Les jours suivants, je tournais en rond.
J’étais impatiente que Jérôme rentre enfin.
Il fallait qu’on parle. De notre relation. De ses doutes dont j’ignorai tout.
Henry était passé en milieu de semaine pour me remonter le moral à la demande de son neveu, résultat, il m’avait surtout donné matière à ruminations.
Mes congés n’arrangeaient rien. Sans travail pour focaliser mes pensées, j’étais tellement agitée que même le dessin ne m’apaisait plus. Mon mental moulinait à l’infini. Quand il ne tournait pas en boucle sur la nature de mes interactions avec Jérôme, il rejetait l’idée de ma douance.
J’avais besoin de quelque chose qui m’accapare toute entière pour oublier.
La réponse m’apparut de manière plutôt inattendue quelques minutes plus tard.
Je retrouvai par hasard une partition en braille de mon colocataire.
Je l’effleurai du bout des doigts avec un sourire. J’ignorais ce qui y était inscrit, mais chacun de ces points me rappelait son absence. Chacun me questionnait sur ses sentiments.
Je montai dans son bureau et m’installai devant son piano.
Mes doigts effleurèrent délicatement le clavier. Depuis que je m’étais mise en tête d’apprendre à en jouer, je passais beaucoup de temps dans cette pièce.
J’aimais la vue.
J’aimais son atmosphère empreinte de quiétude.
Et j’aimais y sentir la présence de Jérôme en filigrane.
Après avoir passé tellement de temps perdue dans un désert d’indifférence et de solitude, ma rencontre avec lui était une bouffée d’oxygène. Enfin, je découvrais la chaleur d’un foyer. Un endroit où l’on était le bienvenu quel que soit le moment.
Cette chaleur humaine, si maladroite soit-elle, je ne pouvais plus m’en passer. Elle était comme un baume sur les plaies à vif de mon cœur.
Voilà ce que j’éprouvais pour lui. C’était peut-être bien de l’amour, mais pas une forme de désir physique impérieux. Juste une tendresse profonde. Une vibration commune.
Et si le monde se fourvoyait, c’était juste parce qu’ils pensaient différemment de moi.
Oui, mais Jérôme fait lui aussi partie de ce monde, alors comment est-ce qu’il perçoit les choses ?
Je chassai cette pensée. Bientôt j’aurais tout le loisir d’en parler avec lui. En attendant, j’ouvris son manuel d’études et j’en ressortis les notes que j’avais prises au fil de mes entraînements. Je positionnai la partition normale sur le pupitre, puis mes doigts sur les touches.
Quand j’observais Jérôme, tout semblait si facile. Si naturel. Si fluide.
Sa posture, ses mouvements, sa coordination.
Il connaissait tellement bien son piano qu’il n’avait plus besoin de le voir pour en jouer. Son corps se souvenait de l’emplacement des touches. Sa mémoire emmagasinait les détails du morceau. Sa concentration et sa pratique faisaient le reste, lui permettant de restituer fidèlement et entièrement le morceau.
Simple et efficace. En théorie.
Dans la pratique, ça ne l’était pas du tout !
Lire la partition.
Comprendre la musique.
S’imprégner du rythme.
Coordonner le mouvement de ses mains.
Tout ça simultanément !
Deux mains, deux portées, deux allures.
Quand je tapais sur le clavier de mon ordinateur, chaque main dissociait naturellement son mouvement, alors pourquoi devant ce piano voulaient-elles absolument aller dans le même sens ?
Résultat, j’appuyais sur les touches avec raideur. Et même si les notes étaient correctes, c’est à peine si l’on reconnaissait la mélodie. À force de persévérance, pourtant, je distinguais des récurrences. Certains rythmes, certains accords… comme un refrain. Bientôt, je connaîtrais les notes par cœur. Et moins je réfléchissais à la partition, plus ma physionomie changeait. Par moments, mon épaule droite accompagnait le mouvement pour accentuer telle ou telle note. D’autres fois, c’était mon buste tout entier qui se penchait pour donner du relief à un accord. Ou encore ma tête qui suivait le rythme de la portée.
À cette pensée, je m’arrêtai.
Je m’étais souvent demandé comment les musiciens parvenaient à transmettre une émotion à travers leur jeu. Là, devant ce piano, je devinais la réponse. L’instrument n’était qu’un vecteur. Un outil de résonance. Le reste venait de l’artiste et de ce petit quelque chose qui faisait qu’un même morceau entre les mains de chaque pianiste devenait unique.
Ce quelque chose qui distinguait l’apprentissage de l’interprétation.
Cette pensée me tira un sourire que j’aperçus dans le reflet de la vitre.
