, qui lui avait assuré que les portes du bâtiment ne seraient pas verrouillées pour la nuit. Mevanor fut soulagé de constater que l’homme avait tenu parole. Heureusement que les miliciens avaient été plus occupés à boire de la bière qu’à vérifier la sécurité des quais.

Leur grande gabarre flottait dans l’embarcadère, doucement chahutée par les flots. Personne ne semblait avoir touché à leurs caisses de matériel, entreposées au fond. Des provisions, des couvertures, des vêtements de rechange, des torches. Ils avaient jugé plus prudent d’amener épées et flèches au dernier moment, en prévision d’une fouille éventuelle. En l’état, leur embarcation aurait pu susciter des questions, mais ne contenait au moins rien d’illégal.

Mevanor monta à bord et commença à diriger le bateau jusque dans le port, pendant que son frère refermait les portes du hangar derrière eux. Il attendit l’installation de Bann à ses côtés pour s’éloigner de la rive d’un coup de perche et s’engager dans l’étroit canal qui alimentait les faubourgs Nord de la ville. Le vieux batelier avait eu raison : l’embarcation, trop longue, se révélait peu maniable. Il peinait à la manœuvrer, ce qui ne promettait rien de bon pour la navigation dans le canyon, mais ils s’en soucieraient plus tard. Pour l’instant, ils se laissaient simplement porter par le courant, en ligne droite à travers les quartiers Volbar puis Viswen, jusqu’à l’endroit où le canal rejoignait le Fleuve. Ils bifurquèrent vers la gauche, et naviguèrent encore un peu avant de s’efforcer de stopper leur course. Devant eux se dressait la grande porte fluviale de l’est. Toutes les embarcations qui souhaitaient descendre le Fleuve passaient nécessairement par l’ouverture située sous l’une des arches du pont-muraille.

Bann désigna du menton la grille qui leur barrait le passage.

— Plus qu’à attendre qu’ils l’ouvrent, murmura-t-il après avoir arrêté le bateau, brisant le silence concentré qui les avait enveloppés jusqu’à maintenant.

— Tout se déroule comme prévu pour le moment, se félicita Mevanor en suivant son regard. La ville est complètement déserte ce matin. On n’a même pas croisé un garde.

— Ils sont tous assommés par l’alcool. On peut remercier papa de s’être donné en spectacle et nous avoir offert la distraction nécessaire pour passer inaperçus, railla son frère.

Mevanor ne répondit pas, les yeux toujours fixés sur le pont-levis. S’il n’avait pas très bien compris la raison de la rancœur qui animait le jeune homme contre leur père, il préférait ne pas l’attiser.

— Peu importe, continua Bann en secouant la tête devant le silence de son cadet. Même s’ils ouvrent les portes plus tard que d’habitude, on arrivera au niveau du canyon avant midi. Et quand on rentrera, on racontera notre propre histoire, bien plus intéressante que l’explosion d’une carcasse de mastodonte.

Pendant que la Cité s’éveillait lentement, adossés au bord du bateau à manger un peu de jambon et de fromage, ils contemplèrent l’idée d’un retour en ville triomphal, acclamés par des habitants bouleversés de leurs découvertes. Mevanor gardait une oreille concentrée sur les bruits alentour, tout en écoutant son frère imaginer déjà les statues qui seraient érigées à leur effigie. Sur les quais, des voix commençaient à s’élever, des consignes s’échangeaient, des chaussures et des sabots foulaient les pavés. Personne ne sembla se soucier d’eux. Bientôt, une dizaine d’embarcations semblables à la leur les rejoignaient, avec à leurs bords les paysans qui travaillaient dans les champs les plus éloignés, et la herse qui barrait la sortie fluviale de la ville fut enfin levée. Ils se fondirent dans la masse des navires, se laissant porter par le Fleuve, puis le mur d’enceinte laissa place à l’étendue de la vallée. Ce n’était pas la première fois qu’il quittait la Cité par la voie des eaux, mais la vue lui coupa le souffle malgré tout. Mevanor inspira profondément. Un parfum enivrant de liberté flottait dans les embruns, teinté toutefois par une pointe de remords.

— J’espère que nous ne causerons pas de tort à notre famille, murmura-t-il alors qu’ils s’éloignaient des remparts.

Personne ne se trouvait à moins de cent pas et le bruit de l’eau couvrait une bonne partie de ses paroles, pourtant il n’osait pas encore s’exprimer à voix haute. À côté de lui, Bann pinça les lèvres d’un air un peu agacé.

— Rien n’effacera jamais la gloire que papa a récoltée en sauvant la ville, répondit-il. Lorsqu’on reviendra et qu’on racontera notre aventure, qui se préoccupera de notre petite incartade ? Ce qui compte, c’est le résultat, pas la manière. Tout comme personne ne se soucie d’où proviennent les écailles des Volbar tant qu’ils arrosent les membres du Conseil, tout le monde se moque que papa n’ait pas obtenu l’autorisation pour son expédition en forêt, car il a fait fuir les rapaces. Maintenant, il reçoit tous les honneurs, alors que l’idée ne venait même pas de lui.

Devant le ton amer de son frère, à nouveau, Mevanor préféra ne pas insister. Il ouvrit l’une des caisses qu’ils avaient embarquées et sortit un vélin ainsi qu’un fusain. Portée par le courant, la barque traversait la vallée. Lui reproduisait sur le papier le paysage qui défilait sous ses yeux. Les champs, les vergers, la forêt au loin. Tous ces endroits familiers, il avait l’impression de les découvrir sous un jour nouveau, de l’œil de celui qui débute un périple mémorable. Ils allaient entrer dans la légende, leur histoire se devait d’être correctement illustrée.

Les unes après les autres, les barques qui les entouraient s’arrêtèrent pour déposer les travailleurs le long du trajet. Les paysans qui descendirent de la dernière leur lancèrent un regard curieux, mais ce fut tout. Personne ne pouvait imaginer leur réelle destination.

Enfin, alors que le soleil était loin de son zénith et qu’ils naviguaient seuls depuis un long moment, ils s’immobilisèrent un instant pour se reposer. Face à eux se trouvait, sombre et imposante, l’entrée du canyon. À partir de là, l’aventure commençait vraiment : le Fleuve se faufilait au milieu de hautes falaises jusqu’à se jeter dans le gouffre. Mevanor leva la tête pour tenter d’apercevoir les restes du temple qui gardait les lieux encore quelques jours auparavant. Il ne vit rien et son cœur se serra à la pensée des prêtresses qui avaient perdu la vie.

Malgré la peur qui étreignait ses entrailles, il se sentait attiré par les gorges rocailleuses qui se dressaient devant lui, telles deux grandes portes de pierre brune l’invitant à entrer dans un royaume inconnu. À leurs sommets, les arbres sombres poussaient de travers et formaient presque un toit, penchés au-dessus du Fleuve comme pour les regarder passer. Peu importait ce qu’ils y trouveraient, s’y engouffrer constituerait une étape irréversible qui changerait leur vie pour toujours.

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