18) Test

Personne n'aime entendre la phrase "je te l'avais bien dit". Et il est généralement de bon goût d'éviter de la prononcer, même lorsque l'on aurait tout lieu de le faire. Le problème étant que, certaines personnes, dont Antoine faisait partie, pouvaient communiquer cette expression d'un simple regard.

— Ta gueule, déclarais-je en m'asseyant à mon bureau.

— Mais j'ai rien dit, répondit-il d'un air chafouin.

— Tu le penses tellement fort que je l'entends d'ici !

Je grognais en flanquant mon cartable près de ma chaise. Nous étions en cours de Français, la professeure était à son bureau, et personne ne semblait avoir noté mon retard. L'ambiance était très différente des salles de classe dont j'avais l'habitude. Chacun vaquait à ses occupations dans un relatif silence, allant et venant avec des fiches de leçon ou d'exercice, certains s'entraidaient même en petits groupes. La fameuse Layla, que j'avais rencontrée hier, s'était entourée de deux autres élèves pour lui expliquer ce qu'il y avait de si fascinant dans les interminables descriptions de Zola. Ce qui n'était pas évident.

Je pris une grande inspiration et parvins à me détendre, peut-être pour la première fois de ma vie, dans une salle de classe. L'ambiance était réellement studieuse. Cela n'avait rien à voir avec un prof récitant un cours et écrivant au tableau pendant une heure, en priant pour que les élèves parviennent à suivre. Les limites de l'ancien système se faisaient clairement ressentir. Mais dans toute cette saine agitation, une personne en particulier semblait sereinement remplir des fiches d'exercices sans avoir l'air de faire trop d'efforts. Il s'agissait de la fameuse Melnikova. En penchant la tête, je pus enfin voir son visage. Ses yeux marrons étaient marqués par une fatigue que son maquillage peinait à cacher. Elle avait le visage rond, comme celui d'une poupée en porcelaine, et le nez légèrement recourbé vers le haut. Cela lui donnait l'air d'un elfe ou d'une fée. Mais ce qui me fascinait le plus, étaient ses cheveux parfaitement raides et lisses, comme un rideau de velours noir.

— Elle surveille l'heure, me souffla Antoine.

Je tournais la tête vers lui d'un air interrogateur.

— Comment ça ?

— Elle regarde l'horloge au mur toutes les cinq minutes, expliqua-t-il.

— Haha... Ton sens de l'observation fait peur, des fois, ricanais-je.

Je me levais alors de mon siège et me dirigeais vers la fille en question, prenant bien soin d'arriver dans son champ de vision pour ne pas la surprendre.

— Hey, Melkinova c'est ça ? C'est quoi ton prénom ? demandais-je sans cérémonie.

— Melnikova, corrigea-t-elle sans sourciller. Je m'appelle Octavia, tu avais besoin de quelque chose ? demanda-t-elle en regardant l'horloge murale.

— Rien de particulier, répondis-je en baissant les yeux sur sa fiche d'exercice. Tu es très en avance sur le programme, là, t'as pas sauté des leçons sans faire gaffe ?

Elle ponctua sa réponse à la dernière question de la fiche d'un point final relativement bruyant. Je ne savais pas si c'était à mettre sur le compte de sa nervosité naturelle, ou si j'étais en train de l'agacer outre-mesure.

— J'ai déjà fini les précédentes, dit-elle d'un ton étonnamment neutre. Je compte bien terminer le programme de ce mois-ci le plus vite possible, pour me consacrer à la musique.

Je saisis l'occasion immédiatement pour lui poser une question très directe :

— Pourquoi ? T'auras bientôt plus le temps de t'y consacrer ? T'es enceinte ou quoi ?

Lorsqu'elle se détourna enfin de sa fiche et que nos yeux se croisèrent, j'eus l'impression qu'elle essaya de me gifler du regard. J'avais effectivement été relativement impertinente avec ma question, mais sa réaction ne fit qu'alimenter ma curiosité, ce dont elle sembla se rendre compte immédiatement.

— Écoute Liliane, soupira-t-elle. Je ne sais pas ce que t'imagines à mon sujet, mais c'est plus compliqué que ça.