Je comprenais de mieux en mieux cette métamorphose qui s’opérait chez mon aveugle aussitôt qu’il s’installait derrière son instrument. Cet abandon total et absolu. Cette énergie. Cette émotion.
Cédric disait que la musique est une amante.
Personnellement, je la ressentais plus comme une communion entre le corps et l’esprit. Et c’était grisant. Le piano monopolisait toute mon attention. Il exigeait de moi une concentration sans faille. Une reconnexion totale avec l’instant présent.
En contrepartie de quoi, il absorbait tout. Les pensées parasites. Les angoisses. Les doutes.
Exactement comme la méditation.
Il était apaisant, et…
La sonnerie du téléphone me tira brusquement de ma transe musicale.
Je sursautai, jetant un coup d’œil à l’horloge de mon téléphone.
20h passées.
J’avais complètement perdu la notion du temps.
Je décrochai, persuadée de tomber sur un nouveau prospecteur téléphonique ; le soulagement que je perçus dans cette voix masculine me déconcerta.
— Enfin tu décroches ! J'ai cru que cette fois aussi tu refuserais de me parler.
— Bonsoir... répondis-je perplexe.
Stupeur à l'autre bout de la ligne.
— Je... J'ai dû me tromper de numéro. Je cherche à joindre Jérôme Reeves.
— Oh non, c'est bien le bon numéro ! Jérôme est absent pour l'instant, mais je peux lui transmettre un message ?
— Dites plutôt qu’il ne veut pas me parler.
— Hein ? Mais non ! Pas du tout, il est réellement absent jusqu’à la fin de la semaine.
— Laissez tomber, j’ai l’habitude.
— Vous êtes… Thomas c’est ça ?
— Euh... Oui, pourquoi ? Jérôme vous a dit quelque chose à mon sujet ?
— Pas grand-chose. Il a simplement évoqué votre existence. D'une manière générale, sa famille, c'est un sujet très sensible. Il en parle rarement et ne s'étend jamais sur le sujet.
— Oh je déduis que vous êtes Sasha. Sa colocataire.
— En personne.
— J'ai beaucoup entendu parler de vous ces dernières semaines. Il semble que mon frère vous apprécie énormément.
Je rougis jusqu’à la racine des cheveux. Décidément, la franchise toute en simplicité était une marque de fabrique familiale.
— Merci, marmonnai-je émue. C'est réciproque.
— C'est également ce que semble penser Henry. Même si j'ai été légèrement surpris de constater à quel point cela le crispait de l'admettre.
Je souris amèrement.
Ça, je n’en doute pas.
Henry était comme tous les autres. Imparfaitement compliqué.
Dit la fille qui détient la palme de la complication et des complexes alambiqués.
— Dites-moi franchement, il est réellement absent ?
Depuis que j’habitais avec Jérôme, j’étais beaucoup plus sensible au langage non verbal. Et je sentais dans la voix de Thomas, une urgence et un espoir qui me firent de la peine.
— Oui. Il est en déplacement professionnel à l’étranger. Mais vous pouvez le joindre sur son portable.
Légère hésitation au bout du fil.
Thomas se racla nerveusement la gorge.
— Pour tout vous dire, je n’ai pas son numéro.
— Ah… c’est ennuyeux.
Je marquai une pause, réfléchissant à toute vitesse pour trouver une solution.
— Écoutez, je vais lui envoyer un message pour lui dire de vous rappeler le plus vite possible.
Thomas ricana amèrement.
— C’est gentil. Mais je doute que ça suffise à le convaincre.
Cette fois ce fut à mon tour de rigoler.
— Ne me sous-estimez pas.
— Ce n’est pas le cas. Mais, je vois mal comment vous réussiriez là où Henry, mes parents et moi avons échoué pendant si longtemps.
— J’ai ma petite idée sur la question. Et si cela ne suffit pas, rappelez-moi, je vous donnerais son numéro en direct.
— Il n’appréciera pas.
— Certes. Mais, s'il ne se montrait pas aussi borné, la question ne se poserait pas.
Thomas approuva, mais je sentais bien que l’idée lui déplaisait.
— Dites-moi une chose… hasardai-je. Vous n’êtes pas obligé de me répondre mais, depuis combien de temps exactement n’avez-vous pas vu votre frère ?
— Environ un an.
— Sérieusement !
À travers le peu d’informations que Jérôme m’avait confié à ce sujet, j’avais compris qu’ils entretenaient une relation compliquée. Pas qu’il l’ignorait complètement…
Et moi qui me considère déjà extrême à ne pas appeler mes parents pendant deux mois…
Je me raclai la gorge.
— Excusez-moi. J’veux dire un an, c’est incroyablement long.
