18 | Sous les pendus (2/3)

Notes de l’auteur : Chapitre mis à jour le 17.11.23.

NOVA  ELLÉE.

Mes pieds trainaient Caligo m’a poussé avec plus de verve à l’avant, me déséquilibrant un petit peu. La courbature pressée au corps, je gémis. Il soupire à l’imperceptible, les enfants dégagent un couloir au travers lequel passer. Alors Siloé m’aperçoit, et tout de suite, son visage s’éveille. Ses bras grands ouverts, sans déroute aucune devant l’écorche de mon apparence, elle s’exclame :

— Ah ! Le dernier acteur manquant est enfin là. Salutations à toi, Noévan ! Nous n’attendions plus que toi pour commencer. Oh voyons Caligo, desserre un peu ton emprise, je te prie. Noévan est de constitution fragile, tu le sais tu le vois bien… d’autant plus qu’il peut nous rejoindre sur scène de son propre chef. Comme un grand. N’est-il pas ?

Qu’elle emploie mon deadname me fait grincer des dents, en même temps à notre dernière rencontre, c’est ainsi que je me faisais encore appeler. Alors peut-être ne dois-je pas lui en tenir rigueur ? Parce que, tout de même ? Caligo me lâche brusquement, je manque de tomber, me rattrape in extremis sur un rire affuté d’Uranie. Passant devant des Grisœils à la posture austère, je monte les marches la plus noble possible. Je suis là Siloé s’approche, s’empare de ma main libre et la serre avec chaleur. Ses ongles acérés se plantent dans ma peau, ce n’est pas grave je souris moi aussi, la gorge néanmoins engluée.

— Il me tardait d’enfin te revoir ! s’extasie-t-elle. Après tout ce que ta mère me raconte sur toi ! Je suis simplement navrée que ce soit dans de telles circonstances. Sache, mon cher Noévan, que je suis désolée, terriblement désolée pour ta petite mésaventure de cette nuit. Mes agents n’ont pas été tendres avec toi, j’en ai bien conscience…

La colère irrite mon estomac, remonte le long de mon oesophage. Autant pour cette nuit que pour tout ce qu’elle me dit. Parce que, tout de même, sa fille aurait pu l’avertir que c’est Nova maintenant… ou bien ? Si Uranie emploie ce prénom avec moquerie, au moins elle emploie le bon. Et même, Siloé vient de dire que maman-Rosa lui a parlé de moi. Ma mère aura de toute façon utilisé Nova. Alors quoi ? Siloé consciemment ne switche pas ? À la courage, je lui annonce que c’est Nova maintenant, mais Siloé n’entend rien de ce que je lui dis, puisqu’elle glousse délicatement, comme si mon prénom ce n’était pas important. Douce-amusée, elle monte sa main, s’empare d’une mèche de mes cheveux-chaos, vlop! enroulée autour d’un doigt, puis souffle, d’une voix doucereuse :

— Toujours cette moitié de tignasse brune foncée, les pointes en bleu… Hhm… Quel étrange phénomène, mais des plus fascinants ! À moins que ce soit une teinture ?

Tout à l’hypnotique, je cligne des yeux, allais répondre mais elle me coupe lorsqu’elle pose ses mains sur mes épaules, des doigts-serres, à l’exclame : enfin qu’importe ! avant de me tourner en direction de la silencia-foule. Tout de suite, son aura dans laquelle je m’enlisais tombe un peu. Une douche froide comme. Parce que, tout de même ? Je vois tous ces visages angoissés, certains tuméfiés, saignants des coups qu’ils ont reçus, et ça me frigide. les veines. coupe/coupe la respir’ et je ne sais, dans le fond, jusqu’à quel point mon pouvoir d’Empathe se possibilise en Sublunaire. Le fait était que j’y sentais tout ça eux dans ma poitrine. Comme souvent le monde-nuée je ne peux pas, il y a trop de choses à gérer nos branle-bas, après ça écrase si fort dans le corps, nos pèse-à-l’âme, bloque/souffle/coince/gorge, je déglutis avec peine. Ma main glissée dans la poche de mon short clair, j’y serre ma boussole. Parce qu’elle me rassure, parce que

 

Le souffle des mers se déploie

Serre serre le vent Lévie !

Une traînée rose brodée sur l’horizon où couche le soleil

Serre le vent où ils nous trouveront !

Sillonner les eaux, fendre le bleu,

Nous êtes : force-mouvement !

