17. Feu d’artifice

Les lettres de plomb sont placées une par une, sages, immobiles, aussi ordonnées que les molécules des Anges. Des assistants vont et viennent, apportent des textes, des feuilles, de l’encre. L'instant d'après, le levier en main, ils tournent, tournent, tournent la manivelle de la grosse machine et...

Magie !

Les petites lettres métalliques ont créé d’autres lettres, mais des lettres d’encre, cette fois-ci.

Moins ordonnées que celles de métal, mais tellement plus belles !

May’ké est appuyé contre la structure de bois, il aime bien regarder les textes imprimés.

Et Eivind, elle, elle s’amuse à l’observer depuis le sommet de la petite imprimerie.

Elle a finalement décidé de se montrer quand même, mais seulement la nuit, quand Abeln dort.

May’ké aime pas trop la voir à côté du jeune homme, il a trop peur qu’elle lui insuffle d’horribles cauchemars. Des cauchemars à faire arrêter un cœur. Eivind serait tout-à-fait capable de le tuer.

Alors May'ké se tourne jamais vers lui, pour pas donner d'idées à la petite fille. Mieux vaut qu'il l'ignore et peut-être qu'elle fera pareil.

Tiens, tiens.

Il sent quelque chose d’étrange.

Il sent la magie.

Oui, c’est bien de la magie.

Mais une magie différente.

Plus douce, plus belle, plus ancienne.

C'est pas une magie qui pulse dans sa poitrine et répand la douleur comme un sang infecté.

C’est une magie qui chatouille, qui effleure la peau.

Eivind bondit de son perchoir et s’élance vers la fenêtre.

- Les voilà... elle s’exclame, dangereusement penchée sur le petit rebord du balcon.

- Qui, les alliés ? articule doucement May’ké, pour ne pas réveiller Abeln.

- Evidemment, de qui tu veux que je parle ? elle lui répond joyeusement.

Ses cheveux virevoltent, virevoltent.

Et pour une fois les petits êtres capillaires ont raison, parce qu’il y a vraiment du vent, à Domélyl.

Mais dans le sens inverse. Dommage, bien essayé.

La Fillette dans le Vent disparaît.

 

 

- Abeln ?

Je lève la tête de mon oreiller et je me retourne vers May’ké, affalé contre une grosse machine à imprimer.

- Hmm ? je marmonne.

- Ils sont là, murmure May’ké d’une voix à peine audible.

- Qui ? Les alliés ?

- Evidemment, tu veux que je parle de qui ? il me dit avec un petit sourire caché derrière son rideau de cheveux, mais qui se fane bien vite.

Je me lève. Je ne comprends pas comment il fait pour ne jamais être fatigué alors qu'il ne dort jamais ! Je suis franchement jaloux. Je m’approche du premier balcon à proximité. C’est incroyable, comme un simple atelier pouvait avoir une aussi bonne vue sur la ville et ses alentours. A la Tour, il n’y a que les salles de réunion qui permettent d'entrevoir le paysage. Je me concentre au loin. Une colonne de soldats avance. Une gigantesque colonne. Arkaël Sans-Mains et son armée d’enfants.

- May’ké, viens voir ça, c’est incroyable ! Ils sont tellement nombreux ! je lance, électrisé par l’évènement.

- Je vois rien, je te rappelle, fait May’ké en se remettant à bricoler.

Ah oui, j'oublie tout le temps... L’infection magique a encore gagné du terrain sur le visage de May’ké. Depuis quelques mois, elle a pris possession de son œil gauche, y imprimant sa couleur bleue lumineuse. Son œil droit ne distinguant les éléments qu’à travers une myopie phénoménale, on a définitivement considéré le Perce-Magie comme aveugle.

J’ai de la peine pour lui, mais il n’a pas l’air d’en souffrir. Parfois, je me demande s’il avait une bonne vue avant, parce qu’on dirait qu’il a été aveugle toute sa vie.

- C’est pas grave, viens quand même, on doit prévenir les autres ! je dis d’une voix enthousiaste.