— Je l’appelle régulièrement, mais il ne répond jamais. Il a gardé le contact avec nos parents par obligation, mais avec moi… Je suppose qu’il m’en veut toujours de l’avoir rendu aveugle.
Si je n’avais pas été assise, j’en serais tombée sur le cul.
— Vous voulez dire que… bafouillai-je lamentablement.
— Je préfère éviter le sujet, m’avoua-t-il la voix rauque. C’est…
— Bien sûr ! Ça ne me regarde pas. Mais, si je peux me permettre, je doute que Jérôme…
Je m’interrompis.
En vérité, j’ignore ce qu’en pense Jérôme.
Lui en tenait-il réellement rigueur ?
Spontanément, je dirais non, mais d’un autre côté, il parle tellement peu de lui que j’ai fini par le croire fils unique, alors…
Je soupirai :
— Vous avez raison, je ne sais pas vraiment ce que pense Jérôme de tout ça, mais j’ai toujours eu l’impression que son silence n’était pas une véritable marque de rejet. C’est plus sa manière de montrer qu’il est déconcerté.
— C’est-à-dire ?
— Il s’est éloigné des autres parce qu’il a besoin de son indépendance, seulement, il y a dépensé tant d’énergie que maintenant, il ne sait plus comment revenir en arrière.
— Vous croyez ?
— J'en suis persuadée et j’espère sincèrement qu'il finira par trouver une solution pour se rapprocher de vous.
— Moi aussi.
Le soulagement dans sa voix me serra le cœur.
— Malgré son caractère de cochon, poursuivit-il, c’est un gars vraiment sympa quand il sort de sa coquille, vous savez.
— Je sais. En attendant, je vous promets de le convaincre de vous rappeler.
— C’est gentil de votre part. Et je suis content qu’il ait enfin trouvé une personne à laquelle s’attacher sincèrement.
Cette fois, je ne sus quoi répondre. Cet attachement était réciproque, même si sa signification était encore nébuleuse dans mon esprit.
— En tout cas, continua Thomas face à mon silence, je vous remercie de vous occuper de lui.
Une voix féminine derrière lui l’interrompis. Un rapide échange de banalités plus tard, je raccrochai.
Thomas semblait être un gentil garçon. J’avais vraiment envie de l’aider. Mais comment persuader Jérôme de l’appeler alors qu’il l’ignorait depuis si longtemps ?
En le mettant en rogne évidemment !
Si j’engageai le dialogue, il risquait de refuser.
S’il est vexé par contre…
Je m’exposais à des représailles, mais inciter Jérôme à faire un pas vers son frère en valait la peine. À mes yeux du moins.
— Mieux vaut demander pardon que permission, soufflai-je.
J’optais pour un SMS plutôt qu’un véritable appel.
Le connaissant, il demanderait certainement à Cédric de le lui lire et avec un peu de chance, ce dernier ne se gênerait pas pour lui faire la morale sur son silence. Du moins je l’espérais.
Je rédigeai donc mon message sans attendre.
Pas de bonjour, pas de fausses politesses.
Quelques mots secs et savamment choisis : appelle ton frère ! C’est urgent !
Sa réponse ne se fit pas attendre et elle fut conforme à tout ce que j’attendais de lui : mêle-toi de tes chignons !
La saisie vocale de son téléphone faisait encore des siennes. Mais s’il ne l’avait pas remarqué ; j’avais réussi.
Il était en rogne.
♪ - ♪ - ♪
Premier week-end des soldes, première véritable épreuve pour moi à la librairie.
Je détestais naturellement toutes les bousculades inhérentes à cette période de rabais saisonniers, mais ça n’était rien face à l’angoisse de se trouver dans l’arène face à cette horde impatiente. Une caissière dans la fosse aux hyènes.
J’avais fait front bravement. Mais, j’étais sur les rotules.
Et Jérôme qui rentre ce soir…
Cette idée me mettait du baume au cœur, même si avouons-le, j’étais nerveuse. Après mon dernier message, je m’attendais à des représailles. Seulement, après la journée que j’avais passée, je ne me sentais pas le courage d’affronter une dispute ouverte.
À mon retour, l’horloge du buffet sonnait déjà 19h15. Henry devait me le ramener en début de soirée.
Autant dire dans pas longtemps.
J’entamai donc directement la préparation du dîner. J’avais à peine sorti mes ingrédients du frigo qu’on toqua à la porte.
Déjà ? Pourtant, son train arrive à 19h30… Et pourquoi il toque alors qu’il a ses clefs ?
J’essuyai grossièrement mes mains dans le torchon et ouvris.
Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir Alexis sur le pas de la porte. Tout en élégance et sourire radieux.
— Qu’est-ce que tu fais là ? bafouillai-je hagarde.
— Eh bien… je te rends visite.
