Ce sont les couleurs ambiantes qui me firent prendre conscience du temps écoulé. Dès que je m’éloignai pour débarrasser le verre vide, la rougeur farouche de Sacha se fondit dans les ombres. La lumière avait décliné au point d’effacer jusqu’aux mots sur les pages des livres. Seul rayonnait au-dessus du lit un grand carré doré comme un Klimt qui, lorsque je le regardais, renforçait la cécité qui me gagnait vis-à-vis de la pièce.
Je vérifiai l’heure sur mon téléphone et fis la grimace en découvrant les notifications.
- Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Sacha.
- Raph a essayé de m’appeler.
Sept fois.
- Désolé, dit Sacha avec autant de gêne que si je lui avais révélé le nombre d’appels manqués.
Il avait fini de rassembler le linge pour de bon, ce qui ne lui laissait plus de distractions où égarer ses gestes.
- Ça fait rien, le tranquillisai-je, je le verrai demain.
- Mais c’est aujourd’hui que t’avais un truc de prévu.
Comme j’étais occupé à écrire un message pour rassurer mon meilleur ami, quelques secondes furent nécessaires avant que je réponde :
- De toute façon, il faut que je me calme sur les projets collectifs.
Ma phrase résonna comme si elle avait sauté d’une balançoire, loin de la dernière réplique, loin aussi de la suivante, perdue dans le vide. Je levai le nez de mon téléphone pour regarder Sacha droit dans les yeux, attendant son approbation, car cela faisait longtemps qu’il souhaitait me voir ainsi faire preuve de raison. Mais il se tenait figé, l’air de ne pas comprendre ce que de telles paroles venaient faire là.
- C’est parce que tu m’as dans les pattes ?
- Mais non, tu n’es pas dans mes pattes. Arrête de dire ça.
- Ah oui ? Je suis sûr que t’aurais jamais sorti une chose pareille si j’avais pas été là.
Par automatisme, j’avais déjà articulé un début de contradiction quand l’honnêteté me retint d’aller plus loin : il disait vrai. Mais ce n’était pas la question.
- Je n’avais pas à te proposer de t’installer ici si je n’étais pas prêt à agir en conséquence.
Je croisai fermement les bras et eus la sensation d’avoir provoqué une embellie. L’étrange sensation se confirma en trouvant son explication, non à la fenêtre où se précisait la tombée du jour, mais sur les traits de Sacha pour qui mes paroles, si elles n’avaient pas fait renaître ses couleurs perdues, avaient du moins éclairci son ciel intérieur. C’était comme le rougeoiement lointain d’un feu de camp dans une forêt profonde, mais Sacha eut peur de s’y brûler en se chauffant les mains ; il s’opposa encore en secouant la tête :
- Ça me plaît pas.
Je m’en agaçai :
- Quoi ? Qu’est-ce qui ne te plaît pas ?
- Je veux pas que tu changes tes habitudes à cause de moi.
- Je dois les changer, ces habitudes. Ce n’est pas raisonnable de passer tous mes week-ends dehors.
- Tu fais exprès de pas comprendre ?
- C’est toi qui ne comprends rien ! Arrête de t’imaginer que tu es un fardeau, bon sang ! Ça devient lourd, à la fin.
Sacha ne dit plus rien, je pensai lui avoir coupé le sifflet. Ses traits durcis se détendirent à l’extrême. En fait, ils en devinrent narquois :
- Tu sais quoi ? Au fond, on sait très bien tous les deux que tu tiendras pas tes résolutions.
C’en était trop. Sans que je comprenne moi-même pourquoi, cette réplique me fit prendre la mouche. Il me fallut mobiliser toutes mes ressources pour rester courtois.