— Lili tout court, Octavia, répondis-je. Et je n'imagine rien, juste une intuition.

— Peu importe. (Elle haussa les épaules) Mais viens quand même à mon cours d'initiation à la musicologie, tout à l'heure, tu pourrais apprendre certaines choses.

Le ton particulier de sa voix me fit hausser un sourcil. Elle avait clairement l'air de cacher quelque chose, mais je n'aurais pas su dire quoi, même si elle semblait croire le contraire. Cependant, mes pensées furent interrompues par un râle d'agacement plutôt bruyant.

— Rah ! Merde, j'y comprends que-dalle, ça fait chier ! explosa Layla avant de lancer le livre qu'elle tenait à travers la salle de classe.

Je levais les mains pour éviter de me le prendre en pleine figure. Et j'en fus bien avisée, puisque le recueil de nouvelles de Zola heurta mon avant-bras avant de tomber sur le sol.

— Hey Layla, t'es finie à la pisse ou t'as été frappée par la foudre quand t'étais gosse ?! m'écriais-je en la pointant du doigt. C'est quoi ton problème !?

Elle porta son attention sur moi et afficha une expression de surprise un bref instant, avant de sourire en coin.

— Qu'est-ce qu'y a Lili, tu veux te battre ? me lança-t-elle en se levant de sa chaise. J'en ai marre de ce connard de naturaliste ! J'ai besoin d'action !

— Au moins t'as retenu quelque chose sur lui ! rétorquais-je en ramassant et en lui relançant son livre.

Elle parvint à le saisir en plein vol avec une adresse incroyable, avant de le plaquer bruyamment sur son bureau. Elle avança ensuite dans ma direction avec un sourire amusé.

— Alors, tu cherches la bagarre ? fit-elle en se mettant à boxer dans le vide tout en me fixant.

— Tu tiens pas en place ma parole, répondis-je avec un léger sourire. Joli jeu de jambes.

— Évidemment, le placement, c'est la clef de la victoire ! déclara-t-elle en avançant sa jambe droite, faisant mine de venir me frapper.

Visiblement, je la pris par surprise en déplaçant ma jambe gauche vers l'arrière, en pivotant sur mon talon droit. Elle quitta alors sa posture de boxeuse en reculant légèrement.

— Hey, pas mal. Un pivot du talon hein ? analysa-t-elle. C'est sûrement pas de la boxe, peut-être du Viet vo dao ? Ou bien du taekwondo...

— Te tracasse pas, je sais même pas de quoi tu parles, l'interrompis-je.

— Je vois, t'es le genre de meuf qui a forcément appris à se bastonner, puisque contrairement à d'autres, tu laisses personne te manquer de respect, déduisit-elle avec un sourire en coin, son regard glissant brièvement vers Phybie Paillet. J'ai cru comprendre qu'Octy t'avait invité à son petit cours.

La dénommée Octavia tiqua en entendant ce surnom pour le moins ridicule.

— Jalouse ? demandais-je avec amusement. Tu veux que je vienne à ton cours d'autodéfense ? Cette semaine je vais pas pouvoir, tu voudrais te rincer l'œil sur moi en kimono ?

Plusieurs élèves, surtout des garçons, rirent de bon cœur à ma petite pique. Layla, quant à elle, sembla un brin agacée.

— H-hey ! Tout de suite, une nana sportive est forcément gay ? J'en ai marre de cette blague !

— Non, il te manque des cheveux couleur arc-en-ciel. (je jetais un rapide coup d'œil à Octavia qui venait de quitter son siège) Mais tu donnes des surnoms plutôt mignons.

Le temps que je reporte mon regard sur Layla, je la vis effectuer un mouvement vif, puis son poing gauche envahit mon champ de vision et s'arrêta à quelques centimètres de mon nez. Je reculais mon visage par réflexe, mais ne perdis pas l'équilibre. Je lançais ensuite ma main droite pour saisir son bras et le lui tordre.

— Trop classique ! se moqua-t-elle.

