Les haies se referment derrière Layla comme un rideau discret tiré sur le monde extérieur. Ses doigts glissent doucement contre les feuillages, effleurant les parois de ce couloir végétal. Elle avance sans hâte, à quelques pas derrière son cousin, qui alterne entre une marche calme et des pas à reculons, comme s’il voulait profiter de ces instants en face-à-face. Les détours se multiplient. Chaque impasse donne lieu à une plaisanterie, un rire léger, une remarque pleine d’autodérision de son cousin. Layla sourit sincèrement malgré elle. Depuis combien de temps n’avait-elle pas ri ainsi ? Elle ne saurait le dire. Peut-être... trop longtemps.
Ils tournent encore, sans véritable méthode. Le cousin, désorienté, se contente d’avancer au gré de son intuition. Layla, elle, ne cherche pas à corriger le cap. Elle le suit, docilement, inconsciemment, sans réfléchir. "On s’est perdus, non ?" dit-il en riant, mi-gêné, mi-amusé. Il se tourne vers elle avec un sourire désarmant. "Tu veux prendre les devants ? Visiblement, je ne suis pas doué pour ça." Sans répondre, Layla le dépasse. Son voile accroche une branche. Un instant suffit. Elle sent la résistance du tissu, le frottement brusque, un petit bruit de déchirure. Sa tête penche. Une mèche s’échappe, venant caresser sa joue. Elle porte la main à son hijab. Le cousin s'avance. Son cœur s’accélère. Les doigts de son cousin s'approchent, en suspens, peut-être pour l’aider, ou peut-être pas. Elle l’ignore, et ne souhaite pas le savoir. Elle ajuste son voile avant qu’il ne puisse la toucher, d’un geste rapide, élégant, presque instinctif.
Son regard croise alors celui de son cousin. Et là, une infime étincelle, quelque chose d'encore plus chaleureux, un sourire doux, plus franc. Un charme discret, presque involontaire, qui pourtant la trouble un instant. Layla se redresse aussi bien extérieurement qu'intérieurement. Elle se rappelle pourquoi elle est là. Ce rendez-vous, cette promenade… tout cela n’est pas innocent. Sa mère, discrète stratège, voit déjà en lui un futur prétendant. Et il faut dire qu’il coche toutes les cases. Poli, avenant, drôle. Et surtout, approuvé par l'autorité suprême... Elle reprend la marche. Il la suit, un peu plus près désormais. Elle sent son parfum, une odeur ambrée qui l’enveloppe à chaque inspiration. Mais il ne la touche pas. Il garde cette distance juste. Respectueuse. Les branchages filtrent les rayons du soleil, dessinant des ombres mouvantes sur le sol. Petit à petit la luminosité prend place, les haies s'ouvrent enfin sur le centre, la promesse d’une sortie... ou d’un face-à-face plus direct avec ce frisson inconnu qu’elle préfère encore ne pas songer...
L'endroit semble avoir été pensé pour un autre temps. Une petite fontaine de pierre, simple, aux courbes usées, trône au milieu, en son cœur. L’eau y coule doucement, comme un murmure continu, comme un secret partagé par les pierres. À côté, un banc en fer forgé, une toile tendue se dresse au-dessus, créant une ombre douce et apaisante. Loin des prétentions, de l'opulence du domaine familial, ce lieu respire une forme d’humilité. Presque de paix. Le cousin, d'une démarche tranquille, s’approche de la fontaine. Il se penche et prend une poignée d'eau, qu'il applique sur ses mains et son visage, puis frotte ses manches et réajuste son col. Soit pour chasser la poussière qui s’est accumulée, soit par automatisme, comme s’il voulait se purifier ou juste paraître. Son regard reste détourné, mais ses gestes sont méticuleux, soignés. Layla, elle, s’avance vers la fontaine sans hâte. Ses doigts frôlent l’eau, glissent sur les pierres usées. Le contact frais de l’eau la calme. Il y a quelque chose de pur, de juste, dans ce lieu modeste. Elle ferme les yeux un instant, appréciant cette simplicité que la grandeur des lieux familiaux lui cache souvent. Ici, l’eau ne brille pas. Elle est là, juste là...
