19 - Bohème

Je lui suggérai d’oublier les lions et les scorpions.

- Tu es plutôt Sagittaire, en fait.

- Pourquoi Sagittaire ?

- Tu préfères les chevaux, non ?

- En tout cas, c’est plus courant.

- C’est sûr.

- Parfois, ils passent en trottinant sous des guirlandes et ils portent eux-mêmes des guirlandes dans la crinière.

Je frottai le bout de mes doigts contre les poils de ma barbe :

- Dans quel genre de monde ça arrive, ça ?

- Dans un monde comme on en fait plus.

J’inspirai une ou deux fois, hésitai, puis demandai :

- Un monde… qui te manque ?

- Je ne sais pas si on peut dire ça. C’est plutôt l’époque qui me rend nostalgique.

- Tu ne manquais de rien.

- Non.

- Et tu n’étais pas tout seul.

- Non. Ou peut-être que si, justement, et que c’est pour ça que je me focalise sur ce stupide cheval bleu. Comme s’il suffisait de le retrouver lui seul pour retrouver toutes les choses importantes. Comme s’il n’y avait jamais eu que lui et rien d’autre.

Il donna une pichenette dans une miette, vestige du dernier pique-nique qui était resté accroché à la couette, même après que nous l’ayons secouée. La miette était si légère qu’elle effectua un décollage inconsistant et retomba languissante. À en donner le mal de mer.

- Je sais pas pourquoi je pense ça, ajouta Sacha, découragé.

- Le cheval est en lui-même symbole de liberté et d’opulence, dis-je avec le sentiment de lui servir une psychanalyse à deux sous.

- Hum. Ça doit être ça.

À vrai dire, j’avais de la peine à imaginer Sacha heureux propriétaire d’un cheval, cela me mettait mal à l’aise. Fils de famille bourgeoise : le rôle ne lui allait pas. Évidemment, il aurait été bien arrogant de ma part de présumer de son passé rien qu’en me basant sur sa situation présente. Mais il y avait autre chose encore qui me troublait. C’était comme si des intérêts contraires, du fait de son appartenance à cette classe, allaient tôt ou tard faire de nous des ennemis naturels. L’idée me chagrinait, elle me fâchait même. Moi, je l’aimais bien, Sacha. Il était un peu bizarre, je me sentais avec lui comme avec personne d’autre et c’était cela, précisément, qui me plaisait.

Quand j’avais pris la décision d’accorder plus de temps à notre colocation, ses résistances m’avaient fâché parce qu’elles m’offraient le droit, en le sacrifiant, de m’éviter des concessions qui me paraissaient soudain les plus ridicules. Que valaient, après tout, mes vieilles habitudes ? Il me semblait dérisoire, maintenant, le nombre de participants à la dernière manif, tout autant dérisoire que les cris des foules qui ne servaient à rien… À rien s’il n’en sortait aucun bien. Je me sentais plus utile auprès de Sacha : lui, je pouvais quelquefois le faire sourire, en échange de pas grand-chose.

Pour le dire simplement, en moi advenait un nouveau bonheur qui était de faire germer celui d’un autre. Mais le concept était neuf, je ne pouvais pas encore bien l’expliquer. J’y réfléchis longuement. Le temps passa, la nuit vint, peut-être plusieurs fois, peut-être dormîmes-nous.

La faim me prit. Au clair de lune, je complétai mon costume, caleçon et chaussettes, d'un tablier incolore. Sacha en mourut de rire.

J’esquissai une révérence pour faire virevolter mes atours.

- La cuisine d’étudiant n’est pas chose qui se mange mais chose qui s’admire !

- D’où tu sors ça ? Sérieux, c’est comme ton truc avec le lion et le scorpion. T’as une répartie en réserve pour chaque situation ?

- J’ai juste passé beaucoup, beaucoup d’heures à inventer des slogans.