- Alors là, tu risques d’être surpris ! Je rentrerai tout de suite après les cours. Je le dis et j’ai bien l’intention de le faire, tu verras. D’ailleurs, ce n’est même pas toi le problème. Il suffit de regarder les choses en face : je sors beaucoup trop pour quelqu’un qui a un mémoire à écrire. On est déjà en février et actuellement mon plan ne ressemble à rien, ma bibliographie est un véritable gruyère, c’est ni fait ni à faire… M’obliger à me tenir tranquille, ça va juste me permettre de ne pas enchaîner les nuits blanches à la fin du semestre, tu piges ? En fait, tu me rends service, espèce d’imbécile !
- Je te rends service ?
- Mais oui !
- Ah, c’est la meilleure !
Sacha était outré. Sans doute se disait-il que j’avais inventé un mensonge pour le ménager. Nous restâmes à nous affronter, ses yeux menaçants dans les miens orageux.
Puis soudain, il éclata :
- Eh bah vas-y, bosse ! Qu’est-ce que t’attends ? T’as encore rien foutu de la journée !
Sans le lâcher du regard, j’allumai la lumière, attrapai sauvagement sur le bureau mes livres et le cahier où je prenais des notes et me rejetai sur le lit qui protesta en grinçant. Visant à assener dans les esprits une image de moi au travail, je tournais les pages avec force, au risque de les froisser. J’étalais de la sorte ce que n’importe qui aurait plutôt pris pour des signes de vexation et de mauvaise volonté.
Cependant, la ride entre mes sourcils n’était pas loin de se défaire et, plus je luttais pour la conserver, plus elle me tiraillait pour se dénouer. Quoique la querelle se soit achevée sur le ton de l’engueulade, je ne m’étais pas senti agressé comme j’avais pu l’être parfois. Nos piques n’étaient pas plus dirigées contre l’autre que nos arguments n’étaient tournés dans notre propre intérêt. Ç’avait été une drôle de dispute où nous nous rabaissions nous-mêmes.
Sacha revint se poser à côté de moi, dénué de la moindre colère. Il me demanda de lire à voix haute. Je m’exécutai d’une manière aussi décousue que lui, m’interrompant dès qu’une phrase retenait mon attention. Je la relisais lentement, la soulignais, la répétais encore sentencieusement. Mais Sacha ne se plaignait pas. Il avait fermé les yeux comme moi tout à l’heure et se laissait aller sous la lucarne enténébrée.
Nous pique-niquâmes sur le lit comme des seigneurs romains, exempts de décence. Sans scrupules nous déballâmes les victuailles jadis destinées à la buvette, les répandîmes en manière d’intermède entre les cahiers et les stylos. Ceux-ci recommencèrent à s’agiter quand il ne resta plus que des miettes.
Le temps continua de passer après que la nuit fut venue et la marée montante du sommeil me submergea finalement.
Je m’éveillai au bruit de l’eau qui coulait dans la douche. Je me découvris seul dans le lit et, un moment, écoutai le ruissellement étouffé par la cloison de la salle de bains. Lentement, mes sens se ranimèrent, le monde se redessina dans les couvertures empâtées autour de moi. Mes yeux, toutefois, peinaient à s’ouvrir : un poids sur le front et des cernes cuisantes me poussaient à les maintenir fermés. En me redressant, je heurtai le coin d’un livre oublié près de mon oreiller et, avide de désigner un coupable, le tins immédiatement responsable de l’état dans lequel j’étais. Le temps de mener le procès à son terme, la porte de la salle de bains s’était déverrouillée, libérant dans la pièce des effluves de vapeur et de gel douche.
- Bien dormi ? me salua Sacha.
Je répondis par un grognement, les paupières closes, et roulai au bas du lit, de la façon qui exigeait le moins d’efforts. C’était le placard des vêtements que je visais. L’ayant atteint et ayant découvert ce que j’y cherchais – il m’avait tout de même fallu pour cela manœuvrer un œil – je me traînai à mon tour sous la douche. Celle-ci, en me remettant les idées en place, me fit glisser vers un nouvel état d'inconfort : je n’aurais su dire précisément l’heure qu’il était, mais il me semblait que le moment approchait de retourner à la fac, ce qui me laissait sans forces.