Le cousin s’assoit sans attendre Layla, s’étire, et laisse nonchalamment son bras reposer sur le dossier du banc. Confiance tranquille, presque trop. Il occupe l’espace, sans y penser ou comme un défi. Layla, elle, se glisse à l’autre extrémité, comme aimantée par le froid du bout du banc. Son corps se recroqueville discrètement, par pudeur peut-être, mais surtout par instinct. Entre eux, une place vide. Une absence palpable. Le banc grince doucement sous leur poids, comme pour souligner l’inconfort de cette proximité déguisée. Ce bruit-là, grinçant, incertain, ressemble à un avertissement. Le regard de Layla glisse vers la fontaine. L’eau y coule en filet continu, sans fracas. Aucune musique, juste ce silence limpide. Cette fontaine est brute, sincère. Un battement d’ailes la tire de ses pensées. Un oiseau se pose sur le bord de la fontaine. Il penche la tête, curieux. Layla, observant le spectacle, esquisse un sourire léger. Mais le cousin, d’un geste vif de la main, le chasse. L’oiseau s’envole, dérangé. Layla sursaute. L’eau de la fontaine semble en avoir ressenti l’impact, comme un battement d’ailes qui secoue l’air.
Elle le suit du regard, le cœur un peu serré. Un frisson la traverse. Puis, sans réfléchir, ses pensées font écho. Elle se souvient des pigeons, du parc, d’Ahmad, et des vers qu’il lui avait murmurés, sans savoir à quel point ils avaient marqué son âme. Le souvenir d’Ahmad lui semble soudain lointain, presque perdu. Une sensation de culpabilité s'immisce, comme si elle avait oublié quelque chose de précieux, de vrai, en se laissant emporter par la légèreté de la situation. Sourire timide en coin, elle laisse échapper, presque absente. "Je connais quelqu’un qui leur a consacré une poésie..." Sa voix est douce, comme une confession à demi dite. Un silence. Le cousin la fixe, les lèvres à peine pincées, sans comprendre totalement. Puis, il répond poliment. "Chacun ses passions, j’imagine." Rien de méchant. Mais tout est dit. Le sous-entendu résonne en elle comme une dissonance. Ce n’est pas un désaccord. C’est une frontière. L’oiseau a disparu, mais une plume légère est restée, posée au bord de la fontaine. Layla la fixe. Un éclat blanc sur la pierre grise. Inattendue. Fragile. Elle ne la ramasse pas. Pas tout de suite... Mais son regard s’y accroche, comme à une évidence. Elle réalise que son rire, ces derniers temps, n’est qu’un masque. Une diversion. Le genre de rire qui s’évapore sitôt qu’on se tait. Le genre de bonheur qui ne laisse pas de trace. Et que c’est le rire du silence qui lui manque...
Dans cette place vide, sur ce banc à trois places, elle sent une absence bien plus lourde que toutes les présences. "Désolé… pour le geste. C’était idiot. Je voulais juste éviter qu’il te salisse. T’avais l’air bien, là." Sa voix se veut légère, mais son ton hésite. Puis, sans attendre de réponse, il se rapproche. Son bras reste posé le long du dossier, sans jamais la toucher, mais sa présence s’impose. Le métal du banc grince à nouveau, discret mais insistant, accompagnant son mouvement. Layla se fige. L’espace entre eux se réduit. Ce n’est pas un contact, mais c’est tout comme, une proximité presque intime, trop soudaine, trop pesante. Elle baisse les yeux, déstabilisée, les mains serrées sur ses genoux. Son dos reste droit, mais ses épaules se tendent. Elle aimerait que le silence s’étire, qu’il s’use et se brise tout seul.
