18 novembre, 17 ans après la prise de pouvoir de notre bien-aimé président

"Nique l'État". Voilà ce que que j'ai appris ce matin, quand la police m'a monté à bord du train en direction du Centre des réactifs non-conventionnels. Beaucoup de gens parlaient avec des mots que je ne connais pas. Mes camarades sont rentrés aussi avec leurs bandages dans le wagon dédié aux passagers en "état biologique de non-respect des normes de bonne santé ». Après plusieurs heures de trajet, des agents ont fini par ouvrir les portes du train. J'ai découvert le véritable visage du Centre. C'est un immense complexe aux murs immaculés. Une immense tour de verre domine tout le Centre. Des médecins, policiers et employés se pressaient de partout, j'avais l'impression d'avoir été propulsé dans une fourmilière. On m'a conduit dans une toute petite chambre qu'ils appellent "cellule".

Mes vêtements sont toujours teintés de l'eau rouge de mes camarades. Depuis, je rigole. Je rigole l'eau des yeux, la glace, le feu, le train et le Centre. Une irrépressible envie de colorier les gardes en rouge me traverse. Revoir cette eau spéciale, voilà de quoi mes bras et mon crâne pleins de feu ont besoin. Je ne comprends pas la glace qui envahit mon ventre. Je ne comprends pas, non... Je ne veux plus rien comprendre !  Je ne peux pas expliquer ce que je sens, ma langue ne me sert à rien. Le feu et la glace font partie de moi. C'est désormais ma seule famille, les seuls qui m'accompagnent encore dans ce froid. Mon corps ne répond plus, mais mon esprit jubile !

Un rat est passé dans ma cellule. Je l'ai attrapé par la queue, puis je l'ai colorié en rouge avec mes dents. La vue de l'eau rouge m'apaise. Enfin un élément familier au milieu de toute cette ferraille glaciale. J'ai décidé de donner un nom au feu et à la glace réunis dans mon corps : "Arkll". J'ai choisi cette appellation, car c'est le mot que j'entends dans mon âme quand mon corps réagit bizarrement et que de l'eau coule de mes yeux.

Arkll.

Ce nom est divin ! 

Je l'ai écrit en rouge sur le mur blanc de ma cellule en plongeant mes doigts dans le corps du rat avant de tracer les lettres. J'en ris encore, ça brille à la lumière ! J’ai bu le reste, car moi aussi, je veux briller !

Au fait, comment je m’appelle déjà ? À l’école, j’ai toujours été « GG8 n°256 », Papa et Maman m’ont toujours appelé « fils ». On m’a si peu appelé par mon nom que je l’ai oublié.

Je m’en fiche. Ce nom n’est pas mieux que tous les autres de ma langue : réfléchis puis sélectionnés pour que je ne puisse pas décrire convenablement le monde. Où sont passés tous ces mots ? Beaucoup d’eau est tombée de mes yeux parce que je ne les avais pas ! Papa et Maman ne m’ont pas bien éduqué ! Je ne peux même pas faire confiance à ma propre langue, pourquoi ne me sert-elle à rien ? D’ailleurs, pourquoi m’ont-ils laissé ici, Papa et Maman ? Ils ne voient pas mon corps plein d’Arkll, mais ce n’est pas grave, je veux les revoir, et mon chien aussi ! L’eau recommence à tomber de mes yeux. Décidément, je ne comprendrai jamais ce corps qui refuse de traduire ce qu’il sent en mots. Encore une fois, où sont passés tous ces mots qui échappent à mon vocabulaire ? Toute mon enfance a été bercée par l’eau tombant de mes yeux, car ma langue ne me permettait pas de tout expliquer. Si j’ai dû l’accepter pendant onze ans, Arkll me susurre à l’oreille que je n’ai pas à le faire, que moi aussi, j’ai le droit de savoir. Le fait de ne pas savoir ne m’est plus supportable !

Je suis fatigué, je vais aller dormir.

Bonne nuit, petit journal adoré.