Il régnait dans le hangar une tension palpable. Un silence de mort, seulement troublé par le froissement du papier ou le claquement des semelles sur le sol bétonné. Seules Lucie et Sophie avaient cœur à parler, papotant à voix basses sur le canapé, pouffant de blagues qu’elles seules comprenaient. Cela avait le don d’exaspérer Rose, bien trop nerveuse par rapport à son habitude. Son regard se dirigeait machinalement vers la porte, vers le canapé, puis elle reprenait sa marche le long des poteaux, et ce depuis une bonne demi-heure. Edmond, qui étudiait à l’aide d’une carte les rues aux alentours du musée, s’amusait un peu de la voir ainsi, décompressant un chouya sur ses propres appréhensions.
Elle est si terrible que ça cette Adélaïde ?
Son regard se reporta sur Laurent et Pierre qui étudiaient les schémas exposés sur le tableau. Les mots qu’avait utilisés Laurent pour décrire la mercenaire étaient parlants :
« Méfie-toi d’elle. Elle est aussi venimeuse qu’elle est époustouflante »
C’était un mot étrange à entendre de la bouche du scientifique. Edmond avait du mal à s’imaginer ce qui pouvait être époustouflant après Rose, la guerrière immortelle, et le chevalier sortit des décombres après 400 ans à l’armure enchantée. « Epoustouflante ». Cela n’avait pas de sens. Adélaïde n’avait même pas de « don ». De ce qu’il avait comprit, elle faisait partie de l’équipe de Rose, dix ans auparavant, et aujourd’hui, elle était une sorte d’espionne à son compte. Renommée, mais ne travaillant que rarement pour des personnes intègres. Rose elle-même avait avoué avoir déjà effectué des missions de la même sorte. Alors pourquoi tant de pression de sa part ? Edmond la voyait se ronger subrepticement les ongles (qui repoussaient toujours à la même taille en quelques secondes), et ce dès l’instant où par l’intermédiaire de son autre ancien membre d’équipe, l’Enclume, elle avait réussi à contacter la mercenaire. L’appel semblait avoir était cordial, Adélaïde ayant tout de suite accepté le contrat. Elle n’était en retard que d’une heure. Alors pourquoi ?
Même leur séance commune de yoga ne semblait pas l’avoir détendue. Le stress de son mentor commençait à déteindre sur lui, et il se força à regarder dans une autre direction. Le chevalier, au niveau de l’armurerie, reprenait sensation en s’entrainant avec une épée en bois. Ses mouvements étaient fascinants, d’une incroyable fluidité malgré la plate qui l’encombrait. La danse qu’il effectuait était gracieuse mais aussi sèche et fatale. Deux mannequins de paille étaient ses victimes, et malgré le tranchant inexistant de l’arme, ils finirent tout de même coupé en deux par la force d’une seule taillade.
Un grondement se fit entendre au loin ; une moto, au timbre rauque et puissant, s’approchant de plus en plus ; le vrombissement du moteur fit trembler les portes de métal quand elle s’arrêta devant, l’ambiance se replaçant ensuite dans un silence pesant. Rose se figea sur place, blanche, et tourna son regard vers la porte.
— C’est elle, dit-elle froidement.
Ses yeux noisette étaient étincelants, entre l’excitation et la peur. Tous les regards se tournèrent vers la grande porte, les conversations mourant dans l’air. Edmond lâcha ses papiers, se leva et plissa les yeux pour ne pas louper l’arrivée de la nouvelle. Lucie et Sophie s’étaient glissées derrière lui, Laurent et Pierre restant en retrait ; Rose elle fit quelques pas pour se rapprocher de l’entrée, s’arrêtant tout de même à bonne distance. Les gonds grincèrent dans un suspens haletant. De l’ombre sortirent une botte, puis une autre, et enfin, sous la lumière du premier néon, Edmond l’aperçut.
Epoustouflante.
