18 : La Cérémonie des Esprits

La nuit tomba – la lumière vira lentement au rouge-orange – et Judy écouta les heures sonner sans les compter.

— Judy ? Ça va ?

Silence. Nathanaël n’osait pas entrer.

— On a trouvé où aura lieu la Cérémonie demain, quand le ministre fera son discours… Tu ne sors pas ?

— Non.

Elle n’avait aucune justification, aucune raison de ne pas l’inviter à entrer, pourtant elle ne pouvait se résoudre à ouvrir la porte. Les pas – ceux de Pierre, sans doute – s’approchèrent avec une détermination étrangère à son chagrin. Raison de plus pour laisser cette frontière matérielle entre leurs esprits.

Il poussa sur la poignée, mais la porte de s’ouvrit pas car Judy l’en empêchait.

— Judy ? Tu es morte ? dit Pierre. Ce n’est pas drôle.

— Je n’ai pas envie de sortir d’ici.

— Ah, dit Nathanaël à Pierre, pensant peut-être que Judy n’entendrait pas, elle a découvert quelque chose. (Et plus fort :) La Cérémonie des Esprits se déroulera place du grand Parlement à onze heures demain matin.

— Place du sous-Parlement, tu veux dire, dit Judy. Cette place est sous la grande place du Parlement…

Là où tout avait commencé. Lunaé qui faisait son discours, le gant anti-feu qui tombait dans la poussière, les paroles humiliantes du ministre Aster… Le visage magnanime de la présidente du Conseil, Viviane Dertella… Pourquoi ne faisait-elle rien ? Pourquoi ne voyait-elle pas que les Lombrics étaient au sein même du pouvoir légal ? Serait-elle là ?

Elle entendit Pierre et Nathanaël s’asseoir derrière la porte.

— Vous n’êtes pas obligés de rester là. Il faudra bien dormir.

— On a dormi toute la journée. On restera là le temps qu’il faudra pour que tu sortes, dit simplement Pierre.

Judy mordit sa chemise jusqu’à en avoir mal à la mâchoire. Quel boulet. Eh bien, elle se ferait une joie de ne pas bouger du bureau jusqu’au lendemain.

— C’est Nathanaël qui a proposé, ajouta-t-il comme s’il avait lu dans ses pensées.

Quels boulets, dans ce cas.

Pourquoi n’avait-elle pas eu le courage de partir seule ? Elle y remédierait demain. Cette fois, elle s’en faisait la promesse.

 

Les feu-follets prirent enfin leurs teintes bleues de l’aube. Judy ne tenait plus en place, fébrile, elle s’était vue faire les cents pas la moitié de la nuit. Elle rêvait de retrouver la lumière de l’extérieur, le ciel bleu – le vrai bleu – et les étoiles du couchant. L’air, surtout, car elle étouffait dans la moiteur ambiante.

Les ronflements de Pierre ou de Nathanaël tonitruaient dans le silence. Judy entrouvrit la porte avec précaution. Nathanaël était assis dans le petit vestibule, ma bouche grande ouverte et la tête posée contre un petit meuble. C’était lui qui ronflait. Quant à Pierre, il était introuvable. Peut-être avait-il eu la sagesse de monter se coucher dans un lit.

— Alors ? s’enquit Pierre.

Judy sursauta, tout près de la vitrine, où les lettres BLYTON se détachaient à l’envers depuis l’intérieur. Il était derrière le comptoir, aussi lucide et réveillé que s’il avait dormi dix heures de sommeil. Judy le soupçonnait de cacher sa fatigue derrière ses grands yeux déterminés.

Le tabouret crissa sous son poids. Ce tabouret portait trop de souvenirs, et Judy se remémorait les longues heures qu’elle avait passé assise dessus à réparer les montres, à faire tomber les rouages par inadvertance et à les chercher accroupies sous le comptoir pendant des quarts d’heures entiers.

— Alors ? dit Pierre en haussant un sourcil.

Judy ne répondit pas tout de suite. Le mensonge refusait de se créer dans sa tête. Il n’y avait qu’une phrase claire qu’elle pourrait articuler. Et elle n’en avait diablement pas envie.

— Je ne suis pas la fille de mon père, dit-elle, pourtant, en espérant que cela suffirait.

Le reste n’était que confusion dans son esprit.

Brutal. Choquant. Pas autant, cependant, que la lettre froissée qu’elle conservait dans le fond de sa poche. Pierre plissa les yeux, comme s’il ne la croyait pas.

