Nous étions des déserteurs. Je venais de salir mon nom. Clastfov. Nous n’étions plus que des parias.
— Léna, on ne peut pas faire ça.
Je ralentis. Nous étions sous les couverts des pins, proches de l’océan, le sable du désert de Creux et de la plage se mélangeaient au-dessus de la frontière. Ça tombait sous le sens. Les terres de Creux avaient un désert, mais elles avaient aussi plus au Nord, les terres les plus fertiles et productives en fruits, en légumes, en céréales de l’Océotanie entière. Elles avaient la chaleur du désert et des courants d’air qui balayaient le Sud. Elles avaient le fleuve Odar.
— On risque la peine de mort, tu sais ?
Qu’il m’agaçait.
— Et toi, tu entends que tout ça, cette bataille, l’attaque d’Edel n’est qu’une supercherie ?
— Il peut nous avoir menti, bredouilla Yeird.
Ses yeux bleus comme un ciel d’été se remplirent de larmes.
— Yeird…
— Je l’ai tué, dit-il en avalant un sanglot.
Je le pris dans mes bras. Mon petit frère voulait jouer les durs alors que son cœur était une éponge.
— C’est la guerre, dis-je.
Des cris retentirent à l’orée de la forêt. Courir. Mes muscles se tendirent et je sautai, mais les pierres étaient plus rapides. Yeird s’affala entre les fougères et une douleur s’abattit derrière mon crâne avec tant de violence que ma vision vira au noir.
Lorsque je repris connaissance, mon corps se balançait de droite à gauche. Ça me donnait le tournis. J’étais à moitié assise dans une calèche, entre deux mottes de pailles. Je sentais l’épaule de Yeird contre la mienne. Il marmonnait comme quand il dormait. Quand j’ouvris les yeux, un soldat raide comme un piquet, assis sur le bord de la charrette, me menaçait avec une lance aiguisée. Il était à contre-jour mais je discernai l’expression impassible et froide de tout bons soldats, ce qui m’horripilais. Il portait son grade comme un trophée à sa poitrine, et surtout, il arborait les couleurs rouges de l’empire.
— Vous nous emmenez où ? dis-je d’une voix pâteuse.
Au fond, mon cœur coulait.
Je le savais déjà : À la mort.
Non, j’étais venue pour Yeird. Pour qu’il ne meure pas. Et voilà, que je l’y conduisais, moi, à sa mort ? C’était de ma faute.
Je me redressai brusquement. Le soldat me poussa de la pointe de sa lame, sous la gorge, si bien que cela m’étrangla. Les maux de tête firent tanguer le monde autour de moi. La route caillouteuse gondolait sous le trot des chevaux et le vent froid me faisait frissonner.
— Où ?
Je tendis le cou. Les habitations se rapprochaient. Un temple se dessinait dans l’avenue alors que les roues de notre charrette tressautèrent sur les pavés. J’étais déjà venue ici. Calam. La capitale des Calamités. Ne la cherchez plus sur la carte, elle a disparu quand Edel est devenue la ville-centre de l’Océotanie. On était venus ici, moi, Yeird et nos parents pour négocier le prix de nos terres et signer le contrat de propriété.
C’était une ville, enchâssée entre les murailles, surplombée par le temple des Esprits – grand bâtiment qui avait des colonnes à la place des murs – collé au palais de l’empereur, reconnaissable par le drapeau rouge et ocre froissé et défroissé par la brise.
— Au palais ? dis-je, surprise. Vous auriez pu nous tuer dans la forêt. Qu’est-ce qui nous vaut ce privilège ?
Yeird ouvrit les yeux à côté de moi, et j’aperçus un autre soldat, assis derrière Yeird et caché par la paille. Le même jeune homme qui nous avait engagés, il y avait des lustres de cela. Il ne s’était pas présenté. À le voir de plus près, il avait une tête d’Odilon. De Dodilon emmerdeur, si je puis finir ma pensée.
— C’est de la pure chance, répondit ce dernier, sèchement et sans chercher à masquer son agacement.
Yeird s’agrippa à ma main. Il venait de réaliser qu’il allait mourir.