Vous sommes : vitesse-va-t’en-fuite !

 

S’en aller vivre

Loin ! de la mitraille et des gens-bâtons,

Imaginer un lieu sans mémoire,

une plage où le passé n’émergerait pas d’entre les flots,

un ciel aucune voie dans la silure des nuages,

visages,

nouveaux,

Nage nage !

 

Que nous ne portions plus la responsabilité de ces milles et milles morts,

Viens viens ! Oublions-nous et cours !

Qu’on ne nous regarde plus en se disant :

Légionnaires vous sentez le tabac, le mal

de vivre,

la laine, la poudre et la sueur,

Légionnaires vous laissez sur nos murs

la trace de vos doigts errants,

Vous nous observez, nous qui nous nous entassons dans la rue

et vous écrivez, les ongles noir-sang,

au dos des lettres, des photos et des remparts,

MORTS POUR LA VIE

Légionnaires vous glissez le long de la ligne de feu

et vous aussi, vous n’en revenez pas,

et ça commence par ça, des enfants qu’on construit au pas,

des fusils aux bras, ils apprennent Feu !

Feu ! Feu !

et ça finit par ça, nos avenirs morts au combat,

ils crient la vie en s’abattant,

Tout ça au nom de quoi ?

 

Au nom de vos idées,

Au nom de vos valeurs,

Au nom de vôtre,

votre Eurythmie,

votre Pandémonium,

Au nom de rien, ou bien ?

 

Ou bien

Taratatata !

 

Au nom de nos familles,

Au nom de nos amis,

Au nom des noms,

Non ! Non ! Non ! Non !

Orion l’oiseau-liberté,

Ariel lève-toi,

Elévie la vie-insoumise,

ouvre les yeux, reprends la barre

Au nom des vivants,

et cap au Nord !

Au nom des morts,

qu’ils ne soient pas sacrifiés pour un nom

un Non ! Léon !

de rien

Aux rêves aux gens-moussaillon !

— Nova !

Je sursaute. Maman-Rosa me serre le bras et m’observe la face concernée, aussitôt je sors la main de ma poche, profiter de ce bref moment de lucidité pour me réancrer au réel. Mais même là, les idéelles de la boussole continuent à fluer dans mes veines, j’entends les tirs d’artillerie, je ne les vois pas mais je les distingue qui déciment les corps, criant à mort les Hỳdōrs ! et des enfants qui pleurent, et tout ce nécrosé qui grouille dans mon ventre, ça me le renverse, violente nausée, goût de sang et de poudre, poudre à canon, tête qui bourdonne. Maman-Rosa qui ouvre la bouche mais je ne comprends pas, pas, sous le son des projectiles, à bas les signés-guerre ! Alors est venu le creux, dans la poitrine, c’était le deuil qui vous broie les tripes, bonjour tristesse, c’était la colère, parce que c’est injuste, puis est venu le serrement de gorge, toujours plus fort. J’ai porté les mains à mon cou tant ça me douloureusait, mais lorsque j’ai relevé la tête pour le libérer, un petit peu, un cri m’échappe, éraflé, à la vue de tout… ça-a, je me recule. perds l’équilibre. tombe à la renverse, parce que, tout de même ? Si autour on m’observe interloqué, je ne vous vois pas, pas vraiment, mon regard resté rivé aux marronniers où une série d’idéelles se balance, au gré du vent. C’étaient des pendus, partout, une dizaine, peut-être plus, je ne sais, ils ne brillaient pas à l’éblouissance comme peut le faire Léon, plutôt qu’ils s’évanouissaient dans le gris du ciel, à la façon des filaments. Ils n’en restaient pas moins sinistres, peut-être même plus, tant c’était cireux, leur peau, émacié, leur corps, avec cette langue violâtre qui, terriblement gonflée, leur sortait de la bouche. Et ma gorge qui se serre. se serre, et le pire étaient leurs yeux, probablement, qui n’étaient pas morts, eux ils m’observaient du fond des âges, une lueur culpabilisante dans la pupille, ta faute ta faute si tu ne nous aides pas, qu’ils me regardaient, vomir je vais, surtout qu’un vent alors est monté, à l’odeur grenat presque noir, il puait les cadavres en décomposition et m’a frappé les narines, irrité la gorge, Nova ! Nova ! qu’on criait, je crois, mais moi je n’arrivais pas, à respirer, pas, à voir, autre chose, que ç-ça, et Léon Ariel était là lui aussi, sauf que lui était en bas, il dansait, il dansait, il souriait et jubilait et dansait, sous les gens strangulés aux marronniers. Je griffe mon cou, comme pour enlever cette corde que. je. étouffe, Léon, Léon, d’habitude si joie, Ariel, Ariel, là il est trop joie, il se délecte du chaos et je ne comprends pas. Ces Hỳdōrs sont comme lui, pourquoi fêter leur mort ? À moins qu’il ne fêtât la Mort, tout simplement ? Sa marinière tâchée de sang, il valse là-dessous, rions riette twistette ! tenant à la main non plus son épée en bois mais un taser qui jaillit des électri’éclats. Cette nuit la pluie lui a troué la joue, la plaie n’a pas cicatrisé, non rien du tout, fondue par l’acide, la partie droite de son visage est un mélange de muscles, nerfs, os… souria comme il souriez, mes larmes à la bordure des cils, plus. de. souffle, vais. sombrer. mais. alors. vu. le. visage. de. Caligo.

