18. Destin (II)

Par Gab B
Notes de l’auteur : Bonjour à tous et merci d'être encore là :)

Précédemment : Ada a fait avoué à ses frères leur projet d'expédition et promis de garder le secret. Sous la pression de l'armée, qui cherche des coupables pour l'effondrement du temple, le Premier Cercle et les contrebandiers ont du mettre leurs activités en pause. Une sanglante attaque de rapaces a eu lieu pendant les cérémonies de la fête du Vent. Bann et Mevanor ont fini par partir après que leur père ait chassé les rapaces hors de la vallée.

Bonne lecture et merci à ceux qui laisseront un commentaire :)

Chapitre 5 : L’expédition

 

Destin (II)

 

Rongée par la nervosité, Ada déambulait dans les rues du centre-ville. Ses frères n’avaient pas pointé le bout de leur nez de toute la matinée et lorsque sa mère avait compris que ni l’un ni l’autre ne prendrait part au déjeuner, elle avait reporté son agacement et ses questions sur la jeune fille. Cette dernière avait haussé les épaules et s’était efforcée de paraître naturelle et convaincante en affirmant que leur absence n’avait rien d’inhabituel. Elle avait même tenté une plaisanterie sur la quantité de bière que Bann et Mevanor avaient dû ingurgiter la veille. Pour détourner la conversation et couvrir ses aînés, ignorant sa propre inquiétude et l’angoisse qui lui tordait le ventre.

Ses frères avaient finalement décidé de partir.

Incapable de supporter les œillades maternelles pleines de suspicion, Ada avait filé sans demander son reste une fois le repas terminé et, sa tête perdue dans ses pensées, ses pieds avaient pris tous seuls le chemin du Temple, au centre de la ville. Elle aimait trouver refuge auprès des religieuses et en ressortait toujours plus confiante et résolue, les idées de nouveau ordonnées, même si les augures des prêtresses qui interprétaient les volontés divines se révélaient souvent flous. Des entités aussi puissantes que le Soleil, le Fleuve ou le Vent ne devaient pas s’intéresser beaucoup aux vies de simples mortels et le travail de leurs messagères n’était pas aisé.

Après avoir un peu flâné sur l’île du quartier Hocas et s’être arrêtée devant quelques présentoirs de boutiques, comme pour retarder le moment où elle devrait passer sous le regard des Dieux, elle se décida à gagner la place du Temple, tout au bord de l’eau. La vue des pavés encore teintés d’un écarlate qui commençait à virer au marron la fit frissonner et elle se hâta de traverser l’endroit. Pour rien au monde elle ne souhaitait se remémorer la matinée de la veille. Elle poussa la grande porte bleue pour entrer dans la salle de cérémonie, en s’efforçant de chasser de son esprit les images et les cris terrifiants qui lui revenaient en mémoire. Les rayons du soleil pénétraient dans le bâtiment à travers les vitraux qui se reflétaient sur les miroirs accrochés aux murs et les joyaux suspendus au plafond. La pièce, ainsi illuminée de couleurs chatoyantes et chaleureuses, appelait à la quiétude et à la félicité. Des femmes et des hommes se tenaient sur les gradins de pierre qui entouraient l’autel immense dressé en l’honneur des différentes divinités. Certains chuchotaient, d’autres somnolaient, au milieu de bougies parfumées qui vacillèrent quand la porte se referma derrière Ada.

Sur le côté gauche, un petit escalier de bois menait au premier étage. La jeune fille l’emprunta pour rejoindre le couloir qui conduisait aux antichambres. Une dizaine de personnes s’y trouvaient déjà, assises ou allongées sur de gros coussins posés à même le sol. Elle s’annonça à la novice qui l’accueillit en haut des marches et alla s’asseoir avec les autres en attendant son tour. L’obscurité et le calme qui régnaient là, par contraste avec la salle qu’elle venait de quitter, en faisaient un espace favorisant la réflexion et le questionnement.

Ada ne patienta pas longtemps. Quelques instants seulement après s’être installée, elle entendit la porte du vestibule s’ouvrir et se retourna pour voir la Grande Prêtresse en passer le pas, ses fins cheveux blancs attachés en une queue de cheval d’où dépassaient quelques mèches rebelles. Aussitôt, toutes les personnes présentes se levèrent et courbèrent le dos en signe de respect.

— Ada Kegal, dit la vieille femme d’une voix chantante, suis-moi, je t’en prie.