— Mais pourquoi ?
— Comme tu hésites toujours quand je te propose de venir chez moi ou d’aller chez toi, je me suis dit que j’allais t’aider un peu à décider.
Non ! Tu me forces la main !
Et je déteste ça !
Non satisfait d’aller trop vite en besogne, il ne faisait aucun cas de mes réserves. Pire, il me manquait de respect.
Malgré ma contrariété, je m’effaçai pour le laisser entrer.
Trop, c’est trop.
Par correction, je ne l’éconduirais pas sur le palier, mais ma décision était prise. Cette intrusion grossière était la goutte d’eau. Il était temps de mettre un terme à cette relation moribonde.
Alors qu’il s’installait comme s’il était chez lui, je me lançai :
— Écoute Alexis, je t’apprécie, vraiment. Mais là, ça va pas le faire.
Il recula, le visage marqué par la contrariété.
— Me dis pas que t’es encore occupée avec ton aveugle !
— Quoi ? Mais ? Pas du tout ! Par contre, je déteste qu’on me force la main pour arriver à ses fins.
— Qui te forces ? Moi ? Ça veut dire que t’es pas contente de me voir ?
— Ça veut dire qu’ici c’est chez moi et que je t’ai déjà expliqué plusieurs fois que je ne me sentais pas prête à t’y emmener. Sans compter que je n’y habite pas seule.
— Et alors ?
— Alors, ça déplaît à Jérôme que je laisse venir des inconnus chez lui.
— Et donc tu fais toujours ce qu’il te dit ? Et puis, je croyais qu’il était absent.
— Il rentre bientôt. Et je refuse qu’il tombe nez à nez avec toi. Surtout pas aujourd’hui.
— Ah, c’est donc ça. En fait, tu ne veux pas lui dire qu’on est ensemble. T’as honte de moi ?
— N’importe quoi ! Il sait que je sors avec toi !
— Appelle-moi débile. Ou peut-être qu’en vérité, c’est lui que tu mets dans ton lit tous les soirs. C’est ça ?
Je le regardai avec stupéfaction. J’ignorais ce qui de l’incompréhension, de la vexation ou de la surprise dominait.
— C’est pas vrai, réalisai-je. T’es jaloux ?
— Jaloux ? Moi ? De ce mec diminué ? Ridicule !
— Diminué ?
Plus encore que l’insulte, c’était le dédain dans sa voix qui me heurtait. Jusqu’à présent, jamais il n’avait osé se montrer aussi désobligeant vis à vis de Jérôme. Et je ne supportais pas ça.
— Et qu’est-ce que tu ferais s’il avait réellement des sentiments pour moi ? le provoquai-je pour lui rendre la monnaie de sa pièce.
— Nous y voilà ! En fait, tu me vois juste comme un gros pigeon. Tu fantasmes sur mon cul, mais c’est avec lui que tu couches. Et quoi ? L’aveugle voit pas où il met sa queue, mais t’es trop bien élevée pour assumer de le tromper jusqu’au bout ?
J’ouvris la bouche, sciée d’enfin découvrir le côté obscur du si lisse monsieur Alexis.
Si je pouvais passer outre la médiocrité de ses raisonnements, son coté creux et superficiel, son insistance trop marquée ou même son manque d’écoute, la pauvreté de ses valeurs morales et ce genre d’accusations honteuses, c’était un critère rédhibitoire.
Il dut confondre mon silence avec une forme subtile d’aveu, puisqu’il ajouta d’un ton de velours parfaitement inapproprié à la situation.
— C’est pas grave. Personne ne te reprochera de chercher un vrai mec pour te satisfaire. Tu le mérites. C’est déjà admirable de rester avec un gars diminué qui n’assure plus.
Il se pencha vers moi, et me chuchota à l’oreille sur le ton des confidences :
— Mais, t’inquiète pas mon cœur, pour tes beaux yeux, je peux tout accepter.
Il déposa un baiser dans mon cou.
— On se retrouvera chez moi, en toute discrétion… Ton aveugle y verra que du feu.
Écœurée, je le repoussai.
Non mais, pour qui il se prend ce grand nigaud ? Pire ! Pour qui est-ce qu’il me prend ?
— Je ne mets personne dans mon lit ! Ni lui. Ni toi. C’est clair !
Avec une force que j’ignorai posséder, je l’attrapai lui et sa veste et je les jetai littéralement dehors. Ses yeux s’agrandirent sous le coup de la surprise et il se laissa entraîner sans trop comprendre ce qui lui arrivait.
Avant de refermer, j’assénai de ma voix la plus froide et coupante.
— C’est plus la peine de revenir. Ni ici, ni à la librairie.
Je claquai la porte et me laissai glisser le long du montant.
