18 — La Gare

Par Rouky

Un Souffle de Volonté

 

Le quai était désert, noyé sous un brouillard épais, grisâtre, comme un linceul humide tendu sur les rails rongés par la rouille. Aucun train. Aucun bruit. Rien d’autre que le grincement plaintif des lampes suspendues, oscillant lentement au-dessus du quai numéro deux, pareilles à des pendus dans le vent.

Lucien resserra son manteau autour de lui. Ses doigts tremblaient — non pas à cause du froid, mais à cause de cette peur sourde, enracinée, presque animale. Il portait encore son uniforme, froissé, souillé, comme s’il avait fui en hâte, sans même songer à se changer. Ce qui, en vérité, était le cas.

Il avait vu Victor Ravène. Ou ce qu’il en restait.

Il l’avait vu se redresser, parler, avancer… puis s’évanouir, comme s’il n’avait jamais existé. Cela défiait toute logique. Depuis cette nuit-là, Lucien ne dormait plus. Il ne mangeait plus. Il ne vivait plus que dans l’espoir de quitter Ossenoir, cette ville étouffée par les ombres.

Alors, il s’était rendu ici. À la gare. En pleine nuit.

Sur le quai, trois silhouettes attendaient déjà. Deux hommes. Une femme. Tous figés, les yeux tournés vers les rails, comme si quelque chose — ou quelqu’un — allait surgir de l’obscurité. Lucien les observa, méfiant.

Ce fut la femme qui rompit le silence.

— Aucun train n’est passé depuis des heures, dit-elle, un sourire étrange flottant sur ses lèvres pâles, presque moqueur.

Lucien fronça les sourcils.

— Et pourtant vous attendez encore ?

— Nous n’avons pas le choix, répondit-elle d’un ton las. Et puis… où pourrions-nous aller ? L’idée de remettre les pieds dans cette ville me glace le sang. Mais vous n’avez pas l’air surpris… Dois-je en conclure que vous aussi, vous avez vu des choses que vous n’auriez pas dû voir ?

Le silence retomba. Mais dans l’obscurité complice, chacun devinait que cette rencontre n’avait rien d’un hasard. Les deux hommes s’approchèrent, attirés par l’échange.

Contre toute attente, Lucien sentit une forme de soulagement naître en lui. Comme un poids partagé.

— Vous connaissez le nom de Victor Ravène ? demanda-t-il. Le tueur de 1965. Il est entré au commissariat il y a quelques jours. Il a avoué de nouveau ses crimes… puis il a disparu. Je sais, c’est insensé, mais—

— Moi aussi, l’interrompit l’un des hommes. Moi aussi, je l’ai vu. Je me nomme Clément Droitel, je travaille au tribunal. En consultant certaines archives, j’ai découvert que son procès n’avait jamais reçu de verdict. Le lendemain, j’ai assisté malgré moi à un procès… spectral. Les juges, les jurés… tous portaient des vêtements d’un autre siècle. Des ombres figées dans le passé. Victor Ravène suppliait qu’on le croie. Il affirmait avoir été… contraint.

— Contraint ? répéta l’autre homme, intrigué.

— Oui. Il disait entendre des voix. Des ordres, des murmures.

— Et vous ? demanda alors la femme, tournant ses yeux gris vers le dernier homme. Que vous est-il arrivé ?

— Jean Royer. Employé à la mairie. J’ai fouillé les vieux registres pour comprendre les maux de cette ville. J’y ai trouvé la trace de Joseph Fontanet, un ancien maire qui, après avoir tué sa femme, s’est pendu, encerclé de symboles occultes. J’ai voulu en savoir plus. J’ai… invoqué son esprit. Il m’a parlé d’un “Maître”, une entité qui retient les âmes ici, et se nourrit des cœurs affaiblis. Mais avant qu’il ne m’en dise davantage… le froid est tombé. Un givre étrange. J’ai fui.