Sacha vint se joindre à ma panoplie et tous ensemble, avec mon tablier, mes chaussettes et mon caleçon, nous cuisinâmes tout ce qui nous passa par la tête. Il y eut des croque-monsieur avocat-moza, des pommes de terre farcies, des beignets d’oignon, du riz aux champignons, des crudités à la mayonnaise, des fondants au chocolat et encore de ces pâtes à la crème dont je ne pensais plus pouvoir me passer.

Sacha avait le don de faire jaillir de tous les plats qu’il touchait un parfum merveilleux. Avec ça, l’odeur de tabac n’avait qu’à bien se tenir. Je fis cette réflexion, je ne sais plus à quel moment. Je crois qu’il faisait jour parce que je vis la plante verte dessiner sur Sacha l’ombre du sapin aux perroquets.

Comme il faisait face à la fenêtre, la luminosité l’éblouissait un peu, mais il fronçait les sourcils plus que nécessaire pour les faire saillir et ciseler entre ses yeux une pointe anguleuse, une brisure bleutée à laquelle il demandait de contredire l’onctuosité de sa jeune figure. Je n’osai pas risquer de le dépiter en lui disant qu’il était gracieux. Ça n’en valait pas la peine. D’ailleurs, tout cela ne fut qu’un instant. La silhouette de la plante verte glissa de lui dans une caresse. Il n’y avait aucun moyen de la discerner, mangé qu’il était par la pénombre, lorsqu’il commenta mes aptitudes à inventer des slogans :

- Ça t’aura au moins servi à quelque chose de brandir des pancartes.

- Et attends ! Je connais aussi les hymnes révolutionnaires !

Je battis la mesure comme un chef d’orchestre et, sur le quatrième temps, entonnai LInternationale. Celui-ci contenait des mots tels que « faim » ou encore « table » qui en faisaient un chant tout à fait à propos tandis que j’écorchais des légumes sur la planche à découper. Ma sonate au clair de lune eut la vertu de rendre son visage encore plus avenant qu’à l’ordinaire. Il fit mine de s’écarter de mes imbécilités, mais il pouffait chaque fois que mon couteau s’abattait sur l’ennemi. Cela lui fit perdre l’équilibre, il buta contre le lit, s’affala sous la lucarne où les lueurs de la nuit firent resplendir ses dents, ses yeux et les émotions de son visage solaire. Mon exaltation couvrait cependant son hilarité. Alors, comme que je baissais d’un ton pour qu’elle me soit audible, j’eus le privilège d’entendre :

- C'est comme ça que je t'adore, Martin !

Bientôt, il sut les paroles aussi bien que moi. Galvanisés, nous nous bousculâmes devant le minuscule plan de travail en faisant frire sur le côté mon répertoire. Il me confia qu’il aurait aimé profiter de quelques accords de guitare, mais je fus forcé de le décevoir étant donné l'inexistence de mes facultés en la matière. Alors, il me confia d'autres choses.

Avec lui, les bavardages avaient tendance à prendre un tour inattendu. C’est ce qui ce produisit lorsqu’il évoqua le cours qu’il suivait à l’université :

- La peinture, c’est censé déformer la réalité.

Je penchai la tête, dubitatif, tant il y avait d’angles différents sous lesquels envisager la question.

- Ça représente pas ce que tu vois directement : en peinture tu trouves des personnages avec les cheveux bleus ou la peau verte, reprit Sacha, tentant de clarifier son propos.

- Ouais, m’efforçais-je de calmer mes ardeurs intellectuelles pour le laisser aller au bout du raisonnement.

- Sauf qu’il y a vraiment des gens avec les cheveux bleus. T’imagines si le peintre se ramenait à la fac et voyait ça ? Il lui resterait quoi comme couleur pour déformer la réalité ? Ça tuerait son inspiration !

- Le pauvre.

- Ça m’a vraiment surpris les premières fois. Je tournais la tête du tableau et… genre, je tombais sur un autre tableau !