Voilà, c’est fait.
J’aurais sans doute dû me sentir dévastée, mais en réalité, j’étais soulagée de retrouver ma zone de confort.
Jérôme rentrait. La vie reprenait son cours normal. Je retrouvais mes repères. Mes habitudes.
J’espérais juste qu’Alexis avait compris le caractère irrévocable de ma décision.
Et s’il croit simplement m’avoir froissée ? Et s’il revient à la charge ?
L’avenir me le dirait. Pour l’heure, j’avais d’autres sources de préoccupations, alors j’enfermai toutes ces émotions complexes dans un petit recoin obscur de mon esprit et je repris la préparation du dîner.
À peine le temps d’éplucher une carotte que la clef tourna dans la serrure et cette fois, pas de suspense, c’était Jérôme et Henry.
Je me composai l’attitude la plus avenante possible pour les accueillir, mais l’air maussade de mon aveugle me stoppa net dans mon élan. La mine sombre, il rangea son manteau tandis qu’Henry déposait sa valise dans l’entrée.
Ne me sentant pas le courage d’affronter sa mauvaise humeur ce soir, je cherchai du secours du côté de son oncle.
— Vous dînez avec nous ?
— Non, je vous remercie. Vous devez l’un et l’autre être fatigué. Et puis, pour une fois que je prends quelques jours de vacances, autant en profiter au maximum.
— Oh, vous avez des projets ?
— On va dire ça.
— Dans ce cas, bonne soirée à vous.
— Merci.
Il se tourna vers son neveu qui rangeait toujours silencieusement ses affaires et ajouta :
— Je passe te chercher mardi à la même heure que d’habitude.
Jérôme acquiesça sèchement. Henry prit congé pour de bon et je me retrouvais seule avec lui.
Aussi perdue que le jour où j’avais emménagé.
Mais ce jour-là, Jérôme a fait un pas vers toi, alors qui sait peut-être qu’aujourd’hui aussi…
Ragaillardie par cette pensée, je repris mes activités. Jérôme, lui, se laissa lourdement tomber dans le canapé et tâtonna à la recherche de la télécommande.
— Tout s’est bien passé ? lui demandai-je dans une tentative de briser le silence pesant qui s’installait entre nous.
— Ouais.
— Ça n’a pas l’air d’aller.
— Lâche-moi. J’suis fatigué.
Je soupirai.
Inutile d’insister.
Je l’observai avec un pincement au cœur.
Et dire que j’étais impatiente qu’il rentre…
Face à cette désillusion, je préférais encore la compagnie de mes casseroles à une confrontation directe avec Jérôme ou à un bilan exhaustif de ma rupture avec Alexis. J’agissais mécaniquement mais cela n’éveilla même pas les soupçons de mon colocataire. Preuve qu’il était réellement épuisé.
Il jeta la télécommande sur le canapé et claudiqua jusqu’à l’escalier.
— Tu ne défais pas ta valise ? m’étonnai-je, enfouissant mes doutes sous un vernis de faux enthousiasme.
— Non.
Je me mordis la lèvre pour ne pas répliquer à cette provocation évidente.
— Si tu as besoin d’aide… ou à défaut, si tu as de la lessive pense à me la donner que je puisse m’organiser ce week-end. Je suppose qu’au bout de trois semaines, tu ne dois plus avoir grand-chose de propre à te mettre.
— Je te le ferais savoir en temps utile. En attendant, lâche-moi la grappe.
Non mais là, ça va bien cinq minutes, mais faut pas pousser mémé dans les orties !
Excédée, j’abandonnai le taillage de mes légumes de peur de me couper les doigts par maladresse et je lui lançai :
— Qu’ai-je fait pour mériter toute cette hostilité dont tu me gratifies à peine rentrée ?
— Ce que t’as fait ? Tu me poses sérieusement la question ?
— C’est à cause de ce message au sujet de ton frère ?
Les mâchoires de Jérôme se contractèrent.
— Écoute, quand il a téléphoné ici, j’ai senti que c’était important. Il avait vraiment besoin de te joindre et je savais que tu ne réagirais pas si je te laissais simplement un message. Alors j’ai fait en sorte de…
— Eh ben arrête ! Arrête de te mêler de ma vie ! Je ne peux plus rien faire ni dire sans sentir ta présence ! Tu t’insinues partout et… rha tu m’énerves !
— Oh, parfait ! Donc c’est moi qui te dérange ?
— Exactement ! Tu es partout !
Je me figeai au milieu de la cuisine.
— Alors c’est pour ça que tu m’as envoyé Henry l’autre jour ?