— Ah ?

Judy déverrouilla la porte et la tira vers elle. Le carillonnement de l’entrée chahuta d’avant en arrière, menaçant de se détacher du chambranle.

— Judy, ne fais pas de bêtises, l’avertit Pierre, en voyant la situation lui échapper.

Elle devrait courir et le semer. Le problème, c’est qu’il savait où elle allait et la retrouverait de toute manière. Comme Mémé. Ils étaient à présent au milieu de la rue, assez passante, d’ailleurs, même à sept heures du matin. Il fallait dire que le pâtissier se trouvait deux rues plus loin.

— Je vais retrouver mon père, ce n’est pas une bêtise.

— Mais tu viens de dire que…

— Je m’en fiche du faux. Qu’il moisisse en prison. Je vais retrouver le vrai.

— Et tu sais qui c’est ?

Judy s’arrêta net. Au milieu de la foule. Ils étaient entrés dans le marché. Le voile de folie qui brouillait ses pensées se leva d’un coup.

— Non, dit-elle et elle faillit lâcher des nouvelles larmes.

Non, non. Elle ne pleurerait plus. Elle respira une grande goulée d’air.

— Bientôt. C’est un Lombric.

« Il la retrouvera. Il la détruira. »

Une petite voix chuchotait : Mais si tu sais. Tu sais. Non, ce ne pouvait pas être possible. Elle ne pouvait pas être la fille du chef des Lombrics, et encore moins – si ses hypothèses étaient justes – la fille du… ministre Aster. Cette idée lui arracha un rire convulsif. Elle, la demi-sœur de Kateline Aster ? Ce devait être une blague monumentale. Pourtant, ça collait. Le ministre Aster, homme de pouvoir ayant perdu ses connexions, qui voulait le retrouver en asservissant le monde… Judy secoua la tête : Armand Aster était brun et pâle comme Kateline. Sa peau, à elle, était mate, ses cheveux et ses yeux noirs comme la suie. Aucun lien de parenté ne pouvait relier tant de différences.

Pierre l’attrapa par le bras, dissipant l’image de Kateline.

— Ça suffit, dit-il.

— Pierre, je ne t’ai jamais demandé de me suivre.

La lueur dans les yeux ambrés de Pierre frémit.

— Peu importe à quelle distance tu agis, ce que tu fais m’impacte autant que toi. Tu n’es plus seule dans tes ennuis. Tu devrais être contente.

Pierre la lâcha mais un petit vent nerveux s’enroulait autour de leurs jambes.

— Tu n’as plus rien à perdre, dit-elle. Ne me suivez pas. S’ils m’ont moi, ils n’auront pas besoin de toi. Dans tous les cas, je devrais partir seule. Mon père est l’un des leurs. Je suis la plus à même de ne pas mourir.

Pierre s’apprêta à répliquer lorsque Nathanaël arriva en trombe.

— Kateline est là…, dit Nathanaël.

En effet, Kateline discutait – vêtue d’un pull vert qui rappelait la couleur de la garde du Parlement – avec un homme massif d’une cinquantaine d’années, chauve et, surtout, que Judy connaissait. Un frisson glacé remonta son échine.

— Kateline ? répéta Pierre.

— Vraiment, dit Judy d’une voix blanche.

— Quoi d’étonnant ? dit Pierre, sans comprendre la réaction de Judy. Elle est la fille du ministre Aster.

— Sigmund, dit Judy comme une évidence. Sigmund Mauser.

Pierre plissa les yeux.

— Le monsieur ? Il ne s’appelle pas Sigmund Mauser. C’est Simon Muller. C’est lui qui m’a conduit au foyer d’Edel quand… ma famille est morte.

— Mais il est député au parlement, dit Judy.

Ils se regardèrent, horrifiés.

— C’est lui qui nous a livrés aux Lombrics, dit Judy.

Nathanaël suivait leur discussion, mais ne quittait pas de yeux Sigmund et Kateline. Il s’était fait aux révélations stupéfiantes, et il restait concentré pour ne pas perdre des informations en posant trop de questions.

— Ils s’en vont, dit-il, vivement, en s’éloignant pour suivre Sigmund et Kateline.

Ils parlaient comme si rien n’était plus normal. Judy et Pierre emboîtèrent le pas de Nathanaël, à plusieurs foulées de leur filature, en se laissant happer par une foule de plus en plus dense.