D'un subtil mouvement de son poignet, elle se dégagea sans effort de ma prise, attrapa mon avant-bras, me tira légèrement en avant et fit glisser son pied sur le sol en pliant le coude, faisant mine de porter un coup qui aurait pu être très violent, directement à mon estomac. Même sans la connaître, j'appréciais cette fille, et ça ne me dérangeait pas de l'avoir dans mon espace vital. Cependant, cela me frustrait de devoir admettre qu'elle avait gagné notre semblant de duel.

— Ouais, t'as de la chance que j'aie regardé ailleurs, pondérais-je, mauvaise perdante.

— Alors, tu passes au dojo, aujourd'hui ? demanda-t-elle avec un sourire enthousiaste.

— T'as vraiment un cours d'autodéfense, alors ? je disais ça pour rire, soupirais-je. Mais comme je t'ai dit : cette semaine, je peux pas, répétais-je d'un ton qui ne laissais aucun mystère sur le pourquoi.

— Tu sais, un agresseur attendra pas que tu sois dans la bonne période pour s'en prendre à toi ! justifia-t-elle, déclenchant les rires étouffés de nos camarades à portée d'oreilles.

Je poussais un râle, puisque c'était foutu pour la discrétion, autant appuyer de l'autre côté.

— T'as déjà essayé de nettoyer du sang sur un tatami ? lançais-je.

Layla grimaça en levant ses mains devant-elle.

— OK, OK ! Mais promets-moi de passer, à l'occasion.

— On verra, soupirais-je.

— Tu finiras par venir, je le sais... fit-elle avec assurance.

Je retournais à mon bureau et interpellais Antoine, qui semblait s'avancer autant que possible sur les leçons. Il avait toujours eu du mal avec les matières littéraires. Mais il avait trop de fierté pour appeler la prof à l'aide.

— Hey, tu viens ? Apparemment, Octavia sait des trucs.

Il leva la tête vers l'horloge et sembla s'étonner de l'heure.

— Bordel, déjà dix heures ? souffla-t-il. Mais on a le temps, les activités extra-scolaires se passent de dix heures et quart à onze heures trente.

— Tu veux dire qu'y a pas cours de dix heures à midi ? m'étonnais-je.

— C'est un modèle Freinet, Lili, me rappela Antoine. C'est aux élèves de gérer leurs emplois du temps. Comme tu l'auras remarqué, il n'y a pas de sonnerie non-plus.

Je m'asseyais à mon bureau d'un air songeur. Ce nouvel environnement scolaire était vraiment singulier, et tout le monde semblait s'en être accommodé assez vite.

— Tu le saurais si t'étais resté la dernière fois, au lieu d'aller flirter avec Jojo, précisa Antoine avec un petit rire.

— C'était pour voir Améthyste, corrigeais-je. Et il s'appelle Jonathan, concluais-je en prenant bien soin de le prononcer à l'anglaise.

— Oooh, "il s'appelle Jonathan", répondit-il, exagérément taquin. Et tu as d'autres choses que tu meurs d'envie de me dire à son sujet ?

Je tendis le bras pour le bousculer, non sans pouffer de rire. Puis je baissais les yeux vers mon bureau, songeant que je devrais peut-être prendre le temps de m'avancer moi aussi dans les leçons. Mais si Zola était au programme, j'avais d'ores et déjà un train d'avance.

Cependant, je me levais pour aller chercher quelques fiches. Et profitant du fait qu'il ne restait que peu d'élèves dans la classe, puisque la plupart s'étaient dirigés vers leurs activités extra-scolaires, j'activais brièvement Porcupine Tree. Et il s'avéra être d'une efficacité redoutable. Non seulement il me permettait d'apprendre par cœur en une fraction de seconde, mais j'avais également synthétisé les informations clefs en quelques minutes à peine.

Je me levais alors pour déposer les fiches de leçon et snobait les fiches d'exercices, avant de me rendre au bureau de la professeure.

— Madame, je pourrais passer le test ? demandais-je.

Elle leva les yeux dans ma direction et haussa un sourcil.

— Oh, Papazian. Tu es sûre ? Tu n'as droit qu'à un seul essaie par semaine, précisa-t-elle.

— J'en suis certaine, précisais-je, confiante.