Il. claque. des doigts. et. peut-être. peut-être. les idéelles disparaissent. Subitement, la pression à ma gorge retombe, j’aspire à grosses goulées d’air. Était-ce une corde-idéelle qui m’étranglait ou simplement moi qui, à observer les pendus, ressentais tout ce qu’ils souffraient ? Était-ce les deux ? Quoiqu’il en soit, l’air me paraît moins putride, le ciel plus bleu, et néanmoins j’ai encore les membres qui tremblent, haut-le-coeur, fort subitement, je tourne ma tête et vomis, de la fièvre tout là, m’essuie la bouche, âcre, je cligne des yeux, chasse leur humidité, y vois plus clair. Maman-Rosa, Siloé, sont debout proches. Caligo est accroupi devant moi. La face impassible, restée de marbre, il lève mon menton, me scrute intensivement. Sous l’ombre de son large chapeau, posé en biais, sa peau est glaciale. Nez aquilin, yeux frigides, presque blancs. Lui aussi a vu les idéelles. C’est évident. Sauf que lui a su maîtriser ses émotions. Et moi pas. Essoufflée, je l’observe en essayant de reprendre contenance. Maigre sourire là j’y essaie ? Tout va bien ? Il lève les yeux au ciel, désabusé. Puis se lève, en même temps que maman-Rosa se baisse, ses bijoux d’or cliquetants, me touche le front, l’estime brûlant, me demande si ça va, qu’est-ce qu’il s’est passé Nova ?

— Oui, mon cher Noévan ? demande Siloé, souriante la face cupide. Pourquoi un état aussi, disons… préoccupant ? Suffisamment préoccupant pour ne pas se demander… Serait-ce une émanation auractoplasmatique que tu aurais aperçue et qui t’aurait effrayé ?

Et quand bien même j’aimerais lui dire, rien que pour satisfaire les envies de l’aimable Siloé, je n’y parviens pas. La bouche entrouverte, les mots restent bloqués dans ma gorge. Je ne veux pas revivre la scène en l’extériorisant. Veux pas. Déglutis à l’empâtée. Jette un coup d’oeil sur la troupe d’enfants, aucune trace de Léon Ariel, tous ils m’observent anxieux. Un tantinet excédée, Siloé se tourne en direction de Caligo et lui demande, d’une voix impérieuse, ce que j’ai vu ? Ce dernier me fixe un court instant, dédaigneux comme toujours, avant de hausser ses épaules trapues. Froidement :

— Nova est une vraie chochotte. Juste des cadavres d’oiseaux.

Silence. Siloé qui lève des sourcils surpris, Caligo qui reste de marbre, maman-Rosa qui tâte mes épaules, mes membres pour s’assurer que je vais bien, maman-Angie qui reste en retrait, les autres professeurs aussi. Quant aux pensionnaires, ils n’osent émettre le moindre son. Silence. Silence. Ma nausée-âme. Tout ça jusqu’à ce qu’Uranie parte au subito dans un rire aigu et acéré qui tranche au ciel, cisaille nos oreilles.

— Des maudits piafs crevés et Nova se roule par terre d’horreur ? se marre-t-elle. Vomis même ? Mais on aura tout vu avec ce mollasson ! Ça va pas en s’améliorant avec les années, dis-moi ?

— Uranie.