Le mot se révéla en réalité bien faible. Il était en fait difficile de trouver les mots justes pour décrire cette sylphe. Sublime était trop simple, trop lisse. Parfaite n’allait pas, puisque de petites imperfections sur son visage ne faisaient que l’embellir de plus belle. Cette canine ressortie qui lui donnait un air canaille par exemple. Ou ce sourcil gauche barré d’une cicatrice qui le coupait d’une fine ligne en travers. Ou encore ce grain de beauté au coin supérieur gauche de ses lèvres. Ses cheveux, pourtant simplement châtain, brillaient comme le satin au soleil ; ils tombaient raide derrière ses épaules, léger comme l’air. De fines tâches de rousseurs parsemaient son nez fin en pointe, sa bouche pulpeuse avait une couleur mat. Ses yeux étaient plus clairs que ceux de Rose, et taillé en amande comme la guerrière. Pratiquement pas de maquillage, et c’était très bien ainsi. La mâchoire d’Edmond lui en tomba, et il fallut un pincement appuyé de Lucie sur ses hanches pour revenir à raison. Sophie avait prit un air de potiche, tandis que Rose gardait un sang-froid méritoire. Adélaïde était un peu plus grande que Rose, mais plus petite qu’Edmond ; une poitrine volumineuse sans être opulente, haute et ronde ; des hanches qui s’élargissaient finement et avec galbe. Ses cuisses puissantes révélaient des atouts athlétiques, comme Rose. Il n’y avait pas vraiment de mot qui pouvait lui rendre hommage ; peut-être un, et se fut Edmond qui le prononça :
— Arglargh…
N’importe qui aimant les femmes ne pouvait rester indifférent. Son aura était céleste, la lumière même semblait être attirée par la jeune femme et léchait sa peau hâlée qui rappelait ses origines latines. Edmond regarda derrière lui et découvrit que Laurent et Pierre devaient avoir eux aussi des dons particuliers : ils étaient restés aussi stoïques que devant un mur de briques.
— Tu es en retard, lança Rose à l’adresse d’Adélaïde d’un ton étrange qui se voulait sec, mais qui se perdait en chemin.
— La route est longue depuis Amiens, répondit Adélaïde en souriant. Même en moto.
Un timbre de voix éraillé, grave, sensuel. Evidemment qu’elle était une redoutable espionne ! Elle mit son casque derrière elle et tendit la joue pour faire la bise à Rose, qui se laissa faire sans grande joie, un rictus en coin. Toujours avec un large sourire, Adélaïde passa d’abord devant les personnes qu’elle ne connaissait pas, tendant une main amicale.
— Edmond c’est ça ?
— Euh… oui.
— Adélaïde ! Enchantée ! Et toi tu es Lucie ?
Lucie hocha la tête.
— Tu dois donc être Sophie ?
Sophie gloussa.
— Adélaïde, enchantée !
Sa main, bien que fine, avait une réelle force. Elle continua avec Laurent et Pierre, toujours de marbre, mais tout de même poli.
— Pierre, Laurent, ça fait si longtemps !
— Mouais…, grommela Pierre.
Elle se retourna sans se sentir concernée et se dirigea vers le bureau, où Rose s’était déplacée, et elle y posa son casque et ses gants. En entrouvrant son blouson de cuir, elle dévoila un peu plus de son anatomie tout en se mettant à son aise, les coudes en arrière contre le bureau. Elle lança alors, désinvolte :
— Alors comme cela nous devons nous procurer une épée ?
Un mouvement de tête, et ses cheveux volèrent. A la manière de Rose, elle replaça une mèche soyeuse derrière son oreille.
— D’ailleurs, où est ce mystérieux chevalier ?
Un cliquetis se fit entendre au fond du hangar. Le chevalier s’approcha, et salua avec honneur Adélaïde, lui faisant une révérence. La jeune femme rigola, vexant quelque peu son interlocuteur.
— En armure ? C’est un délire ou ?
— Longue histoire, répondit Rose, toujours avec ce ton étrange. Il ne peut pas la retirer.
Comprenant sa méprise, les lèvres d’Adélaïde s’abaissèrent, son sourire s’effaça. Elle regarda le chevalier dans ce qu’elle pensait être ses yeux, et se baissa poliment, de la même manière que lui-même l’avait fait. Il baissa la tête en un remerciement, et le sourire de la mercenaire revint.