Les galeries se transformaient en grands halls, avec des plafonds hauts et sculptés : le centre, seul lieu accueillant des galeries, qui redorait leur réputation et laissaient courir en dehors d’Edel que les galeries étaient un endroit merveilleux. Ceux qui y croyaient n’y avaient certainement jamais mis les pieds. Les hauts plafonds se réunirent à la faveur de l’intersection de quatre de ces grands halls et formaient la place du parlement. Elle était aussi vaste que l’esplanade qui entouraient l’entrée du parlement à la surface. C’était son alter-ego obscur.

Kateline et Sigmund allaient assister à la cérémonie des Esprits, de toute évidence.

— Il est onze heures, dit Nathanaël.

Il leur adressa un sourire satisfait.

— Quoi ? dit Judy.

— Rien, dit Nathanaël.

— Bienvenue chers citoyens d’Edel et de partout ailleurs, commença une voix, que masquait la foule.

Sigmund et Kateline avaient disparu. Merde.

— Je les ai à l’œil, dit Nathanaël et il disparut à son tour avant qu’elle ou Pierre ne proteste.

— Il ne perd pas une minute, s’exaspéra Pierre. Toujours à fouiner dans les affaires des autres, c’est fou, quand même.

— Je suis ravi d’inaugurer le bicentenaire de l’avènement des connexions et des prouesses de Yeird et Léna Clastfov, les héros de la guerre menée par le prince de Creux – au nom glaçant du prince des sangs – contre l’empereur des Calamités et le roi d’Audal. Vous connaissez tous l’histoire : Yeird et Léna ont trouvé les Esprits, et les Esprits leur ont offert la capacité de former des connexions avec les Esprits des éléments et de les transmettre aux plus jeunes. Une génération plus tard, la guerre était terminée. Grâce aux Connexions. À la Lumière. La principauté de Creux se rendit. Et plus tard, Creux, les Calamités et Audal devinrent les trois grandes Terres que nous connaissons aujourd’hui. Grâce au pacte des Esprits, nous œuvrons pour la paix et l’unité, incarnée par Viviane Dertella, ministre des Calamités, élue par son peuple et élue dirigeante des trois Terres par l’ensemble de la population Océotanienne. Nous sommes tous réunis aujourd’hui pour fêter l’unité et la paix que les Esprits nous apportent tous les jours.

La voix de l’orateur était froide, un peu rocailleuse, et légère en même temps. Judy la reconnaissait parmi les souvenirs, cette voix qui avait dit : Vous voyez bien qu’elle n’est pas en position de se défendre. Ça aurait pu être gentil. Si elle ne sentait pas la morsure de l’humiliation la hanter tous les jours. Pourtant, le ministre Aster était le mieux placé pour comprendre les Déconnectés et les faibles comme eux. Elle n’avait pas de raison de le détester.

On l’apercevait, au loin, dans une marée verte de garde, sur une petite estrade.

— Le chef des Lombrics ? souffla Pierre à côté d’elle. Je le pensais moins gringalet. C’est ironique, continua-t-il. On est deux, comme eux. Mais nous, au lieu de donner les Connexions, on les reprend. Est-ce qu’il est au courant qu’il ne raconte que des conneries ? Sûrement, sinon, il ne nous chercherait pas avec autant de, hum, comment dire ? De haine.

— Ce n’est qu’une légende, rétorqua Judy. Yeird et Léna… n’ont peut-être jamais existé.

Pierre haussa un sourcil.

— Comme la légende du monocle ?

Judy croisa les bras.

— On n’a pas de preuves.

— Comment ça ?

— Qu’il est le chef des Lombrics.

Pierre se tourna vers elle. Il fouilla son visage comme s’il ne la reconnaissait plus.

— Qu’est-ce qu’il te prend ?

Judy baissa les yeux.

— Il nous comprend.

— T’es bête ou quoi ? Kateline, Sigmund, ce n’est pas assez clair, peut-être ? Ils ont tué ma mère, mon père et mon grand frère. Il ne peut pas être quelqu’un de bien. Tu comprends ? Il ne peut pas nous comprendre. Il ne comprend que le pouvoir et ça, son discours, ce n’est qu’un artifice.

Il semblait à deux doigts de la prendre par les épaules pour la secouer.

— Tu les as vus tuer tes parents ? demanda Judy, en sentant sa voix s’éteindre et se briser. Non, tu vois, tu n’as pas vu.