Ils nous poussèrent brusquement hors de la charrette et je m’étalai de tout mon long sur les premières marches marbrées qui menaient au palais. Je tâtai du doigt le contour de mes dents. Mes incisives n’avaient pas goûté au marbre, heureusement. En revanche mes lèvres avaient goûté au bord aiguisé de mes dents. Je crachai le sang de ma bouche avec rage. Ils ne s’en formalisèrent pas. À peine si la contrariété face à ce manque de respect ne pollua leur expression, eh bien, de marbre. Les fantassins n’étaient que des pions d’échec vivants.
On nous conduisit dans de grands halls blancs, tapissés de rouges, et on nous arrêta après quelques minutes de marche devant une porte plus haute que trois soldats superposés. La voix d’un hurleur nous annonça. « Déserteurs ! » fut les seules syllabes que je distinguai vraiment. On entend davantage ce qui nous concerne, n’est-il pas ?
Un homme émacié, à la peau sombre, dans une énorme parure rouge et ocre était gracieusement assis sur son trône : l’empereur des Calamités. Je sentis son regard : il était le juge et nous étions les coupables. Coupables de quoi ?
Devant le trône, on nous frappa l’arrière des jambes et nous tombèrent à genoux sur le tapis damassé. Un silence traversa la salle, fit frémir les voûtes, durant lequel l’empereur Zeferino Calam nous étudia comme si nous étions des taureaux d’arène aux enchères.
— Vous nous avez menti, chuchotai-je.
La colère bouillonnait tellement en moi que je ne pouvais me résoudre à me taire. Même s’il ne m’entendait pas, je ne pouvais pas me taire.
— Que dis-tu, soldate ?
— Vous nous avez menti, repris-je plus fort, plus net. Le prince Décent n’a jamais attaqué Edel.
Encore un mot. Un mot de trop. Il pourrait nous envoyer au billot d’un claquement de langue.
— Edel, la cité martyre. Je me demande encore quoi en faire, soupira-t-il.
— Vous n’avez pas le droit…
— Le droit de quoi ?
L’empereur se leva. Ses petits yeux gris enfoncés dans leurs orbites brillaient d’intelligence. Il descendit les petites marches de son trône.
— Qu’est-ce qu’un royaume dans la misère ? Regardez notre empire ! Il scintille ! Il rayonne ! M’emparer des terres de Creux n’est qu’une faveur. C’est un cadeau pour le peuple creuvoisien qui croûle sous les dettes et les pots de chambre.
— Et combien de misères faut-il engendrer encore pour construire pareil château ? demendai-je.
Yeird était tellement crispé à côté de moi, que je sentais l’air se tendre lui-même, bouillonner. Yeird avait cette étrange faculté à réchauffer l’air autour de lui quand il était stressé.
— Tais-toi, Léna, siffla-t-il, imperceptiblement.
Je lus presque sur ses lèvres pour saisir :
— Tu voulais me protéger. Tu rates tout.
Ne voyait-il pas que l’empereur adorait parler ?
— Oui, je l’admets, la grandeur et la puissance ont un prix. Mais quel prix pour tant de succès ?
L’empereur secoua la tête face à mon ignorance maladive. J’étais celle qui ne comprenait rien. Une cause perdue. Non, non, non. Pas cause perdue. Oh non. Je retins mon souffle en attendant la sentence : peine de mort.
— Qu’est-ce qui me retiens de vous tuer ? demanda soudain l’empereur. Vous êtes les premiers à me faire perdre mon temps. Qu’as-tu à dire, soldat, pour ta défense ? Ta partenaire de désertion m’a prouvé à quel point vous étiez sensés, et malheureusement à quel point vous risquez de me trahir dès que l’occasion se présentera. Elle, elle n’a pas peur de mourir, mais toi, veux-tu vivre ?
Yeird leva les yeux, surpris et horrifié à la fois, qu’on s’adresse à lui. Que l’empereur s’adresse à lui.
— Je veux vivre.
— Votre Majesté, intervint le soldat Dodilon.
— Oui, soldat ?
— Caporal Artéga, pour vous servir. (Petite courbette de convenance.) Si vous le permettez : ne cherchiez-vous pas de la main-d’œuvre pour retrouver les Esprits ?