On ne pouvait pas dire de la journée précédente qu’elle avait été bonne, et cependant elle m’avait traversé de sensations frappantes qui, dans le brouillard où j’évoluais ce matin, perçaient avec une clarté inattendue. Je revoyais comme si j’y étais le moment où il avait préparé ses tartines en m’opposant la dureté touchante de son dos tourné.
Le terme « amer » n’a pas l’amertume qu’il désigne. Je ne voulais pas quitter tout de suite ce cocon amer.
Dans mon esprit l’image de son dos se manifestait sans cesse. La couleur des vêtements qu’il portait changeait à chaque fois et chaque fois la lumière modifiait ses plis, mais c’était toujours le même souvenir limpide. J’avais l’impression d’avoir vu Sacha pour la première fois. De l’avoir véritablement vu. Je repensai à tout ce qu’il m’avait dit sans que je le sollicite, à toutes les conversations qu’il avait amorcées de lui-même et, souvent, qu’il avait dû conduire seul, faute de réponse de mon côté. Le cheval bleu, l’exposition, les phrases de Spinoza et la brume du tabac… Je ne voulais pas, en claquant la porte de l’appartement, refermer l’écrin où il avait laissé éclore cette authenticité.
En sortant de la douche, je le trouvai le nez dans un bouquin. Il avait fait le lit avant d’éparpiller sur la couette les ouvrages d’hier. Son corps répandu à plat ventre avait pris exemple sur leur disposition désinvolte et le bas de son dos marquait le départ d’une courbe charmante comme celle que forment les pages d’un livre ouvert. Plus haut, ses mains emprisonnaient un volume à la couverture souple dont les feuilles ployées filaient une par une sous son pouce. Il avait l’air de les compter depuis le marque-page – de mesurer mon avancement.
Sacha s’arrêta en me voyant arriver et un instant j’eus peur que la morsure ne vienne de lui : après ma promesse musclée de travailler sérieusement, il avait tout à fait le droit de m’expédier à la fac. Mais il me posa seulement une question :
- À quoi ça sert de savoir tout ça ?
- Je n’ai pas l’intention d’apprendre le bouquin par cœur, si ça peut te rassurer.
- Mais à quoi ça va te servir de le lire ?
- Ça fait partie de mes recherches pour mon mémoire.
Sacha pianota sur le livre, exaspéré.
- Je passe le CAPES cette année, délivrai-je l’information voulue.
- Le CAPES ?
- Le concours pour enseigner au lycée. En gros.
Ma réponse fit son chemin dans la tête de Sacha. Et tout à coup, il bascula en position assise, les yeux brillant de surprise et de malice.
- Tu vas être prof ? Toi ? Genre faire la classe à des élèves et tout ?
Il était si emballé que j’en rougis.
- C’est l’idée, ouais…
Face à ma timidité, il ajouta plus calmement :
- Je suis sûr que tu peux le gagner.
- De quoi ?
- Ton concours.
- C’est pas ce genre de concours, Sacha…
Le mécontentement qu’il éprouva en réalisant qu’il avait dit une chose saugrenue le fit verser dans la raillerie :
- Bah. T’inquiète, je comprends pourquoi t’as choisi ce métier. T’auras pas besoin de passer des heures sur les copies pour attribuer les notes.
- Comment ça ?
- Tu mettras vingt à celui qui répond « l’audace » et pour les autres tu feras tourner la roue du destin.
« Qu’est-ce que c’est cliché... » Sur le moment, j’eus envie de formuler ma réponse comme cela. Mais le mot de « destin » qu’il avait employé avait fait écho à une certaine mention de l’horoscope. Était-il trop tard pour réagir aux propos qu’il avait tenus hier ? Je ne me le demandai pas longtemps avant d’entrer dans son jeu :
- C’est quoi, ton signe astrologique ?