J’aide May’ké à se relever, on descend les étages de l’Imprimerie de la Soldine et on emprunte une arche reliant les bâtiments. Les arches sont très pratique pour passer d’un immeuble à l’autre sans avoir à sortir affronter le vent froid de Domélyl. Moi, je commence tout juste à me repérer dans les rues, alors quand on se déplace à l’intérieur des habitations de bois, je ne fais que suivre le Perce-Magie. Cela me premet de constater que j’ai maintenant au moins deux têtes de plus que lui ! J’ai beaucoup grandi, en quelques mois. La croissance des Anges est bien plus fulgurante que celle des humains. Nous arrivons au stade où tout le monde est déjà en place. Je ne comprends pas comment ils peuvent passer leurs journées à parler de stratégies et de rébellion !

Dée et Terels sont placés au centre de la piste. Et les autres créatures magiques sont placées sur les gradins de pierre. Qui se ressemble s’assemble, eux aussi sont froids et durs. Leurs cheveux sont tellement longs que, pour chacun d’entre eux, deux gradins sont utilisés à des fins capillaires. Oh, je vous ai déjà dit que je me suis coupé les cheveux ? Je ne regrette absolument pas, c’est beaucoup plus pratique ! J’ai essayé de couper aussi ceux de May’ké, mais il m’a insulté dès que je me suis approché avec les ciseaux. Bon, je suis sûr que cette parenthèse sur nos cheveux vous a comblés, maintenant, revenons au sujet principal...

- Les alliés sont là ! je m’exclame.

Tous les regards viennent à notre rencontre. Silence. Ça sent les jugements, par ici... Je me demande qui ils jugent le plus... Moi ou May'ké ? Aucune idée, mais ça m’amuse, alors je toise chaque Ange avec un petit sourire. C’est Terels qui brise le silence.

- Quoi !? C’est vrai !?

 

 

Non, c’est faux, hé hé hé.

P’tit crétin, évidemment que c’est vrai.

- C’est incroyable, nous ne les attendions pas si tôt, continue le vieux magicien. Ils vont devoir attendre quelques temps, les dragons sont encore postés, ils ne les laisseront pas passer...

Ah bah c’est vrai que c’est con, ils pouvaient pas y penser avant de les inviter ?

Crétin d'Ange.

La petite fée clignote. Elle est postée sur l’épaule de Terels et elle clignote.

- Monieur le Perce-Magie, nous aurions une faveur à vous demander... articule difficilement Terels. Il faudrait que vous détruisiez la garde des dragons pour laisser entrer l’armée du prince.

- Quoi !? s'exclame Abeln.

Terels lui fait signe de se taire. Ça le concerne pas.

Non, c’est vrai que ça le concerne pas du tout, son ami va juste se faire bouffer tout cru par des gros reptiles tout poilus, mais à part ça...

May’ké répond rien.

- Ecoutez, je... Je l’avoue, nous sommes incapables de le faire. Nous avons essayé et nous avons perdu cinq personnes... Il n’y a que vous qui puissiez y arriver, reprend le vieillard.

- Non, répond May’ké d’une jolie voix bien maîtrisée -il a fait beaucoup de progrès, depuis qu’il parle avec Abeln, c’est très pratique pour protester-.

- C’est Dée qui le demande, réplique Terels. Pensez à elle, elle prend des risques tous les jours pour obtenir des informations du Conseil...

- Non.

Terels lance un regard sombre au Perce-Magie.

Mais May’ké s’en fiche. La petite luciole hystérique peut le détester autant qu’elle le veut, il ira pas.

Sa spécialité c’est les Anges, pas les gros monstres aux yeux bleus glacés qui ont l'air de te geler sur place d'un seul regard.

Est-ce que Terels est capable de réfléchir, des fois ? Les dragons sont postés en dehors de la ville, ils sont inatteignables depuis l’intérieur. Les Anges volent, eh bah pas May’ké. Lui, il peut pas sortir, il pourra jamais les atteindre.

Quel dommage, la Fillette dans le Vent est pas là pour l’obliger à dire oui !

Alors c’est non.