— Ma Lady, je vous suis reconnaissant de m’aider dans ma quête, lui dit le chevalier.
Une pause interrogative marqua le visage de la jeune femme, interloquée par ces paroles et ces coutumes d’un autre âge. Ayant un passif avec Rose, cela ne l’étonna guère ; cette « branche » révélait toujours son lot de surprise. Cela provoqua même dans son être un élan de curiosité, l’envie de retirer ce casque et de découvrir ce qui se trouvait derrière ; cette magie (bien que Rose détestait ce terme) lui avait manqué. Les souvenirs effluèrent dans sa mémoire, et elle chercha Rose du regard, un sourire toujours pendu aux lèvres ; enfin leurs yeux noisette se croisèrent, et Rose remarqua-t-elle, n’avait vraiment pas le sourire réciproque. Une sourde odeur de transpiration et de pot d’échappement titillèrent ses narines, et Adélaïde eut envie d’éponger la sueur qui l’imprégnait.
— Où est ce que je peux poser mes affaires ?
— Lucie va te montrer.
Lucie hocha la tête, et lui demanda de la suivre, ce qu’elle fit avec enthousiasme, laissant un Edmond perplexe et une Sophie quelque peu jalouse. Pierre en profita pour se rapprocher de Rose, qui observait les deux jeunes femmes se diriger vers le dortoir.
— Tu as vraiment confiance en elle ?, demanda-t-il d’une voix profonde.
— Je n’en ai aucune, lui répondit lascivement Rose, qui regarda la jeune femme disparaitre dans la chambre. Mais nous n’avons pas le choix.
La tension s’apaisa, et petit à petit, l’ambiance fut bien plus cordiale et respirable. Lucie et Sophie murmuraient dans un coin, enviant les mensurations mythologiques de la mercenaire, alors qu’Edmond essayait de tirer des informations de Rose et de leur passé commun ; Adélaïde revint au bout de quelques minutes, le visage rafraichi par un filet d’eau et ses cheveux maintenant attachées en une longue tresse parfaite qui reposait sur sa poitrine. Elle s’approcha du tableau, apportant un silence religieux autour d’elle, un sourire étirant largement ses lèvres. Ses yeux se baladèrent entre les différentes photographies punaisées au tableau.
— Quel est le plan alors ?
Pierre s’approcha d’elle, les bras derrière le dos, et de manière très professionnelle, lui expliqua le déroulement du cambriolage. Le rôle qui lui incombait n’était pas le plus simple ; c’était même sans aucun doute le plus dangereux de tous. Cela ne lui déplut pas, bien au contraire. D’une oreille attentive, elle se laissait bercer par la voix sombre de l’ancien inspecteur, discutant parfois du déroulement de certaines parties, et apportant même des modifications bienvenues. Derrière, Rose esquissa un premier sourire caché ; Adélaïde était vraiment douée ; la femme de la situation. Le cœur de la guerrière se recroquevilla à cette pensée, ses doigts griffant l’intérieur de sa main, un frisson parcourant son échine. Sa raison reprit le dessus au moment où Adélaïde posait des questions de logistique.
— Radio ?
— Canal crypté répondit Pierre.
— Nom de code ?
— Donnés une heure avant le casse.
— Voisinage ?
— Aucun dans un rayon de 200 mètres.
Adélaïde s’avança d’un pas, posa son index sur ses lèvres entrouvertes, le visage figé en une expression réfléchie.
— Mmm… Les deux lampadaires ici (elle pointa une photographie) me semblent problématiques. Ils éclairent trop la zone. Par précaution, on devrait s’en occuper avant.
Un silence, cette fois-ci admiratif, s’installa. Rose hocha la tête d’approbation, cachant le mieux possible les émotions sur son visage. Après quelques détails qui demandaient des confirmations sur le plan, quelques estomacs commencèrent à gronder et Lucie et Sophie commandèrent des pizzas au restaurant le plus proche. L’équipe se retrouva autour du bureau central, Adélaïde se posant avec détachement sur le clic-clac, les pieds débarrassés de ses chaussures repliés sous ses fesses. Personne ne semblait oser s’assoir à côté d’elle (Rose s’était même mise le plus loin possible), et seule Lucie hésitait à venir s’assoir à côté. Avec son ton enjoué, la mercenaire l’invita à s’installer à côté d’elle :
— Je ne vais pas te manger tu sais.