— Eh bien quoi, c’est vrai non ? Petit bichoune surprotégé par ses deux mamans !

Cette fois, lorsque Siloé reprend sa fille à l’ordre, c’est d’un simple regard, brûlant et répressif. Uranie se redresse sans délai en cloîtrant son visage, docile soudain. Un éclair-peur dans le regard, si furtif que je doute de l’avoir vu. Siloé s’en satisfait, se tourne vers Caligo, pendant que maman-Rosa aide à me relever.

— Caligo, dis-moi t’en es sûr ? dit-elle avec suave.

Sans se départir de son calme, Caligo lâche :

— Est-ce que vous remettriez en doute mes compétences, madame ? Voire même… mon honnêteté ?

Alors c’est ce sourire à la démesure qui étend les lèvres de Siloé, celui que je hais le plus, aussi disgracieux qu’ensorcelant, grinçant alors, tandis qu’elle s’exclame chaudement :

— Oh non… bien sûr que non, mon cher ! Toi l’un de mes agents les plus efficaces et qui as toujours, toujours, parfaitement accompli son travail. Cela reste simplement un peu… surprenant.

— Surprenant ou pas, j’aimerais bien que vous m’expliquez ce que vous faites là, intervient maman-Rosa avec puissance et grondant. Non seulement vous me traînez loin de mon travail avec une armée d’agents, mais vous vous octroyez le droit de mettre sens dessus dessous mon Pensionnat, maltraitant des enfants qui n’ont rien demandé à personne.

— Oh ! Ma chère et tendre Rosalia, figure-toi que j’allais exposer mes raisons avant que Noévan fasse son petit… malaise.

— Eh bien ? feule maman-Rosa.

— Eh bien, c’est simplement que l’O.V.E.A. a voté ce matin pour un contrôle plus accru des Pensifs. Le mouvement néonaïen nous a envoyé une nouvelle lettre qui revendique une nouvelle attaque. Notre cher Noévan ainsi qu’Uranie et Caligo en ont été témoins cette nuit : il s’agissait cette fois d’une pluie poisseuse qui brûlait la peau des personnes à son contact. De même, Uranie et Caligo ont réaperçu les reconstitutions de Noée Elévie et Jules Orion durant l’assaut. Nous estimons que l’Onde profite de la menace naïenne pour pousser les gens à les rejoindre, montrant Noée et Jules comme étant les seuls êtres qui pourront les sauver. L’O.V.E.A. ne peut rester inopérante devant ces deux montées révolutionnaires, hhm ? Et tu sais très bien, ma chère et tendre, que les enfants sont un vivier à émanations auractoplasmatiques. Il ne faudrait pas qu’ils grandissent en prenant l’Onde pour modèle. Sûrement que nous avons été un peu trop laxistes ces derniers années, je crains qu’il ne faille nous rappeler à l’ordre. Tu en conviendras, n’est-il pas ?

Maman-Rosa rit jaune, sur le point d’exploser, montre les agents qui stoïques, caporalement vêtus de gris, encadrent la cour. Crache :

— Au point d’user de telles méthodes ? Des… des… tasers maintenant, vraiment ?

— Crois-moi, je ne le fais pas de bonté de coeur. Enfin Rosalia, tu connais mon avis sur la question : moi aussi, je n’aimerais pas qu’on en arrive à cette extrémité-là, parce qu’en l’occurrence, on se trompe de cible. On ne devrait reprendre que ceux qui nourrissent des idées noires, ou concentrer nos investigations sur le repérage des signes porte-chaos. Ce sont eux, en vérité, qui sont nos véritables bombes à retardement.

— Vos signes porte-chaos, m’immiscé-je sans comprendre d’où ça me sort, voilà longtemps qu’il n’en existe plus un seul. Vous dépenseriez des effectifs et ressources pour rien.

— Oh, est-ce vraiment ce que tu penses ?

Siloé, en posant son regard sur moi, nourrit son visage d’une passion dévorante. Elle me fixe comme si elle savait tout, ma véritable nature, celle des autres pensionnaires, se délectant que j’ose intervenir de la sorte. Mon pouls s’accélère, mes jambes flageolent, mais je dois me faire des idées, des idées… garde contenance, Nova ! Allonge ta colonne, redresse ton échine, souris là, comme ça c’est bien, et dis, d’une voix assurée :

— Évidemment ! L’Observatoire ne cesse de répéter que la régulation des naissances est une victoire, pourquoi mentirait-il ?