Bouche bée, yeux écarquillés, l’interpellée s’exécuta et suivit la longue mante dorée de son hôtesse à travers plusieurs petites pièces sombres. Certaines étaient occupées par des prêtresses qui n’avaient pas l’air débordées et qui les regardèrent passer avec curiosité. Ada était perplexe. Pourquoi la Grande Prêtresse elle-même se donnait-elle la peine de la recevoir alors qu’elle avait sûrement mieux à faire ? Elle ne se dérangeait habituellement que pour les affaires majeures comme les cérémonies ou les augures sur l’avenir de la Cité.

— Assieds-toi, je t’en prie, lui intima-t-elle alors qu’elles entraient dans ses quartiers personnels. Dis-moi, jeune Kegal, ce qui t’amène au Temple et en quoi je puis t’aider.

Ada tenta de bredouiller une réponse, en vain. Elle n’avait pas de question à lui poser, elle n’avait pas eu le temps d’y réfléchir, elle ignorait en réalité pourquoi elle était là. Se trouver face à la Grande Prêtresse avait quelque chose d’intimidant, même si la vieille femme lui souriait avec bienveillance et lui proposait de quoi grignoter.

— Je ne sais pas vraiment, finit-elle par avouer après avoir mordu dans un petit gâteau. Il m’arrive simplement de venir ici à la recherche d’une direction, quand je me sens un peu perdue.

— Ce n’est pas grave. Voyons ce que disent les cartes.

Joignant le geste à la parole, elle sortit un paquet de cartes si furtivement qu’il semblait avoir été caché dans sa manche, les mélangea et les posa en pile sur l’étoffe qui recouvrait la table basse entre elles. Elle prit celle de dessus et la retourna.

— Le Vent, inversée. Ta vie va connaître un bouleversement, mais pas celui que tu crois, expliqua-t-elle. Intéressant… À quel changement t’attendais-tu, jeune fille ?

Ada baissa les yeux au sol pour éviter le regard gris transperçant de son interlocutrice qui paraissait vouloir lire en elle comme dans un livre. À quoi la carte pouvait-elle faire allusion ? Elle avait beau y réfléchir, elle ne voyait pas quel était ce tournant attendu auquel elle n’aurait apparemment pas à faire face. Son avenir était plutôt tracé et ne promettait rien d’extraordinaire. Elle aurait bientôt seize ans et commencerait donc lors de la prochaine fête des pluies un apprentissage de deux années, à l’issue desquelles elle servirait la Cité aux hospices ou chez les sentinelles durant encore deux ans. Elle épouserait son petit ami, qu’elle fréquentait depuis presque quinze lunes, et ils s’installeraient dans le quartier Kegal, près de leurs parents. Une vie simple et sans vagues.

Si son futur devait connaître des perturbations, elles ne pourraient venir que de Bann et Mevanor. Se pouvait-il que leur escapade ...? Elle essaya de formuler sa réponse avec précaution, pour ne pas trahir ses aînés.

— Il m’arrive parfois d’imaginer que la vallée ne nous a pas encore révélé tous ses secrets, qu’il reste des mystères à découvrir. Au-delà du gouffre, par exemple.

La vieille femme eut l’air surprise et fixa un long moment ses prunelles, comme pour la jauger, avant de répondre.

— Et si c’était le cas, serait-ce une bonne ou une mauvaise chose ?

— Je pense qu’on ne peut pas vraiment avancer s’il n’y a nulle part où aller. Donc, plutôt une bonne chose.

— Tu as sans doute raison. Et pourtant, la carte dit que c’est à un autre changement qu’il faut t’attendre. Voyons la suite, veux-tu ?

Elle piocha à nouveau au-dessus du paquet.

— L’épée enterrée. Des ennemis qui deviennent de fidèles alliés, des amis qui tournent le dos. Tu vas devoir remettre en question ton avis sur ceux qui t’entourent.

Fronçant les sourcils, la jeune fille cligna plusieurs fois des yeux avec perplexité. Plutôt réservée, elle avait peu d’amis proches et ne se connaissait aucun ennemi. La Grande Prêtresse, voyant son trouble, leva une main ridée vers elle et la posa sur sa joue. Le contact avec les doigts froids de la vieille femme fit tressaillir Ada.

— N’y prête pas trop de signification. À ton âge, les relations humaines sont assez complexes. Je me trompe peut-être, car il est toujours difficile d’interpréter les signes, mais voici mon avis : avec la vie qui suit son cours, tu vas perdre de vue des camarades. Ce sont des choses qui arrivent ! D’un autre côté, tu te rencontreras sans doute des personnes avec lesquelles tu n’aurais jamais pensé avoir de point commun. C’est aussi ça, le passage à l’âge adulte. Tirons-en une dernière ! ajouta-t-elle avec enthousiasme.