Lucie obéit, suivit d’Edmond. Les conversations tournèrent sur la vie privée, mettant de côté pour quelques temps la mission. Adélaïde, les yeux pétillants d’envie, mitrailla le jeune couple de question en véritable commère, avec toutefois un respect clair ; elle devina rapidement la maladie de Lucie, utilisant les mêmes mots rassurant qu’avait eus Edmond. Adélaïde continua de s’immiscer dans la vie privée des différents membres, tout en ingurgitant des quantités effarantes de parts de pizza dont on ne savait où elles atterrissaient. La bouche suintant de sauce tomate, elle tenta un nouveau coup d’œil vers Rose tout en essuyant ses lèvres du coin d’une serviette. La guerrière fuyait toujours son regard. Après ce repas sur un ton plus léger, l’équipe commença à répéter le plan, chacun récitant son rôle comme une leçon. Après une dizaine de répétition, Rose, satisfaite, les laissa reprendre les conversations plus légères. Le chevalier s’invita avec eux, bien qu’un peu étranger aux conversations moderne, s’asseyant en tailleur près du clic-clac. Adélaïde entama tout de suite la conversation avec lui, et bien qu’un monde les sépare, ils se comprenaient. Ils parlèrent techniques de combats, encore et encore, si bien que lorsque la cuirasse s’apprêta à démontrer les capacités que lui conférait le métal enchanté, presque tous les membres du groupe avait disposé.
Les mains autour d’un café bien noir, la fumée remontant le long de sa tresse, Adélaïde observait dans la salle d’entraînement, adossée à l’ouverture de porte. Bien qu’acclimatée à ce genre de prouesse, elle n’en fut pas moins impressionnée par les capacités suprahumaines que fournissait l’armure. Le grincement des gonds caractéristiques de la porte du hangar lui fit jeter un œil par-dessus son épaule : Rose disait au revoir au dernier membre de l’équipe. Précipitamment, Adélaïde se retira de l’armurerie en lançant un « Bonne nuit » solennel au chevalier qui lui rendit en hochant la tête, et dans un silence total, se dirigea vers sa chambre. Elle posa sa tasse sur le meuble le plus proche, ferma la porte sans la claquer, l’oreille attentive pour savoir où la guerrière se déplaçait.
Après avoir fermé la porte derrière Sophie, Rose alla dire bonsoir au chevalier, qui quitta la salle d’entrainement pour se mettre au laboratoire, là où le soleil entrait en premier le matin. Ses yeux cherchèrent Adélaïde dans le bâtiment, et elle aperçu le rai de lumière passant en travers de la porte entrebâillée. Elle s’y dirigea et du bout des doigts, Rose poussa la porte, surprenant la jeune femme de dos, le buste dénudé, en train d’enfiler un t-shirt gris ajusté. La guerrière baissa sa tête rougissante, toquant délicatement à la porte pour indiquer sa présence. Elle ne vit pas qu’un large sourire se dessina sur le visage de la mercenaire. Celle-ci tourna la tête, cachant sa joie, et termina de dérouler son t-shirt avec lenteur.
— Excuse-moi, dit Rose confuse, le regard toujours fuyant. J’ignorais que tu étais…
— Ne t’excuse pas, répondit Adélaïde d’une voix douce. Ce n’est rien.
Rose garda tout de même les yeux rivés sur le sol.
— Alors, qu’est ce que tu deviens ? demanda-t-elle poliment.
Adélaïde observa sur la commode la tenue noire en lycra qui avait été déposée et qui allait lui servir lors du braquage. Elle tata le tissu, appréciant son élasticité et son mutisme lorsqu’on le frottait.
— Comme d’habitude, répondit Adélaïde d’une voix douce. Des contrats. La demande est constante.
Sentant le regard inquisiteur de Rose, elle continua :
— Oui, mes clients ne sont pas très fréquentables, je sais. Mais c’est ce qui rapporte le plus.