— En quoi ces deux déserteurs seraient-ils de meilleurs candidats que ma garde rapprochée ?
— Ce sont des fermiers. Et en les regardant se battre, vous les confondriez avec des maîtres-connectés de la Cour. Ils sont spéciaux, votre Majesté. Différents.
Comment pouvait-il savoir ce que je valais ? Je n’avais pas encore fait mes preuves sur les champs de bataille. Et je me souvins de mon erreur. L’eau du vase que j’ai gelé à quelques pouces de leurs yeux, dans notre maison. Cela remontait à si loin…
— Différents, je l’avais constaté.
— Mes excuses, votre Majesté.
— Cessez-donc de jouer les lèches-bottes, Artéga, ou vous finirez vous aussi sur le billot. Ou dans le nœud de la corde. Cela dépendra des suffrages.
Il tapota sur l’accoudoir de son trône, les yeux en l’air, comme s’il planifiait déjà leur mise à mort. Une boule se forma dans mon ventre. Cet homme, qui se prenait pour un Esprit primitif, me débectait.
Une lueur venait de s’allumer dans le regard de l’empereur. Il prenait véritablement en considération la proposition du caporal.
— Amenez-moi le roi d’Audal, s’il vous plaît.
Le roi d’Audal arriva dans une longue toge mauve et étoilée. Son crâne dégarni reflétait le rouge de la salle, et son regard poché s’arrêta sur l’empereur. Il s’inclina. Le royaume d’Audal s’était donc soumis à l’empire. Voilà qui enchanterait la presse interterritoriale. Mais il n’était pas difficile de croire qu’elle n’avait plus le droit d’ouvrir son caquet à propos des Calamités. Enfermés au milieu de notre campagne, nous n’avions rien vu. Le monde avait changé et nous étions prisonniers de son changement, à présent, comme bon nombre de paysans qui s’en rendraient compte dans les mois à venir, trop tard. Savoir que la population entière des Calamités n’avait rien vu ne m’étonnerait pas.
Audal se précipita vers l’empereur, qui lui chuchota quelques bribes à l’oreille. Audal hocha la tête précautionneusement. Il répondit à voix basse, inintelligible. Puis il prit congé, comme s’il n’avait jamais mis les pieds dans la salle du trône et que sa soumission à l’empereur n’était qu’une brève illusion.
— Voulez-vous vivre ? demanda l’empereur.
Cette fois, je dus dire oui. Parce que cette vérité résonnait si fort en moi que je ne pouvais me résoudre à mentir. À mourir.
— Vous irez retrouver les Esprits primitifs et vous me ramènerez la Lumière.
Je dus remonter mes souvenirs jusqu’à mon enfance pour déterrer le mot Lumière des manuels d’histoire. La Lumière était la force qui permettait aux connexions de se lier. Les Connexions étaient composées de Lumière. Et c’était la Lumière qui régissait les connexions. Maîtriser la Lumière, c’était maîtriser les Connexions… c’était… Je reculai instinctivement. Non. Comment un seul homme pouvait-il être capable d’autant de monstruosité ? Couper une Connexion, c’était comme couper un bras, une jambe, un œil. C’était cruel.
— Faites serment à votre empire. Si vous échouez, vous mourrez. Si vous parlez, vous mourrez. Est-ce clair ?
— Nous prêtons serment à l’empire des Calamités.
Yeird et moi parlèrent en chœur. C’était la première fois depuis des lustres que notre lien de parenté s’exprimait avec autant de précision.
— Conduisez-les aux geôles. Et préparez-les. Ils partiront demain, dès l’aube. Artéga vous protégerez notre nation de leur trahison. Je veux un rapport chaque semaine de leur moindre faits et gestes, et je veux que vous les tuiez sans hésitation si je vous le demande.
Artéga acquiesça avec un peu trop de zèle et, heureusement pour lui, l’empereur ne s’occupait déjà plus de nous.
Nous étions « graciés ». Yeird me regardait, sonné, ne sachant qui remercier. Artéga, les Esprits, ou sa sœur ? Moi, je fixais le sol. Personne n’avait jamais trouvé les Esprits. Ce n’était qu’une question de temps avant que la lame du billot ne nous trouve.