— Un givre ? répéta la femme. Je suis Claire Sépulcre. Thanatopractrice chez Dormance & Cie. On m’a confié le corps d’un enfant, Émile. Mais il… il s’est réveillé. Il m’a dit avoir été assassiné par un homme aux yeux de flammes, près du manoir des Malebrume. Noyé comme un vulgaire animal. Il voulait m’avertir. Mais là aussi… le givre est revenu. Des mains d’ombre ont emporté le corps, ne laissant derrière elles qu’une flaque d’eau glacée.

Un silence pesant tomba. Puis ce fut Jean Royer qui murmura :

— Alors nous avons un meurtrier revenu d’entre les morts, des spectres liés à un procès inachevé, un enfant noyé par un être aux yeux enflammés, et un manoir… hanté. Si Victor Ravène disait vrai, tout converge vers le manoir. C’est là que fut tué Émile. Et ce “Maître” dont parle Fontanet… c’est sans doute lui qui étend son influence sur Ossenoir. Nous sommes piégés ici. Inutile de fuir. J’ai déjà essayé. J’ai marché des heures hors de la ville. Mais en revenant sur mes pas… j’étais à Ossenoir en quelques minutes. Comme si elle me retenait.

— Alors quoi ? murmura Claire. On accepte de mourir ici ?

— Non. On tente de sauver notre ville, répondit Jean. Tant qu’il nous reste un souffle de volonté.

— Et comment ? demanda-t-elle avec une amertume glacée.

Lucien prit la parole.

— Vous avez dit que le tribunal ressemblait à un autre siècle. Et Victor Ravène est mort dans les années soixante. Cette histoire dépasse notre époque. Si l’on veut comprendre, il faut remonter à l’origine. Le manoir des Malebrume. Je propose que nous allions consulter les archives à la mairie. Peut-être que quelque chose s’y cache. Une clef.

— Je vous suis, dit Clément.

Claire et Jean acquiescèrent d’un même mouvement.

Mais au moment où ils se redressèrent pour quitter le quai, un grondement lointain fendit le silence. Tous quatre se figèrent, les yeux rivés sur les rails.

Un train arrivait.

Il émergea du brouillard à toute vitesse, tout de noir vêtu, crachant une fumée blanche et opaque. Mais il ne ralentit pas. Il ne marqua pas l’arrêt. Il passa devant eux comme s’ils n’existaient pas… comme si la gare elle-même n’existait plus depuis longtemps.

Puis, dans l’épaisseur du brouillard, un rire. Grave. Lointain. Sourd. Comme exhalé par les murs eux-mêmes.

— Je crois bien qu’on s’amuse de nous, maugréa Claire.

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Talharr
Posté le 08/07/2025
AhHH enfin. Les quatre sont réunis et vont enquêter ensemble.
ça va être très intéressant, on va en apprendre plus :)

Petite suggestion : "On tente de la sauver, cette ville, répondit Jean" peut -être juste mettre "On tente de sauver notre ville, répondit Jean".
Rouky
Posté le 08/07/2025
Hééééé oui on s'approche de l'acmé de l'histoire, alors il est temps pour les personnages d'enfin enquêter ! ^^
Rouky
Posté le 08/07/2025
*Ah et merci pour le recommandation, j'en prends note ! ;-)
Pétronille 01
Posté le 08/07/2025
Hello,
C'est bien écrit c'est élégant, ca à l'air de poser pas mal de base. Ca m'a donné envie d'en savoir plus. J'ai lu ce chapitre après le 1er ce qui n'est pas vrmt judicieux de ma part, mais c'est assez pour me donner envie de reprendre dans l'ordre !
Rouky
Posté le 08/07/2025
Salut ! 😀

Merci pour ton commentaire !
Alors en effet je ne suis pas sûre que tu comprennes bien l'histoire en commençant par le dernier après le premier, mais libre à toi de lire dans l'ordre que tu veux ah ah !

Alors à bientôt pour de nouveaux commentaires peut-être 😇
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