— D’argent ? C’est vrai que tu as une jolie moto, répondit Rose d’un ton sarcastique.
— Non, rigola Adélaïde en remuant la tête. D’informations.
Elle déplia quelques affaires, s’installant confortablement dans le dortoir.
— Et toi alors ? Tu as recréé une nouvelle équipe ? Le surnaturel refait des siennes ?
Rose se détendit, soupirant, faisant des gestes de dépits avec ses bras.
— Hélas, oui, répondit-elle en se tortillant.
— Le chevalier est impressionnant. Et le petit nouveau, Edmond, il est gentil, et il a un certain charme ; bien qu’un peu maigrichon. Tu crois qu’il a le cran nécessaire pour ce braquage ?
Rose fit une moue.
— Il a le cran nécessaire. Mais l’embarquer de sitôt dans une telle aventure me déplait si tu veux tout savoir.
Adélaïde haussa les épaules.
— Il y sera embarqué tôt ou tard, alors c’est peut-être mieux ainsi. Il doit s’habituer.
Adélaïde continua de déballer ses affaires, sortant des sous-vêtements qui firent encore plus rougir Rose. Elle continua jusqu’à ce que son sac soit presque entièrement vidé ; brosses, photos et carnets accompagnaient ses vêtements. Elle sortit enfin un jogging. Voyant qu’un silence s’était installé entre elles, Adélaïde reprit :
— Tu voulais me dire quelque chose ?
Rose releva la tête, sortant de sa torpeur, et la voix quelque peu hésitante lui demanda :
— Est-ce que je peux avoir confiance en toi ?
Adélaïde eut un regard peiné, et sa voix se fit plus sérieuse.
— Je t’en dois une. Je te promets que je t’aiderai. Tu me connais.
Et c’est bien ça le problème.
Sans crier garde, Adélaïde retira son jean, et Rose fixa ses yeux sur la clenche, les pommettes écarlates, le front moite. Une diabolique tentation la fit loucher, juste pour un regard, en direction de la mercenaire. Elle portait un shorty gris en dentelle.
Tu le fais exprès !
Serrant les dents et reprenant son sang-froid à bras le corps, Rose releva la tête, ne s’inclinant plus devant le petit jeu d’Adélaïde qui enfila son jogging de la même couleur que le reste. Devant un silence de plus en plus pesant, Adélaïde reprit :
— Tu ne me fais pas confiance ?
— Comment le pourrais-je ? Après ce que tu as fait ?
Adélaïde soupira, la tête toujours froide.
— Je sais… j’aurais due être franche.
Elle gratta son bras nerveusement en évitant le regard courroucé de Rose.
— J’avais un plan. C’était une opportunité comme jamais je n’en avais eu. Alors… il a fallut faire un choix. Mais j’ai fait en sorte que les implications soient le moins graves possible.
La colère de Rose explosa.
— Que les implications soient le moins grave possible ? Tu m’as abandonné en pleine mission ! EN PLEINE MISSION !
Impassible, Adélaïde retira un dernier débardeur du sac, qu’elle défroissa délicatement en le posant sur le lit.
— Je savais, et tu savais très bien que tu allais t’en sortir.
— J’aurais pu mourir ! s’étrangla Rose
— Toi ?, rigola Adélaïde. La fille qui peut tomber de 15 étages ? Qui court toujours malgré trois balles dans le ventre ? Et qui survit même à une explosion ? Laisse moi-rire !
Son ton se fit soudainement plus rustre, et elle pointa du doigt son ancienne coéquipière :
— Tu pouvais t’en sortir toute seule et tu l’as fait, la preuve devant moi !
Rose croisa les bras, détournant des yeux plein de rage. Oui elle savait qu’elle s’en sortirait, mais par principe, on n’abandonnait pas quelqu’un.
Devant l’abnégation de Rose, les traits du visage d’Adélaïde se firent soudain plus doux. Amusée, elle se détendit et se rapprocha d’elle, affleurant de sa main le visage de Rose. La guerrière détourna la tête, et rejeta les doigts qui s’apprêtaient à caresser sa joue. Adélaïde eut un mouvement de recul, et la regardait avec des yeux pétillants. Rose en profita pour se reculer contre le mur.