- Il paraît que c’est pire dans les facs de lettres.

- En fait, les gens font le boulot à l’envers. Ils se déforment eux-mêmes. Ils se peignent.

Je me demandai s’il s’opposait à leur anti-conformisme et haussai les épaules pour montrer que ça n’avait pas d’importance :

- C’est pas nouveau, le maquillage. C’est juste qu’au lieu de fard à paupière couleur chair, là, ils en mettent du doré ou du violet à paillettes.

- C’est ça ! En fait, leur maquillage, il fait : « Eh oh, je suis là ! »

Sacha n’était pas moqueur. Cela l’amusait de croiser dans la rue des figures artistiques. J’explicitai son idée :

- Ces personnes décident de révéler la présence d’une substance que tu as l’habitude de voir cachée, fondue dans les nuances de la peau.

- Tu dis les choses mieux que moi.

- Nan, je mets juste du fond de teint dans les phrases.

- Tu parles. C’est pas un truc que tu ferais, toi.

- De quoi ?

- Utiliser des cosmétiques.

- Qu’est-ce que t’en sais ?

- Je connais le contenu de tes placards.

- Ah. Merde.

Sacha se tut et la conversation aurait pu mourir là si je n’avais soudain eu une illumination :

- C’est con, mais c’est vrai que je bloque un peu sur l’idée d’en utiliser. Parce que c’est connoté féminin. Pourtant, ça ne devrait pas avoir d’importance, et d’ailleurs je m’en fiche quand ce sont d’autres mecs qui s’appliquent des soins ou du maquillage. Simplement, je n’en mettrais pas moi-même parce que… C’est comme une sorte de barrière sociale intériorisée.

Devant la plupart de mes amis, j’aurais presque eu honte d’avouer que j’avais ce genre de rapport au regard des autres. Ç’aurait été admettre que je n’étais pas capable de soutenir mes convictions. Mais avec Sacha j’arrivais à en parler.

- Tu voudrais en mettre, si y avait pas cette barrière ? m’interrogea Sacha.

- Hum… Non. Je crois que ça ne m’intéresse pas particulièrement. Mais j’en viens à me dire que si je bloque sur des choses comme ça, je pourrais très bien bloquer aussi sur d’autres qui, pour le coup, me tiennent à cœur.

- Genre quoi ?

- Ben, là, tout de suite, je ne sais pas. Mais justement, c’est peut-être de l’auto-censure.

Sacha eut un petit sourire.

- De toute façon, même si tu savais, tu me le dirais pas.

Il avait sans doute raison. Cependant, je ne le sentais pas non plus très éloigné, ce point à partir duquel je pourrais me livrer à lui entièrement. En très peu de temps, j’étais arrivé à un état d’esprit tout particulier quand je me tenais près de lui.

- Tu les admires, les gens qui s’affichent ?

- J’admire les gens qui arrivent à s’assumer assez pour être à l’extérieur la même personne qu’ils sont à l’intérieur.

- Ouais, moi aussi.

- Et toi Sacha, il y a des choses que tu refoules ?

- Chut, dit-il doucement.

Il posa un doigt sur mes lèvres et éteignit la lumière.

Je m’endormais toujours avec la hâte de le retrouver au réveil pour un nouveau dialogue, une nouvelle recette.