Dans un geste rageur, je balançai le torchon sur le comptoir de la cuisine, et ajoutai amèrement :
— Et moi qui croyais que tu t’inquiétais… en fait, tu voulais juste me surveiller.
— La preuve ! Dès que j’ai le dos tourné tu fais n’importe quoi !
— Parfait. Alors rappelle-toi une bonne chose la prochaine fois que tu voudras dire une ânerie pareille, je n’ai pas de comptes à te rendre. C’est clair ?
— Ah oui ? Tu crois sérieusement que tu peux te mêler de ma vie et que je n’ai pas le droit d’en faire autant ?
— Eh ! Soyons clairs, j’ai rien demandé ! C’est ta vie privée qui est venue jusqu’à moi. Si tu avais répondu à ton frère au lieu de te planquer derrière des excuses, il n’aurait pas appelé ici !
— T’es sérieuse ? Alors dis-moi, comment tu le prendrais si maintenant j’appelais ton abruti des alpages pour lui dire que tu aimes quelqu’un d’autre ? me menaça-t-il.
Je m’étais préparée à des représailles mais rien d’aussi explosif. À croire qu’il déversait sur moi tout le stress accumulé depuis des semaines. Et puis, ses arguments n’avaient ni queue ni tête. Il fallait que j’arrondisse les angles avant de dire des choses que je regretterai.
— Jérôme, calme-toi.
Je m’approchai de lui ; il me repoussa vivement.
— Non ! J’en ai marre de me calmer !
— Arrête… S’il te plaît…
— Sinon quoi ? Tu vas aller pleurnicher dans les jupes de môssieur l’abruti ? Tu vas te plaindre du grand méchant aveugle qui t’a dit des trucs pas sympas parce que tu t’immisçais éhontément dans ses affaires ?
J’optai pour un repli stratégique à travers le silence.
Ma rupture avec Alexis, si prévisible soit-elle, m’avait fragilisée. Je n’étais pas de taille à encaisser d’autres reproches ce soir.
Seulement mon grand coton tige aveugle n’en avait pas encore terminé avec moi :
— En fait, tu sais quoi ? Tu devrais carrément aller habiter avec lui, comme ça tu me débarrasseras enfin le plancher et je pourrais retrouver ma vie tranquille avec Henry.
— Tu ne penses pas ce que tu dis ?
— Oh que si ! J’ai jamais demandé à ce que tu t’incrustes ici. Je te rappelle que c’est toi qui es venue me chercher.
Il avança encore dans ma direction et termina d’enfoncer le clou :
— Je te l’ai déjà dit, je n’ai pas besoin de toi ! Tu n’es pas à ta place ici ! Tu ne l’as jamais été, c’est compris ? Alors va voir ailleurs et laisse-moi ignorer ma famille quand j’en ai envie. D’ailleurs, soit dit en passant, c’est sacrément gonflé de ta part de m’emmerder avec ma famille quand on sait comment tu…
Jérôme s’interrompit.
Sous le coup de l’émotion, mon cœur avait manqué un battement et le saladier que je sortais manqué le plan de travail.
Un fracas cristallin. Une pluie d’éclats de verre. Il s’était brisé comme ses mots venaient de me briser.
Pas ma place ?
Pas besoin de moi ?
Bien sûr qu’il n’en a pas besoin. Personne n’en a besoin…
La première fois qu’il m’avait dit cela, j’avais été vexée. Mais alors, il me connaissait à peine. Aujourd’hui, les choses étaient différentes.
Aujourd’hui, nous étions proches. Amis. Confidents.
Aujourd’hui, il savait que ses mots me blesseraient. Il voulait me blesser.
Je suffoquai.
J’étais tellement naïve.
J’ai complètement baissé ma garde.
J’ai cru en lui.
J’ai espéré et…
La tête me tournait.
Qu’est-ce que je vais faire maintenant ?
Comment réparer ?
Mon regard fixait le saladier brisé à mes pieds, mais c’était une autre forme de brèche que j’observais à l’intérieur de moi-même. Une brèche qui absorbait tout. Les mots. Les émotions. La douleur.
— C’est pas la peine de bousiller la vaisselle pour m’emmerder !
Incapable d’articuler, j’entrepris de ramasser les débris.
J’agissais comme une automate. Vidée de l’intérieur. Creuse.
Anesthésiée au point de ne même plus réaliser que nettoyer du verre à mains nues était dangereux. Mon intuition hurlait que j’allais m’entailler les doigts. Ma conscience lui répondait que je méritais cette douleur.
Que ça ne comptait pas que je me blesse.
Que je ne comptais pas.
Que je n’étais pas à ma place.
Pourquoi l’avais-je cru différent des autres ? Pourquoi m’étais-je imaginée valoir la peine d’être acceptée ?
— Eh Sasha ! Réponds-moi !