Voir la douleur dans les yeux de Pierre la bouleversait. Il ne pouvait plus parler. Judy recula. Elle devait se retourner, sinon il verrait qu’elle se forçait à le dire, à faire mal.

— Que la fête commence ! cria la voix d’une autre personne, sans doute quelqu’un d’habitué à ce genre d’évènement, quelqu’un d’enthousiaste, complètement étranger aux menaces et à la souffrance des galeries.

Les violonistes, postés de part et d’autre de l’estrade, posèrent leur archet avec entrain et accompagnés de guitares et de saxophones chantèrent avec une gaieté, presque énervante. Judy joua des coudes entre les gens. Des jeunes, ébouriffés qui hurlaient de joie, d’autres plus passifs qui regardaient avec un sourire, des plus âgés et des très âgées, des bien habillés et des pauvres des galeries miteusement vêtus, avec des breloques au cou. Judy s’accrochait à chacun de leur visage pour oublier celui dévasté qu’elle laissait derrière elle.

Des tourbillons d’eau volaient au-dessus d’eux. Les Connectés s’amusaient. L’eau explosait en flocon de neiges et scintillait en tombant sous les voûtes. Judy s’obligea à regarder devant elle et non en l’air, où les boules de feu se mêlaient aux flocons et aux boules d’eau, se culbutant et s’évaporant en nuages de fumée. Par terre, la roche se sculptait d’elle-même. Un maître-connecté passa devant elle, une tornade entre les doigts. Où quelle posait les yeux, les éléments lui montraient qu’elle avait tort. Tort de renoncer. Mais quelque chose venait de se rompre dans son cœur. Elle ne savait plus rien. Et plus rien n’avait plus d’importance que de retrouver sa vraie famille sous les monceaux de mensonges.

Elle ferma les yeux. Son père lui avait toujours interdit d’assister à la Cérémonie des Esprits. Il savait qu’elle serait devenue folle. Folle de rêves, folle de joie, folle d’inspiration. Résolue. C’était la première fois qu’elle pouvait enfin s’y rendre, mais maintenant, la réalité la rattrapait. Elle n’espérait plus vraiment devenir maître-connectée. Les rêves n’étaient qu’une illusion. Sa vie n’était qu’une illusion. Et elle ne voulait plus être désillusionnée. Elle ne voulait plus croire en l’impossible. Ce n’était qu’un mur. Et elle ne voulait plus se manger les murs. Elle voulait des certitudes.

L’estrade était toute proche.

— Judy ! Pas par-là ! cria Nathanaël, sa voix peinant à se faire entendre, noyée dans la musique.

Judy se retourna. Il ne devait pas la rattraper. Elle apercevait sa tête blonde quatre personnes plus loin. Elle ne pouvait pas se laisser distraire. Elle accéléra et se pétrifia : Lunaé – dans ses pantalons multicolores – et Mémé clignèrent des yeux juste devant elle. Et avant qu’aucune des deux ne réalisent qu’elles étaient tombées sur la personne qu’elles recherchaient – sans doute depuis plusieurs heures – Judy se mit à courir. Enfin, courir comme il était possible de courir au milieu de la foule. Autrement dit : comme il était possible de courir au milieu un lac.

Elle contourna l’estrade et le flot de gardes du parlement, car il était impossible de traverser la muraille qu’ils formaient devant les personnalités politiques. Viviane Dertella discutait derrière eux – avec ce qui semblait être Oskar Schluken, avec sa barbe tressée – dans un uniforme mauve, des couleurs d’Audal. Mais le cortège politique aboutissait sur un hall, et les gens s’espaçaient de plus en plus, ce qui ne correspondait pas à sa stratégie : se fondre dans la masse.

Elle ne pouvait plus faire machine arrière. Elle devrait les semer dans le labyrinthe des galeries en espérant que Mémé ne serait pas plus maligne qu’elle. Mémé sera toujours plus maligne que moi. Elle n’avait aucune chance de leur échapper. Mémé connaissait les galeries comme sa poche. Et mieux encore, elle la connaissait elle, mieux que personne, mieux que son faux père, trop occupé à dissimuler ses mensonges et à construire son empire d’illusions. Sigmund, un Lombric ? Vraiment ? Judy ralentit. Son souffle résonnait dans l’étroit tunnel. La musique entraînante n’était plus qu’un vague murmure.

— Comme on se retrouve. Ce n’était pas trop tôt.

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