Pendant qu’il préparait de quoi nous sustenter, moi, je concoctais des envoûtements. Ce que j’aimais le plus dans nos expériences culinaires, c’était le moment où je pêchais dans la casserole un aliment. « Attention, c’est chaud. Souffle », disais-je avant de lui glisser la cuillère entre les lèvres. La fumée dansait à l’entrée de sa bouche et autour de ses fossettes mouvantes ; celles-ci s’évaporaient à la seconde même où l’on croyait les distinguer. Mais parfois ses traits se figeaient dans la perplexité : quand il n’était pas sûr de la cuisson, il redemandait à goûter. Je faisais alors exprès de mal viser pour lui étaler de la sauce sur le menton. J’avais découvert que je détestais les disputes mais que je raffolais des chamailleries. La moindre pique le faisait réagir. Il émettait un claquement de langue et se vengeait par une tape, une chiquenaude, ou un coup d’épaule s’il avait les mains prises. Une fois, il me colla même une fessée – il faut dire que j’avais ruiné notre repas en lui passant le sucre quand il cherchait le sel. Il m’arrivait d’essayer de fuir le châtiment, mais les issues de secours étaient pour le moins restreintes et je n’allais jamais bien loin. Je me réfugiais sur le lit comme à chat perché, évidemment il me rejoignait en deux pas. La matou se ramassait pour mieux bondir – un cri ou deux – nous roulions l’un sur l’autre. À la fin nous étions lovés comme deux chatons, Sacha au creux de mon épaule, et nous plongions dans cet état de rêve qui ne devait jamais prendre fin, ivres sans avoir bu. Ivre de toi, Sacha.

- Ça avance, ton mémoire ? me demanda mon camarade de bohème.

- Ça avance, ça avance, décrivis-je le mouvement des nuages qui roulaient sur la lucarne.

Ils me donnaient un léger mal de mer qui se traduisit par une quinte de toux. Secoué sur mon épaule, Sacha s'inquiéta.

- C'est juste cette fumée de cigarette qui n'arrive pas à partir, le rassurai-je.

- Tu en parles tout le temps, dit-il, guère tranquillisé.

- Ah bon ?

- J'ai une idée, attends une seconde.

Sacha disparut un instant de mon champ de vision et, quand il revint, il avait au bout de son bras une boîte de pastilles à la menthe.

- On n'a qu'à faire un jeu, m'annonça-t-il en reprenant sa place contre moi. Si un avion passe, tu as le droit à un bonbon. Et si c'est un pigeon qui passe, c'est moi qui en prends un.

Amusé par la perspective, je m'appliquai à fouiller le ciel, me décalant de temps en temps pour voir s'il n'arrivait pas un aéroplane sur les bords du cadre vitré. Hélas, je compris vite que les pigeons étaient autrement plus communs et que toute la boîte allait glisser dans le ventre de Sacha. Je commençais à désespérer quand je vis soudain mon ami tricher effrontément.

- Eh, protestai-je, c'était une tourterelle, ça, pas un pigeon !

Mais il avait déjà enfourné la pastille et me défiait de l'empêcher de l'avaler.

- Puisque tu as triché, le point est pour moi !

- On n'a jamais édicté une règle pareille.

- Tu vas voir si je vais me gêner.

Je cherchai frénétiquement la petite boîte de bonbons entre les couvertures. Sacha, qui se l'était appropriée, me la tendit, me laissant constater qu'elle était vide. Le sale gosse me nargua en exposant la dernière bille parfumée coincée entre ses dents. Il la poussait si loin hors des frontières de sa bouche qu'il me sembla qu'usant d'un peu d'adresse je pourrais récupérer mon dû. Je me jetai alors sur ses lèvres, saisit le bout du bonbon entre les miennes et ses cheveux dans une main pour l'empêcher de bouger. Sacha se défendit en desserrant les dents pour que la friandise retombe à l'intérieur de sa bouche, mais j'avais déjà entrepris de l'aspirer de mon côté. Se débattant, il tenta de me repousser de sa langue. Celle-ci rencontra la mienne qui avait fait le chemin en sens inverse.

J'en eus une violente érection.

Je me séparai prestement de Sacha, priant pour qu'il n'ait rien senti tout en sachant très bien que, dans la position où nous étions, rien n'avait pu être évité. Tout empourpré, je réalisai vaguement que la pastille à la menthe, presque toute fondue, finissait de se dissiper dans ma bouche.

Ce jour-là, j'appris à dire pardon.

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