Son délicat et scintillant rire. Elle secoue doucette sa tête, reporte son attention sur maman-Rosa :

— Quoiqu’il en soit, je ne suis pas en mesure – pas encore, oserais-je espérer – de contrer les décisions de l’O.V.E.A. Le conseil a voté, je dois m’assurer que sa politique soit suivie à la lettre, malgré mes réticences, car il est vrai que des dissensions internes peuvent menacer notre image externe. Or, nous ne pouvons nous permettre un tel impair lorsqu’il n’a jamais été aussi urgent de ramener ordre et sécurité.

— Il n’y a rien à rappeler à l’ordre, siffle maman-Rosa.

— Oh vraiment ? Alors que ton fils a vu cette nuit une émanation auractoplasmatique et qu’il vient d’en revoir d’autres ? Et que… Caligo ? Dis-moi, là parmi les enfants, combien d’émanations ?

Caligo qui s’était posé en retrait s’avance de deux pas, son long manteau violet claquant à ses mollets. Il relève quelque peu son chapeau, incline sa tête, plisse ses paupières, vire son regard au gris pâle. Iris quasi blanches. Je me crispe. Habituellement, on prévient les enfants lorsque les Grisœils viennent pour une inspection. On leur demande de contenir un brin leur imagination. « Dissimuler » leurs idéelles, soit en les dirigeant derrière ou à l’intérieur des meubles, qu’elles ne soient pas nous-y-courâmes dans les pattes des Grisœils, soit en les rendant moins étincelles-j’y-brille. Mais là, ils n’ont rien été préparés du tout. Sauront-ils réagir suffisamment vivaces ? L’arbre doré que je n’ai jamais vu mais dont je sais qu’il est idéelle-nourri au milieu de la cour par plus de la moitié des enfants, l’auront-ils fait disparaitre ? ? ?

Les contusions serrées au corps, l’esprit embrumé par les médocs, je réajuste mes lunettes, passe une main dans les cheveux, frotte ma nuque. Glaci’sueur qui coule dans mon dos. Un temps infini s’écoule avant que Caligo reprenne la parole. D’une voix plate, indifférente, il annonce :

— Bien une vingtaine. Les cadavres d’oiseaux de Nova, des animaux farfelus, un arbre mort, et j’en passe.

— Impressionnant ! s’exclame Siloé, frappant dans ses mains. Preuve, une fois de plus, que tu es un agent des plus talentueux. Excellent, vraiment !

— À noter que la plupart sont des effréelles, ajoute-t-il.

Siloé claque sa langue :

— Pas ce terme ici, je te prie. L’O.V.E.A. n’approuverait pas, tu ne crois pas ?

La large carrure de Caligo se tend, je crois. Très vite il se recule, rabaissant son chapeau où se perche son papillon, tandis que Siloé se tourne extra-souria! vers maman-Rosa et maman-Angie, s’écriant avoir la preuve que le Pensionnat regorge de Pensifs, malgré nos efforts pour les contenir, n’est-ce pas Rosalia ? Puis, sans attendre de réponse, elle donne l’ordre à ses agents de partir fouiller de fond en comble le domaine, sans rien laisser au hasard. Répertoriez toutes les idéelles, on enverra le tout au labo, qu’on puisse analyser la pensée autant individuelle que collective et adapter notre procédure d’épuration. Chacun, prenez un groupe d’enfants avec vous, poussez-les aux aveux, demandez-leur où ils fourrent leurs idéelles et ce qu’elles signifient pour eux. S’ils protestent, n’hésitez pas à employer la manière forte. Certes, cela est fort désagréable, autant pour eux que pour nous, toutefois nous serons tous d’accord pour dire que c’est pour notre bien à tous, n’est-il pas ?