Jérôme criait. Mais je l’entendais à peine.
La brèche qu’il avait rouverte dans mon cœur absorbait tout. Les sons, les odeurs, l’environnement. J’étais comme fêlée en deux. Scindée. D’un côté, mon corps vivait normalement. De l’autre, mon esprit se retranchait derrière une muraille.
Dans ce vide où personne ne pouvait m’atteindre.
Je rassemblais toujours mécaniquement les bouts de verre quand Jérôme, alerté par mon silence, s’avança vers moi.
Immédiatement, le déclic se fit.
Il ne voit pas les débris. S’il approche, il va se couper.
Sans réfléchir, je le repoussai. Surpris, il recula, dérapa et tomba. Son dos heurta lourdement le placard sous l’escalier. Ses poumons se vidèrent sous le choc et il grogna de douleur.
— Non mais ça va pas la tête !
Il se redressa lentement, tandis que j’observais mes mains.
En le protégeant, j’avais glissé aussi, amortissant ma chute sur les débris de verre. Je m’étais blessée mais ça n’avait qu’une importance relative.
Je me relevai simplement. J’époussetai mon pantalon pour le débarrasser des éclats qui s’y étaient accrochées tout en maudissant les traînées sanguinolentes que tracèrent mes paumes sur le tissu.
Mon silence quant à lui interpelait de plus en plus Jérôme.
Sa colère était retombée comme un soufflé, remplacée par l’inquiétude. Il avait apparemment fait le lien entre ma réaction virulente, sa chute et le saladier brisé.
Il contourna la table pour m’approcher sans croiser les morceaux de verre.
Lorsqu’il tendit la main vers moi, je le repoussai délicatement mais fermement. Le contact humide de ma paume blessée sur la peau de son bras figea son expression. Il pâlit.
— Tu t’es fait mal ?
La douleur qui se peignit sur ses traits acheva de me déchirer.
Je me sentais tellement horrible. Souillée. Salie.
Je restai figée face à lui. Muette. Immobile. Spectatrice impuissante de la scène. Jusqu’à ce que sa détresse me submerge.
J’étouffai.
Ma main droite saignait de plus en plus. Un gros éclat était planté dans la chair, mais je n’avais pas mal.
Je ne ressentais rien.
Rien de plus que cette oppression grandissante. J’avais besoin d’air. Besoin de fuir son regard invisible.
Respirer me faisait mal.
Sentir mon cœur cogner dans ma poitrine aussi.
Déconcerté, il cria plus fort :
— Sasha, réponds-moi !
Il me saisit par les épaules et me força à lui faire face. Ça n’éclairerait pas sa lanterne d’aveugle, mais c’était sans doute la seule chose qui lui était venue à l’esprit.
— Merde mais qu’est-ce qui t’arrive ?
C’est vrai ça… Qu’est-ce qui m’arrive exactement ? Pourquoi je n’arrive pas à lui répondre ?
À dire vrai, je l’ignorai. Le silence avait toujours été ma principale stratégie de repli quand j’étais à terre. Mais d’ordinaire, face à mes parents, j’arrivais au moins à faire illusion jusqu’à la fin de la confrontation. Alors pourquoi pas aujourd’hui ?
Je détournai les yeux.
— S’il te plait, me fais pas ça, insista Jérôme. Parle-moi.
Sa panique fut la goutte d’eau. Incapable de supporter cela plus longtemps, je me dégageai de son étreinte et montai à l’étage aussi vite que possible.
Jérôme m’y suivit trébuchant et se cognant partout comme à chaque fois qu’il perdait ses moyens, alors pour décourager son insistance, je m’enfermai à double tour dans la salle de bain.
Je me laissai littéralement tomber au sol.
Brisée.
Épuisée.
Jérôme tambourinait à la porte. Je l’ignorai avec la vague impression qu’il finirait bien par se lasser.
Il s’acharna longtemps.
Puis, le vacarme cessa.
Je l’entendis parler derrière la porte sans trop savoir à qui et pourquoi.
Recroquevillée sur le tapis de la baignoire, je n’osais plus bouger. Je serrai ma main sanguinolente contre ma poitrine comme si cela pouvait la guérir, sans réaliser que j’enfonçais davantage l’éclat de verre.
Je ne le sentais toujours pas.
Je ne sentais rien. Rien que le vide.
La solitude.
Je voulais pleurer. Fermer les yeux et tout oublier.
Mais les larmes refusaient de couler. Bloquées dans le fond de ma gorge comme un barrage.
J’étais prisonnière.
De mes schémas.
De mes peurs.
De ma vie.
Voilà les limites de mon intelligence.
Ici, le raisonnement et la logique ne servaient à rien.