- Oh, gare à moi ! s’exclama Sacha, menacé de ne pas avoir la moyenne.
Il feignit le plus grand effroi en se figeant, les yeux écarquillés et, après un temps, relâcha la pose :
- Scorpion.
L’amusement était revenu sur ses traits. Sans prévenir, il étira le bras jusqu’à mon téléphone posé sur l’étagère et, se réinstallant à plat ventre, se mit à en tapoter l’écran.
- Et toi, quel signe ?
Je le lui dis en pressentant vaguement la nature du site qu’il venait d’ouvrir.
- Tu veux savoir si on est condamnés à s’entendre mal ? demanda-t-il avec une gravité mystique.
Il me donnait envie de rire.
- Vas-y ?
Sacha lut la description en s’efforçant de prendre un ton épique, malgré la lenteur nécessaire à l’articulation :
- Ces deux signes passionnés feront des étincelles. S’il est d’abord attiré par le caractère profond et mystérieux du Scorpion, le Lion sera vite fâché de constater que son autorité est remise en cause. Peut-être est-ce plutôt sa générosité qui vaincra les résistances du Scorpion. Car celui-ci ne craint pas de blesser le Lion dans sa fierté et de lui apprendre l’humilité.
- Le Scorpion du combat se retire avec gloire : comme il sonna la charge, il sonne la victoire.
Les vers m’étaient venus spontanément. Sacha ne sut comment les prendre.
- Attends, qu’est-ce que tu veux dire, là ? s’offusqua-t-il.
Ses joues s’étaient de nouveau teintées de rouge. Je lui avais donné l’avantage et il ne savait qu’en faire. Il refusait d’être, de nous deux, le plus fort.
- Dis-le tout de suite, si je te maltraite ! s’écria-t-il en me poussant en arrière.
Je perdis l’équilibre non pas tant sous l’effet de sa bourrade que des tremblements de mon rire réprimé.
- La preuve ! gloussai-je.
- N’importe quoi ! nia-t-il en décochant une seconde tape.
Je la lui renvoyai rien que pour le faire lâcher une troisième et une quatrième attaques, bientôt suivies d’une pluie de coups contrefaits que je déviai tous sans le moindre mal. Me demandant s’il me pensait ironique ou moqueur, je cherchai à mesurer la portée de l’impact chaque fois que sa peau entrait en contact. Quoique molle, elle était brûlante : il voulait une victoire méritée et non pas offerte sur un plateau.
Mon rire s’éteignit, j’étais presque gêné de le voir révéler son manque de confiance en lui. Gêné mais, quelque part, remué. En déployant toute son énergie, il espérait pouvoir remédier aux faiblesses qu’il se reconnaissait. J’attrapai ses poignets et l’attirai contre moi pour qu’il cesse de se démener.
Et soudain nous étions dans la même position que lorsqu’il m’avait conté son souvenir étrange, à la différence près que c’était lui, désormais, qui se trouvait au-dessus.
Je me souvenais pas de ces passages. J'ai l'impression que ce sont des ajouts, non ? En tout cas ils marchent bien, ces dialogues. On sent la fragilité derrière l'agressivité de Sacha, et la patience parfois malmenée de Martin. C'est touchant et juste. Après, je retrouve des formules de ton ancien style, et, des fois, je trouve que ça s'agence mal... Disons qu'on sent quand une ligne a été écrite y a deux jours et quand une autre a été écrite y a deux ans. (le passage grignotage date, par exemple.)
Mais dans l’ensemble j'ai vraiment bien aimé ce chapitre. Je trouve que le rapprochement se fait de façon plus naturelle, et c'est agréable à suivre.
Hâte de redécouvrir la suite, donc !
Tu as raison, c'est un chapitre qui n'existait pas dans la première version. J'avais besoin de développer la relation entre les personnages