— Quant à vous, mes deux chères directrices ! s’écrie-t-elle. Une enquête doit être menée quant à votre réelle implication dans cette affaire. Il est encore trop tôt pour dire si vous serez destituées de vos fonctions, toutefois je doute que vous en ressortiez sans deux ou trois sanctions. Après tout, laisser des enfants idéeller à leur guise est considéré comme un acte de trahison. L’O.V.E.A. prendra les mesures nécessaires. Et qui sait ? Peut-être découvrira-t-on d’autres secrets. D’ici là…

Siloé somme alors deux Grisœils de les interroger, elles et les professeurs, et si toute la cour s’éloigne les épaules courbées, la mine résignée sous la menace des agents, mes deux mamans n’en démordent pas. Maman-Angie foudroie ses opposants du regard, et c’est vrai qu’avec sa silhouette athlétique et élancée, ses bouffées de cigarette qu’elle crache à la gueule des Grisœils, et son style particulier – crâne à demi-rasé, lèvres noires, nombreux tatouages, jeans troué – elle a de quoi intimider. Maman-Rosa quant à elle marche les muscles tendus, corsetée dans sa blouse de l’Observatoire, avec autant de violence que de grâce, comme parée à en venir aux mains s’il le faut. Je détourne le regard. Partout autour, on emmène les enfants, et comme tout à l’heure lorsque j’étais sur scène, les surprendre avec ce visage grise-miné, anxieux, me frippoitrine. Je tire nerveusement mon t-shirt jaune vers le bas, masse mon cou irrité, Siloé est devant moi.

— Oh mon tendre Noévan…, murmure-t-elle. Il ne faut pas être triste voyons ! Tu as toujours été très émotif, et je comprends ta douleur, mais ce n’est qu’un petit mauvais quart d’heure à passer. Rien de plus. Ça te dit une petite balade ? Je crois que nous avons de nombreuses choses à nous dire, tu en conviendras ?

La gorge mouillée, impuissante, j’hoche la tête. Je nettoie les dernières traces de vomi autour des lèvres. Un peu ailleurs. Trop ébranlée pour refuser. C’est que… voilà ? Tout de même ? L’odeur des cadavres frétille encore à mes narines… veut pas partir. Et puis, de toute façon, Siloé ne me donne pas tellement le choix : avec des doigts acérés, ongles de rapace, elle s’empare de mon bras, le serre aïe ! et m’emmène là-bas. À l’heureuse des choses, Caligo et Uranie ne nous suivent pas. Au moins ça… Il y a juste… bon sang. Marchant avec raideur, Siloé m’emmène sous les marronniers. Vraiment ? On était obligées d’aller se baladons dans cette allée ? Où il y avait… y avait… Moelleuse, Siloé me murmure :

— Ne fais pas une tête aussi dépitée, mon cher… Même si cette intervention te semble un peu extrême, il n’y a pas que du mauvais en elle. Hhm… ?

La mâchoire crispée, je ne réponds rien. Niente. J’épingle mon regard sur cette brique rouge, toute bancroche, que l’herbe recouvre devant le muret au fond du jardin. Tout pour éviter de surprendre les pendus dont je crains qu’ils ne strangulent encore aux branches, les joues mouchetées par le soleil passant à travers le feuillage. Tout pour éviter de croiser le regard de Siloé dont je sais qu’aussitôt ses pupilles emprisonnant les miennes, je me fais entraîner par son aura. Elle serre plus encore mon bras, se colle à moi et s’exclame :

— Allons Noévan ! Je sais que tu es un garçon intelligent et que tu peux voir au-delà de toutes ces…

Elle lance un bref regard par-dessus son épaule, en direction de la cour.

— … incommodités. La cause finale est bien trop grande.

Essoufflée, autant par les enfants qui s’aigr’affolent là-bas et alors me compressent la poitrine, que par le souvenir des pendus qui me tourm’hante, je m’arrête. Toujours j’observons cette roussi-brique, le seul point d’ancrage stable que j’avais, en déglutissant une ou deux fois. Et alors, filandré à travers mes floues lèvres, j’ai glissé un pourquoi ? Un pourquoi tiraillé. porté par la fatigue. J’ai demandé pourquoi, dans le fond, vouloir éradiquer les idéelles ? Qu’ont-elles de si mauvais ? J’ai même osé, rassemblant tout le courage qu’il me restait, tourner la tête vers Siloé, la fixer et. yeux dans les yeux. tandis qu’elle gorgeait les siens d’intense curiosité, l’incriminer. Lui dire que l’O.V.E.A. suspend notre réflexion, ainsi. Que l’Office limite notre faculté de discernement et empêche notre esprit de virer à l’exploration. Mais est-ce vraiment votre unique but ? Faire de nous des grands bêtas qui naïvement suivent les dogmes du gouvernement ? Je crois que mon audace plait à Siloé, parce que ses gris yeux miroitent, sa bouche se déploie vaste. Une doucette de rire ondule à ses lèvres, elle me répond :

— Tu sais, mon cher, les gens croient souvent que nous agissons ainsi pour garantir notre autorité. Comme toi maintenant. Et pourtant, c’est davantage pour vous protéger.

