Le lycée semblait s'être engourdi sous le poids de décembre. Les vitres des couloirs transpiraient une buée glaciale, marquée parfois par le doigt distrait d'un élève qui traçait un mot ou un dessin éphémère. Dans les classes, les lumières blafardes faisaient briller les yeux fatigués, et chacun comptait les quelques jours qui les séparaient du Winter Break. L'air portait déjà le parfum des fêtes à venir, mêlant excitation et impatience, mais Arwen ne le ressentait qu'à moitié.
Depuis plusieurs jours, elle avait senti un mur se dresser entre elle et Liam. Leurs échanges s'étaient réduits à des phrases sèches, parfois à des regards évités, parfois à des silences lourds. Liam, qui savait se montrer brillant, charmeur, et presque trop sociable, affichait désormais une façade glaciale avec elle, comme s'il lui reprochait une faute qu'elle n'avait jamais comprise.
Arwen, pourtant, n'était pas du genre à forcer les liens. Mais cette distance, ce froid qui s'était installé, lui pesait étrangement. Quelque chose dans l'attitude de Liam réveillait en elle une inquiétude qu'elle ne s'expliquait pas. C'était comme si elle avait peur de perdre quelque chose qui n'était même pas encore à elle.
Ce matin-là, le vent mordait les joues quand elle franchit les portes du lycée. Nelly la rejoignit presque aussitôt, fidèle à son énergie vive.
— Tu tires une tête à faire peur, lança-t-elle en ajustant son écharpe. Ça va pas ?
Arwen haussa les épaules, éludant. Elle n'aimait pas exposer ce qui se passait dans sa tête, encore moins ses émotions. Son amie fronça les sourcils mais ne poussa pas. Depuis quelques semaines, elle avait appris à reconnaître les moments où il valait mieux laisser la jeune fille tranquille.
Elles se séparèrent devant leurs casiers. Et, comme par un hasard cruel, Arwen croisa le regard de Liam. Il rangeait ses affaires, une main appuyée contre la porte métallique, son profil dessiné par la lumière froide des néons. Il leva brièvement les yeux vers elle. Pas un sourire. Pas un mot. Rien.
La brune sentit un pincement désagréable dans la poitrine. Elle aurait pu détourner les yeux, ignorer. Mais au lieu de ça, ses pas la guidèrent vers lui.
— Tu comptes m'ignorer encore longtemps ? demanda-t-elle d'une voix basse, presque sèche mais aussi légèrement inquiète.
Liam releva la tête, surpris, puis referma doucement son casier. Ses yeux clairs se posèrent sur elle avec une froideur inhabituelle.
— Je t'ignore pas, répondit-il.
— Si, tu le fais. Depuis une semaine.
Arwen se mordit la lèvre inférieur. Elle avait parlé trop vite. Mais il y avait dans son ton une sincérité qu'elle n'avait pas prévue, une fragilité aussi. Elle s'en rendit compte trop tard.
Le jeune homme la fixa un instant, les mâchoires serrées. Puis un sourire ironique effleura ses lèvres.
— T'es directe, toi.
— J'aime pas tourner autour du pot.
Un silence tendu s'installa. Autour d'eux, les bruits du couloir continuaient : des casiers qui claquaient, des rires, des pas pressés. Mais dans la bulle qu'ils formaient, Arwen avait l'impression que tout s'était ralenti.
— Je pensais que t'étais pas comme les autres, finit par dire Liam, plus bas. Mais... laisse tomber.
Elle cligna des yeux, déstabilisée.
— Pas comme les autres ? Tu parles de quoi ?
Il secoua la tête, comme s'il regrettait déjà ses paroles.
— Oublie.
Arwen sentit une pointe de colère lui brûler la gorge. Il jouait à quoi, exactement ? Il la repoussait, mais il laissait traîner des phrases assez lourdes pour éveiller mille questions. Elle serra les poings, tenta de contenir le flot de mots qui menaçait de lui échapper.
— Liam, si t'as un problème avec moi, dis-le clairement, lança-t-elle.
Il la regarda. Cette fois, plus sérieusement. Son visage perdit cette ironie agaçante pour se fermer complètement.
— Peut-être que le problème, c'est moi.
La jeune fille resta muette, interdite. Il tourna les talons, comme pour fuir, mais elle l'arrêta.
— Attends.
Sa main avait effleuré son bras sans qu'elle s'en rende compte. Le geste était presque trop intime, et elle retira aussitôt ses doigts, gênée. Mais Liam s'était immobilisé.
Il inspira, longuement, avant de la fixer de nouveau. Et dans ses yeux, quelque chose s'était assoupli.
— Tu sais quoi ? On devrait arrêter de se prendre la tête.
— Et ça veut dire quoi ?
Il hésita, ce qui était rare chez lui, puis, comme s'il cherchait un terrain neutre :
— Y a les vacances qui arrivent. Tu fais quoi pendant le Winter Break ?
Arwen resta interdite. La question était tombée comme une évidence, brisant d'un coup la tension de leurs échanges.
— Rien de spécial... répondit-elle prudemment.
Un léger sourire, moins froid cette fois, étira ses lèvres.
— Alors viens. On sort.
— Sortir ? répéta-t-elle, comme si le mot avait besoin d'être digéré.
— Ouais. Juste une sortie. Pas au lycée, pas ici. Une parenthèse.
Arwen sentit son cœur battre plus vite, sans comprendre pourquoi. Elle ne savait pas si elle devait accepter, ni ce que cela signifiait vraiment. Mais l'idée d'un Liam moins froid, moins distant, lui donna envie de saisir cette chance.
— D'accord, finit-elle par dire.
Un éclat passa dans le regard du jeune homme. Un mélange d'amusement et de soulagement avec autre chose.
Le reste de la journée se déroula dans une étrange légèreté. Arwen n'en revenait pas de ce qui venait de se passer. Certes, la distance entre eux n'était pas totalement effacée, mais quelque chose s'était fissuré dans le mur qu'il avait dressé.
Elle ne dit rien à Nelly, ni à Layla. Elle voulait garder ce moment pour elle seule, comme un secret fragile. Pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de revoir le regard de Liam, ses paroles, ce « Viens, on sort » qui résonnait encore dans sa tête comme une promesse.
Quand elle rentra chez elle, Amy remarqua son air pensif.
— Tu souris toute seule.
— Non... enfin, peut-être, répondit Arwen, un peu confuse.
La libraire n'insista pas, mais son regard bienveillant resta posé sur elle plus longtemps que d'habitude. Sa nièce monta dans sa chambre, posa son sac et s'assit devant son bureau. Ses dessins restaient éparpillés, ses carnets ouverts. Elle prit son crayon sans y songer, mais cette fois, ce ne fut pas un paysage qui se traça sous ses doigts. Ce fut un profil. Des cheveux en bataille, un sourire en coin, des yeux qui semblaient trop clairs pour cacher leurs ombres.
Elle posa le crayon, le cœur battant.
Qu'est-ce que je suis en train de faire... ?
La nuit tomba vite, et dans la maison, seul le bruit du vent contre les vitres troublait le silence. Arwen s'allongea sur son lit, les yeux fixés sur le plafond. Une pensée, insistante, l'accompagnait : peut-être que ce Winter Break allait changer quelque chose.
Peut-être qu'elle allait enfin comprendre ce qui se cachait derrière les silences de Liam.