Un peu déconcertée, Ada acquiesça. D’habitude, les prêtresses qui lisaient l’avenir laissaient les visiteurs s’étendre sur leurs états d’âme et essayaient à tout prix de donner un sens aux cartes. La Grande Prêtresse adoptait une attitude très différente, détachée presque, comme si rien de tout cela n’avait d’importance. Au lieu d’aider son interlocutrice, elle l’embrouillait encore plus. Avec un grand sourire qui illumina son visage, elle révéla une troisième carte.

— Le trône des anciens rois, inversé. Les cartes estiment que l’ordre établi dans la Cité ne te convient pas. Intéressant. Dans ce cas, que ferais-tu si tu avais le pouvoir de changer les choses ?

Alors qu’Ada ouvrait la bouche pour protester, la vieille femme la coupa.

— On peut influer sur les personnes et les lois de bien des manières, tu sais. Administrateur, chef de corporation, gouverneur, ce ne sont que des titres. Certains œuvrent aussi dans l’ombre pour le bien de tous. Et toi, Ada, quelle est ta place ?

La jeune fille était décontenancée. Venue en quête de réponses, elle ne recevait que des questions.

— Je ne pense pas être faite pour diriger quoi que ce soit, murmura-t-elle.

— Foutaises ! s’exclama la vieille femme en tapant sur la table du plat de la main, déplaçant les cartes jusque là parfaitement alignées. Quelle est pour toi la qualité majeure d’un dirigeant ?

— Ma mère dit qu’il faut savoir regarder vers l’avant, pour voir à la fois les dangers contre lesquels protéger les siens que les occasions qu’on doit être prêt à saisir, répondit Ada après avoir réfléchi un moment. Je pense qu’elle a raison.

— C’est vrai que c’est une faculté importante, acquiesça la religieuse. Tu parlais toi-même des mystères que la vallée avait encore à révéler. Peu de gens portent le regard aussi loin. Ne crois-tu pas que tu possèdes cette qualité ?

La chaleur du sourire dont elle la gratifia et la fierté qu’Ada pouvait entendre dans sa voix la troublèrent. Elle sourit timidement en retour et la remercia pour ses conseils, avant de se retirer. La jeune fille prit lentement le chemin inverse dans le dédale de couloirs qu’elles avaient traversés à l’aller, sans trop faire attention à ce qui se trouvait autour d’elle, si bien qu’elle finit par franchir la porte du Temple sans s’être rendu compte qu’elle y était déjà arrivée. Un instant aveuglée par la lumière du soleil, elle s’assit sur les marches du large perron pour réfléchir à la discussion qui venait d’avoir lieu. La Grande Prêtresse l’avait-elle vraiment aidée ? Les bords de ses lèvres s’étirèrent en songeant qu’elle n’avait réussi à lui poser aucune question. Au moins, à présent, sa tête en était pleine.

Son attention fut soudain attirée par un groupe de personnes qui discutaient un peu plus loin, en bas des escaliers. Il lui semblait les avoir entendus mentionner le gouffre… Aussitôt, l’image de ses frères lui revint à l’esprit, de même que le souci qu’elle se faisait pour eux. Elle tendit l’oreille pour épier la conversation.

— Ce n’est plus une option, alors il va bien falloir qu’elle s'en accommode, disait une femme. Quitte à recommencer de zéro, on gagnerait du temps en allant dans le canyon, plutôt que de l’autre côté du Fleuve.

— Cela ne coûte rien de lui en toucher un mot d’abord. Mais ensuite ? Qui irait, avec quel matériel, et surtout comment ?

Ada s’était penchée plus en avant quand la deuxième personne avait répondu. Elle était certaine de connaître cette voix masculine, railleuse et rocailleuse. Elle l’avait déjà entendue plusieurs fois, mais impossible de la rattacher à un nom ou un visage.

Le plus discrètement qu'elle put, elle se leva, regardant ailleurs, et descendit les marches qui menaient à la place, pour tenter d’apercevoir l’homme qui venait de parler. Lorsqu’elle arriva à leur hauteur, le troisième et dernier membre du groupe tourna la tête et planta ses pupilles perçantes sur elle, ce qui la fit détourner les yeux. Lui, elle ne l’avait jamais vu.

— Ce n’est ni le moment ni l’endroit pour peaufiner les détails, déclara-t-il aux deux autres. Nous verrons bien ce qui ressortira de cette entrevue.

Tout en parlant, il avait posé ses mains sur les épaules de chacun de ses compagnons, les invitant sans un mot à tourner le dos à Ada. Elle les observa s’éloigner et entrer dans le Temple puis secoua la tête pour les oublier. Quelle étrange après-midi.

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