— Très bien, voilà les fiches, installe-toi sur le bureau devant moi, tu as une heure, expliqua-t-elle en me tendant le fameux contrôle.

— Attendez, moi aussi je veux le faire ! déclara Antoine en venant s'asseoir à côté de moi.

— Hé bien, vous êtes pressés tous les deux, fit remarquer la prof en lui désignant la place à côté de moi. Vous aurez des questions différentes, aucune fiche de contrôle ne se ressemble, mais évitez de bavarder.

— Tu complexes parce que maintenant, je te bas aux jeux vidéo ? taquinais-je en inscrivant mon nom sur ma fiche.

— Je veux surtout me débarrasser le plus vite possible des matières littéraires, répondit-il avec une grimace.

— On se passera de tes commentaires, Rodriguez ! déclara la prof en nous faisant signe de nous taire.

Les réponses aux questions semblaient jaillir de mon stylo. Je ne ralentissais que lorsque de longs développements étaient nécessaires, comme pour expliquer la subtile transformation qui s'opérait sur le sujet de la narration de Zola au cours de cette dernière. Il s'agissait de comprendre des concepts abstraits pour lesquels ma mémoire absolue ne m'était pas d'une grande aide, mais de toute façon, ça ne m'avait jamais posé de problème.

À côté de moi, Antoine semblait avoir un peu plus de mal. Pourtant, je savais que lui, il n'avait pas besoin d'avoir de nanites dans le sang pour posséder une mémoire quasi absolue. Il avait simplement du mal avec les questions qui n'avaient pas de réponse précise, mais qui visaient simplement à tester la compréhension d'une notion abstraite, chez celui qui y répondait.

Au bout d'une grosse demi-heure à peine, je rendais mon contrôle ainsi que la fiche à notre professeure.

— Hé bien, c'était du rapide, déclara-t-elle. Je vais corriger ça tout de suite.

À côté de moi, Antoine fronçait les sourcils, les doigts crispés sur son stylo. Tel que je le connaissais, il se retrouvait frustré devant une question qu'il trouvait trop vague, comme par exemple "quel est le rôle du naturalisme dans l'œuvre d'Émile Zola, à l'aube du dix-neuvième siècle ?".

— Vous croyez que dans quelques années, on étudiera l'histoire de jeux vidéo comme Final Fantasy VII ? demandais-je à voix haute. Parce que dans le style, ça fait très Zola...

— Papazian, ne déconcentre pas ton camarade, répondit notre professeur en donnant quelques coups de stylo sur mon contrôle. Et il y a plus de chance que l'on étudie cette œuvre en option cinéma qu'en littérature, précisa-t-elle.

Je gardais le silence, mais je continuais de guetter Antoine du coin de l'œil. Je savais qu'il était un grand fan des vieux Final Fantasy, ceux sortis avant la fusion des studios Squaresoft et Enix. Il adorait consulter des analyses sur le sujet et était devenu incollable. Donc, comme je m'y attendais, quelque chose sembla se débloquer dans son cerveau et sa cadence d'écriture redoubla.

Un peu plus tard, alors que je passais le temps sur mon téléphone en jouant à un vieux jeu démodé, mais terriblement addictif, la voix de notre professeure me fit sursauter.

— Hé bien, c'est impressionnant, déclara-t-elle en faisant cliquer son stylo. Tu passes haut la main, malgré quelques fautes d'orthographe. Je n'ai rien à redire, tu maîtrises le sujet.

Elle sortit un immense classeur et y rangea mon contrôle, sur lequel elle avait annoté une grande quantité de remarques diverses.

— J'ai fini ! déclara soudainement Antoine, posant sa feuille sur le bureau de la prof.

— Hé bien, que d'enthousiasme ! ricana cette dernière. Allez donc vous détendre vous deux, je reprendrais les corrections après la pause déjeuner.

— La pause déjeuner ? Déjà ? fis-je en haussant un sourcil, avant de lever les yeux vers l'horloge. Onze heures !? Antoine, viens ! On doit encore allez voir Octavia !

Il se leva immédiatement pour me suivre vers la porte de la classe. Lui non-plus ne semblait pas avoir vu le temps passer.

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