Ici, c’était le monde des émotions.
Un monde dans lequel je risquais de me noyer. À moins de m’enfermer dans une coquille imaginaire de métal et de câbles. Une armure si épaisse que rien ni personne ne pourrait plus la traverser.
Un sursaut me ramena à la réalité. Derrière la porte, Jérôme s’acharnait à nouveau.
— Réponds-moi, je t’en prie ! Sasha !
Les gonds frémirent comme s’il s’était jeté contre elle.
— Je suis désolé ! Vraiment ! Sasha, s’il te plaît, ouvre-moi.
L’urgence dans sa voix se transformait peu à peu en une supplique déchirée. Son désespoir ranima quelque chose au fond de moi. Une lueur infime.
J’envisageai de lui obéir, mais je ne trouvai ni la force ni la motivation de me lever.
Ma tête était toujours aussi vide.
Vide et pleine à la fois. Remplie de crevasses profondes qui striaient mon cœur comme autant de cicatrices.
Peut-on réparer un cœur morcelé en milliers d’éclats ?
J’avais besoin d’y croire.
Depuis toujours, j’essayais d’être forte. De tenir le coup quoi qu’il arrive. De rester debout pour soutenir les autres quand ils en avaient besoin. Mais que se passait-il quand moi j’en avais besoin. Que me restait-il alors ?
Mes yeux pour pleurer ?
Quoi d’autre ?
Jérôme ?
J’avais pris de la place dans sa vie, mais il en prenait autant dans la mienne quels que soient les mensonges que je me racontais pour me rassurer. En réalité, j’avais besoin de lui. De sa chaleur. De sa gentillesse.
Ne recevant toujours aucune réponse de ma part, Jérôme se précipita à nouveau contre la porte. Les gonds cédèrent et il fit une irruption fracassante dans la salle de bains. Au mépris de toutes précautions, il se précipita sur moi et me serra dans ses bras si fort que j’en avais le souffle court. Pourtant, je n’arrivais pas à bouger pour me libérer de son étreinte. Pas plus que je ne parvenais à lui demander de lâcher prise.
— Excuse-moi, me répétait-il inlassablement.
Je sentais son cœur battre à tout rompre contre mon oreille.
Il tremblait.
Son souffle raclait sa gorge.
Il vibrait sur la même fréquence que moi. Effrayé. Fébrile.
J’aurais pu avoir honte de lui infliger ça. Comme j’avais honte d’être juste moi. D’exister. D’être esclave de cette souillure mentale que je cachais au monde.
Mais non.
En cet instant plus rien d’autre n’existait que Jérôme et moi entrelacés sur le carrelage.
Son contact m’apaisait. Il réalignait mon corps et mon esprit. Il me rendait mes sensations.
Je fermai les yeux et me laissai envahir par sa présence. L’odeur boisée de son parfum, celle plus âcre de sa transpiration. La chaleur de sa peau légèrement rêche.
Toutes ces odeurs qui m’incommodaient chez les autres, tous ces contacts qui me hérissaient, avec lui, je m’en imprégnais comme pour créer un nouveau code dans mon esprit. Un schéma de réconfort. De protection. Le signe que je pouvais déposer ma carapace pour quelques instants. Sortir la tête de mon armure et l’enfouir dans son profil masculin osseux et tendu.
Sans plus retenir mes larmes, je partageais mon tourment. Simplement. Spontanément. Intensément.
Il était le seul à voir mes failles. Le seul à les accepter pleinement et entièrement. Sans jugement. Sans hypocrisie.
Un très léger sourire naquit sur mes lèvres.
Depuis ma plus tendre enfance, j’avais ce doudou qu’Henry avait failli apercevoir le jour de mon emménagement. Un ours blanc, usé par les années, grisaillant de toutes les larmes que je lui avais confiées. Aujourd’hui, j’avais un colocataire handicapé. Il se comportait comme un ours, mais me réconfortait comme mon doudou. Parce que si nos cicatrices étaient très différentes, nos blessures se ressemblaient. Nos complexes aussi.
Alors, incapable de lui faire comprendre verbalement combien il comptait pour moi, je posai délicatement ma main sur sa joue dans une douce caresse. Il tressaillit, l’enveloppa de la sienne et pressa mes doigts contre sa peau.
Enhardie par sa réaction, je me pelotonnais plus étroitement contre lui, laissant sur sa joue une légère trace sanguinolente.
C’était dans ces bras-là que je voulais me blottir. Pas dans ceux de mon crétin des alpages comme il disait.
Dans cette chaleur que je me sentais protégée. Pas dans celle de mon plaid.
Dans cette tendresse que je reprenais pied. Que j’oubliais tout. Mes craintes. Mes réserves. La honte.