Dans ma petite cellule, un petit bout d’éternité

Ce matin, le garde a parlé fort quand il a découvert le rat, immobile et rouge, que je serrais entre mes bras. Sa drôle de voix m’a fait rigoler. Il a tenté d’éloigner mon petit rat de moi, alors je lui ai mangé le bras jusqu’à sentir un goût métallique sur le bout de ma langue. Il a parlé très fort et est parti en courant. J’ai commenté son départ en disant « nique l’État », une phrase pleine de vérités.

« Nique l’État », la seule vérité à laquelle je m’accroche encore, mais quand l’ai-je apprise déjà ?

Un autre garde est venu me dire que mes camarades avaient été transférés dans une « chambre de repos et de reconstruction sociétale par respiration différée » ce matin, qu’ils seraient rendus à leur famille demain, mais qu’il ne savait pas si mon père et ma mère seraient autorisés à venir.

Mes camarades ? J’ai eu des camarades ? Le seul véritable camarade que j’ai s’appelle Arkll, il m’a montré la vérité et je me sens extrêmement bien, je m’épanouis grâce à lui. Il vient vers moi, il joue, il danse avec moi, il me fait rire. Il me fait vraiment rire aux éclats.

Mon père et ma mère ? Qui sont-ils déjà ? J’ai beau relire ce journal encore et encore, je n’arrive pas à m'en souvenir… Quel lien ont-ils avec moi ? Dans ce journal, je me contente de les nommer sans jamais expliquer qui ils sont… Mais bon, quels sens ont ces deux mots quand Arkll n’en a pas un pour pouvoir être décrit dans ma langue ? Si l’existence de mon seul ami m’a été cachée, je suis sûr que c’est la faute de l’État ! Nous avons chanté ses louanges, c’est presque la seule chose qu’on nous a réellement apprise et dont je me souviens encore : « L’État a toujours des décisions constructives et importantes » ! C’est faux ! Même Arkll peut commettre un « succès d’expérience, mais non récompensé par une quelconque forme de résultat », il me l’a dit, alors l’État en fait aussi, seulement, il les cache ! Il mérite de partir, lui aussi, comme quasiment tous mes souvenirs !

C’est vrai, mes souvenirs… Selon le journal, je n’ai pas toujours vécu ici. Je dois être arrivé le 18 novembre. C’était quand ? Franchement, je ne suis pas sûr du tout. En tout cas, rien d’autre ne me vient à l’esprit. Impossible de me souvenir d’autre chose que des pas de gardes qui rythment ma vie, de la nourriture en bouillon qu’on me sert deux fois par jour, du fait que je ne vois personne d’autre que les agents qui passent, et du sommeil que j’essaye de trouver, allongé par terre, même si ma cellule est toute juste assez grande pour me le permettre. J’ai vraiment vécu dans un autre endroit ? Dans ce fameux « chez moi » dont je parle dans ce journal ? J’en doute fortement… Y a-t-il seulement un ailleurs ?

J’espère que je pourrais voir et boire de l’eau rouge demain pour calmer Arkll, car je sens qu’il veut me dévorer.

Le garde m’a dit que j’irais moi aussi dans une « chambre de repos et de reconstruction sociétale par respiration différée ». Je crois que me reposer est la seule chose que je voudrais encore, une fois que j’aurais bu assez d'eau rouge.

J’ai hâte, petit journal adoré.