Non, non, non !

Comme ce mot est beau !

 

 

Quelques heures plus tard, nous décidons de nous installer dans une petite épicerie. Etonnamment, c'est l'un des seuls bâtiments qui est resté protégé contre le froid, peut-être parce qu'il est tout coincé au milieu des autres immeubles... May'ké, lui, ça lui est égal, il a jamais froid. Mais moi, je suis plutôt frileux, alors on vient souvent ici, quand la température baisse.

- Eh, May’ké !

Le Perce-Magie tourne la tête dans ma direction. Je lui présente un plateau de serveur avec une vingtaine de petits gobelets de bois.

- J’ai mis une molécule dans un seul d’entre eux. Trouve lequel.

May’ké tapote l’un des petits gobelets. Déjà ? Zut. C’est le bon. Snif. Il est trop fort. Je réessaie au moins dix fois en plaçant les molécules les plus petites possible, mais il trouve toujours du premier coup.

- C’est vrai que t’es doué.

- Dis toi qu’au début, je m’écroulais de douleur à chaque fois qu’un Ange passait à cent mètres. C’est beaucoup trop sensible, les molécules.

- Et là, ça te fait plus mal ?

- Beaucoup moins, avec l'habitude.

- Ah... Etrange...

Mayké se lève.

- J’ai besoin d’une pièce en haut. Je reviens.

 

 

Petit menteur.

En réalité, May'ké a juste vu Eivind lui faire un petit signe, cachée derrière une porte. Heureusement qu'Abeln l'a pas vue !

May’ké monte dans le grenier du marchand d’épices -enfin de celui qui était le marchand d’épices-.

La Fillette dans le Vent est là.

Oups.

- Coucou May’kinou ! Tu sais, je crois que tu vas devoir partir à la chasse aux dragons !

- Dans tes rêves, la gamine.

- Aurais-tu oublié à quel point mes pouvoirs sont efficaces ? Oh, mais Abeln n’est pas là... Quel dommage ! Profitons-en !

Eivind claque des doigts.

Deux personnes apparaissent.

Midden et Noé.

Le petit garçon adorable et la jeune fille souriante.

La seule famille de May’ké.

Sa vraie famille.

Celle qu’il aime.

Comment elle ose faire ça !? Ces personnes sont trop importantes pour que cette gamine les utilise dans ses illusions !

Mais May'ké dit rien. Il a peur, il a tellement peur !

- May’ké, est-ce que tu te rends bien compte de ce que tu fais, quand tu tires sur les Anges ? On va le voir tout de suite.

Midden et Noé s’écroulent. De leurs yeux déborde la magie. De leurs yeux, de leurs bouches, de leurs nez.

C’est complètement idiot, c'est même pas des Anges... Mais bon, cette vue est quand même insupportable pour le Perce-Magie à qui des larmes commencent à échapper.

Cachez-vous, stupides larmes !

Les deux êtres illusoires explosent.

Sa famille explose.

Quel beau feu d’artifice d’un joli bleu brillant !

May’ké hurle.

Elle a pas le droit, elle a pas le droit !

Eivind a pas le droit de jouer avec ses souvenirs !

May’ké essaie de toucher Midden et Noé.

Mais il y arrive pas, puisque c’est une illusion.

Par contre, il sent qu’on le secoue par les épaules.

May’ké met un moment à reconnaître Abeln qui essaie de le calmer.

La honte. Il a pleuré comme un gamin.

Il s’en veut.

La honte, la honte, la honte.

May’ké se calme en une seconde et réadopte un visage impassible. Pleuré, lui ? Jamais de la vie.

Et puis il sursaute.

Parce que derrière Abeln, Midden et Noé sont à nouveau là.

Midden et Noé qui pourraient à tout instant mourir dans une explosion bleue.

Dans un beau feu d'artifice.

May’ké peut pas les revoir mourir, il en mourrait.

Il en mourrait, c'est sûr et certain.

Alors sous le regard sidéré d’Abeln, il s’exclame :

- Abeln, je t’en supplie, il faut qu’on aille tuer les dragons...

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