— Tu n’as vraiment pas changé, murmura Adélaïde, soudainement avide. Je connais ton secret et pourtant, te voir dix ans plus tard, alors que tu arbores encore ce physique inchangé…
Elle fit un pas en avant, à une tête de Rose, qui s’appuya de tout son long contre le mur, essayant tant bien que mal de garder une distance. Ses yeux étaient rouges et humides. Sa mèche tomba mollement, mais elle n’eut pas le temps de la relever, car déjà le bout des doigts d’Adélaïde la replaça avec douceur sur son oreille. L’instant d’après, sa poitrine se trouva à quelques centimètres du torse de Rose, et l’odeur mêlée de café et son parfum boisé emplit ses narines.
— Tu es toujours aussi belle murmura Adélaïde. Si belle.
Sans qu’elle ne s’en rende compte, les lèvres d’Adélaïde effleurèrent les siennes, et inconsciemment, l’espace d’une demi-seconde, Rose se laissa faire. Puis d’une main ferme, elle repoussa Adélaïde. Bien loin d’être outrée, la jeune femme la regarda avec des yeux malicieux.
— Je ne te plais plus ?
Rose ne pipa pas un mot l’espace de quelques secondes. Elle se mordit le coin de la lèvre, comme pour y retirer une souillure. Le goût était amer, mais aussi, comme pour remuer le couteau dans la plaie, un peu sucré.
— Je te rappelle que j’ai quelqu’un dans ma vie, répondit-elle froidement.
— Vraiment ? demanda Adélaïde. Lucie ?
Mais quelle…
— Non, répondit sèchement Rose. Sophie
— Ah ! La jolie rousse, s’exclama Adélaïde. Je pensais que tu aurais préféré un peu plus de formes. Oh, je trouve Sophie à croquer, et quelle élégance ! Mais je ne sais pas, cela m’étonnes de toi. C’est le roux qui t’as fait craquer n’est ce pas ?
Rose ne répondit pas. Le silence était parfois la meilleure des réponses. D’ailleurs, Adélaïde, la lèvre pincée, se retourna, et se redirigea vers ses affaires au grand soulagement de Rose qui respira enfin. Mais en plein milieu du chemin, Adélaïde s’arrêta, baissa la tête en se mordillant à son tour les lèvres, puis effectua de nouveau un demi-tour gracieux, sa tresse volant avec fluidité avant de se reposer sur sa poitrine, et avec conviction, retourna vers Rose.
— Tu sais, elle n’est pas obligée de savoir.
Avec plus d’ambition, Adélaïde aplatit son corps contre Rose, toujours bloquée, et l’embrassa passionnément. Le baisé dura un peu plus longtemps, d’abord par l’effet de surprise, puis par un entre-deux dérangeant, entre l’envie et la volonté, pour qu’enfin la conscience de Rose lui apparaisse comme une flamme. Orange. Cuivré. Aux lèvres roses et à la peau douce et blanche.
Sophie.
— NON ! hurla-t-elle rouge de colère en repoussant vigoureusement Adélaïde.
Elle respirait douloureusement, sa poitrine montant et descendant par saccades. Adélaïde resta stoïque, sa peau halée ayant pris un teint blanc de stupeur.
— Non ! Tu ne m’auras pas ! Pas deux fois !
Adélaïde s’était reculée, toujours hébétée. Le visage de celle qui partagea un temps sa vie lui apparaissait pour la première fois sous cette couture, provoquant une peur inconsidérée. Jamais Rose ne l’avait regardé de la sorte, avec cette lueur de dégoût luisante dans ses yeux noisette, et cela lui fendit le cœur. Enfin elle comprit, et elle baissa la tête.
— Tu… tu ne m’en veux pas parce que je t’ai abandonné en pleine mission, répondit Adélaïde, la voix grésillante. Tu m’en veux parce que je t’ai abandonné toi.
Pour la première fois, son visage était sincère et elle semblait vraiment bouleversée, regrettant l’acte qu’elle avait pu commettre.
— Oui… répondit calmement Rose. C’est pour ça.
Adélaïde frottait nerveusement la moquette d’un autre âge du bout du pied. Avec un courage considérable, elle refit un pas en avant.