Et c’est ce qui arrive. "J’ai réussi !" Une voix joyeuse éclate dans l’air. Le petit frère surgit entre les haies, le visage illuminé, trempé de sueur et de fierté, mais triomphant. D’un bond, il grimpe sur le rebord de la fontaine, le bras levé, index pointé vers le ciel comme s’il venait de remporter une médaille. Puis les mains fièrement posées sur les hanches, il continue son sketch. "J’ai réussi l’épreuve !" Mais son équilibre, lui, ne suit pas. Il glisse et tombe dans l’eau, éclaboussant les pierres et l’instant tout entier. Layla explose de rire. Un vrai rire. Franc. Libre. Un de ceux qui ne s'évapore pas, qui laissent une trace dans la mémoire. Elle se lève si brusquement que le banc penche, bascule, et son cousin manque de glisser à son tour. Il se redresse aussitôt, tentant de sauver les apparences avec un sourire maladroit, mais ses sourcils froncés le trahissent. "Bravo mon grand ! Tu y es arrivé du premier coup." Mais sa voix se perd. Ni Layla ni le garçon ne semblent l’entendre. Layla, elle, s’agenouille au bord de la fontaine, toujours le sourire aux lèvres. Elle tend les bras à son petit frère, trempé mais ravi, et l’aide à sortir de l’eau. Le garçon rit de sa bêtise. Elle le regarde avec tendresse, puis aperçoit la plume. Elle flotte sur l’eau, trempée mais intacte. Elle la récupère, la secoue doucement, puis vient chatouiller l’oreille de son frère avec. Il sursaute, rit encore, et l’éclat de leur complicité semble laver tout ce qui précède.
Alors, sans un mot, Layla se relève. Elle prend la main de son frère et ensemble, ils quittent le centre. Cette fois, ils ne reprennent pas le chemin par lequel ils sont venus. Un sentier s’ouvre devant eux, droit, sans bifurcation, sans piège. Un chemin simple. Elle ne se retourne pas. Et derrière elle, le silence du banc reste suspendu, avec une parole qui n’a pas trouvé d’écho.
J’avoue que la petite jalousie pour Ahmad m’a beaucoup fait sourire. Il a ses fans, à ce que je vois ! #Ahmad ;)
Je suis ravi que le flou autour du cousin fonctionne, c’est exactement ce que je cherchais à faire. On en saura un peu plus au prochain chapitre, promis ;p
Merci encore de partager tes ressentis, ça m’aide énormément à mesurer ce qui fonctionne ou non.
À très bientôt, et bonne lecture d’ici là !
Merci encore et toujours pour tes retours, ils sont pour moi une boussole 🤗
J'ai justement hésité à faire suivre le chapitre avec une partie consacrée à Ahmad. C'est une première, un chapitre exclusivement sur un personnage, mais j'estimais qu'il se suffisait à lui-même, et toi, tu me sors cette même réplique mot pour mot.
Touchant ? Effrayant ? Je ne sais plus, Rose... Ce n'est pas la première fois x)
Tu m'as mis un grand sourire aux lèvres avec ta jalousie pour Ahmad, c'est tellement beau.
Je suis ravi que le flou autour du cousin fonctionne, après tout, je n'ai pas choisi la symbolique d'un labyrinthe pour rien dans ce chapitre dont le centre balaie certains doutes ;)
Je te remercie aussi pour ta remarque sur l'alternance entre chapitres développés ou plus contemplatifs, ça me permet de savoir si j'arrive à gérer un rythme cohérent.
Et moi, je suis encore plus heureux de lire tes retours 🫶, ils me servent et me serviront pour une future réécriture.
Très belle continuation à toi, et j'ai très hâte de voir une de tes publications apparaître dans mes notifs ;)
Puisses-tu trouver le temps pour tes mots ;)
À la revoyure et bon courage à toi !