— Mon épine je…
— Ne… m’appelle… pas… comme ça !
Adelaïde baissa de nouveau les yeux, rougissant de honte et de regret.
— Tu le savais, reprit-elle dans un murmure tout en repassant sa tresse. Tu le savais que je ne pouvais pas rester. Que je devais la retrouver. Notre histoire ne pouvait pas continuer ainsi.
Rose essuya ses larmes d’un revers de la main, sa colère se dissipant aussi vite qu’elle était arrivée.
— J’aurais pu t’aider. On aurait pu continuer, ensemble. Tu n’aurais pas du m’abandonner comme ça.
Adélaïde hocha horizontalement la tête.
— Et tu crois que cela a été facile ? Que je n’ai jamais regretté mon choix ? Je n’avais jamais fait quelque chose d’aussi douloureux.
— Mais j’aurais pu t’aider ! répéta Rose qui ne comprenait pas.
— Non ! Non tu ne peux pas !
Elle se rapprocha d’elle et posa une main amicale sur son épaule.
— Rose, tu as ta propre bataille à mener. Ta branche, tu… tu ne peux pas te permettre de t‘impliquer dans un autre combat qui t’encombrerait plus qu’autre chose. Tu m’as formé. Tu as fait de moi ce que je suis aujourd’hui. Mais elle… c’est à moi de m’en charger. Je dois la retrouver seule, ce n’est pas ton fardeau.
Il y avait de la vérité là dedans, et Rose ne put que baisser la tête pour approuver, puis la hocha lentement.
— Je le comprends… Mais il n’empêche, j’estime que j’avais le droit à des nouvelles. Ou tout du moins à des excuses.
Adélaïde déglutit difficilement.
— S’aurait été trop douloureux pour moi. C’est égoïste, je le sais. Mais tant que je ne le faisais pas, je me disais que j’avais une chance de te retrouver, et que l’on recommence, faire comme s’il ne s’était rien passé.
Adélaïde fit demi-tour, s’enfuyant de deux pas, et essuya vigoureusement du poignet les larmes qui perlaient sur ses joues, sans qu’on puisse la voir.
— Je te demande pardon, dit-elle. Je… je t’ai aimé. Je t’aime encore et au fond de moi, je pense que je t’aimerais toujours. Je te demande pardon. Je vais t’aider et après, je ne te dérangerais plus.
Rose observa son dos dans la pénombre, cette silhouette qui la fit frissonner et qui lui donnait encore un peu la chair de poule. A 28 ans, Adélaïde était au comble de sa beauté, assumant une maturité bienvenue. Ne sachant quoi répondre à ce qu’elle venait de dire, elle demanda :
— L’as-tu retrouvé ?
Dans le noir, un sourire se figea sur les lèvres de la mercenaire.
— Mieux que ça. Je l’ai vu. Elle est si belle, tu la verrais.
— Ce qui veut dire que tu ne l’as pas récupéré.
— Non, répondit Adélaïde dont les yeux brillaient. Pas encore.
En silence, Rose s’était approché d’elle, et lui avait rendu cette main amicale sur son épaule, les poils d’Adélaïde se hérissant à son tour. Sa tête pencha très légèrement sur sa droite, effleurant les doigts de la guerrière avec sa joue. Elles restèrent quelques secondes ainsi, avant que Rose n’ôte sa main.
— Bonne nuit Adélaïde, murmura-t-elle.
— Bonne nuit Rose.
Rose s’approcha de la sortie, toujours en silence, le cœur un peu lourd. Au seuil de la porte, Adélaïde se retourna, les yeux rougis.
— Merci d’avoir demander.
Rose hocha la tête.
Elle ne se l’avoua jamais, mais ce soir là, elle rêva de l’embrasser une dernière fois ; un baisé partagé, tendre. Son cœur battait, résonnait dans ses entrailles liquéfiées. Un creux longtemps ouvert, comme une plaie à vif, venait enfin de se combler. Un sourire satisfait s’afficha bêtement sur son visage, tendit qu’elle se remordit la lèvre. Sucrées, pensa-t-elle. Définitivement sucrées.