— Comme si des idéelles pouvaient se retourner contre nous…

— Oh. Nous avons répertorié de nombreux cas ainsi. Crois-moi, ça arrive plus souvent que ce que tu t’imagines. Mais plus fondamentalement, c’est pour vous protéger de ceux qui sont mal intentionnés.

Je lève un sourcil surpris.

— Eh oui…, soupire-t-elle avec langueur. À laisser ses pensées sillonner les rues, l’homme devient forcément plus vulnérable, car lisible. Dans l’absolu, il devrait être le seul à avoir accès à son esprit, mais tu sais aussi bien que moi que ça ne fonctionne pas ainsi. Il y a les viroirs, il y a des gens qui ont la faculté de percevoir les idéelles des autres. C’est une faille dans laquelle on s’engouffre que trop facilement. Il y a des gens, tu sais…

La pression à mon bras s’accentue, ses ongles percent ma peau, elle me réentraîne à travers l’allée tout en reprenant :

— Il y a des gens qui ont des grandes ambitions. Des grands buts. Des grands désirs, surtout. Des gens qui savent mieux que quiconque qu’on ne vainc jamais mieux qu’en groupe. Des gens qui, alors, recherchent dans la foule ceux qui sont faibles d’esprit. Des gens qui savent viser ceux qui leur ressemblent et qu’ils entraînent dans leur sillage.

Du coin de l’oeil, je perçois la tête de Siloé qui se tourne à la subite dans ma direction, cerne mon profil avec insistance, virulence presque, mais je résiste, je ne réponds pas à son appel et garde le visage rivé devant moi. Déglutissante. Nos pieds bruissent le gravier, le vent brise sous nos vêtements un air chaud et fleuri.

— Et c’est exactement ce qu’il s’est passé durant la Belle Guerre, souffle-t-elle alors.

Ses mots, elle les a vibrés avec une telle ferveur que je me suis sentie frémir. Ils étaient une brûlure de jouissance, comme si Siloé s’extasiait du passé en le trouvant fascinant par le malheur qui l’a traversé. Continuant à la flamme :

— Certes, Naïa s’est d’abord gorgée de porte-chaos, mais une fois son joli petit bataillon formé, elle a voulu étendre son influence. Elle a arpenté les rues en explorant les émanations des gens. Elle a repéré ceux qui étaient portés par la douleur, la détresse, la haine. Elle a profité de leur fragilité émotionnelle pour les manipuler avec plus d’aisance et les faire adhérer à leur cause. Les rendre marionnettes de leur souffrance…

Cette fois, je ne peux empêcher de tourner la tête à droite. Vite. Blême. Je tombe sur ses iris vives qui reflètent le fer, sa bouche gigantale qui trépide le perfide. Ma gorge s’assèche, je détourne aussitôt le regard, ce qui lui arrache une risette amusée, teintée d’acier. Le hic, c’est que ses propos me rappellent une conversation que j’ai eue cette nuit avec Maxine. Moi-curiosette, je lui posais un tas de questions sur l’Onde, notamment ce qui, outre sa philosophie de vie, la différenciait de Naïa. Maxy-informette m’a ainsi appris que Naïa n’hésitait pas à altérer le vivème des gens pour faire enfler ses rangs, alors que l’Onde se l’interdit catégoriquement. Cette réalité, Siloé ne peut en parler car l’O.V.E.A. bloque la propagation du concept de vivème, mais ce n’est pas parce qu’elle utilise d’autres termes qu’elle ne peut y faire référence. Et je sais, bordel, je sais que je ne devrais pas, surtout pas, insister, parler de ça, mais ça me brûle la langue l’envie de savoir, d’être sûre que…

— Madame…

— Oui ?

— Est-ce que vous êtes en train de me dire qu’il est plus aisé de traverstir le vivème d’une personne lorsqu’elle est émotionnellement vulnérable ? Et que c’est en ceci que montrer ses idéelles – son état d’esprit en gros – est dangereux ? Nous devenons des cibles repérables trop facilement ?

Son sourire, à ce moment-là, fut démentiel. Si démentiel que je me suis maudite pour ma curiosité. En plus, il y a eu sa démarche soudainement plus électrique, bien que toujours rigide, sa main qui m’a cajolé le bras, la ferveur de sa voix lorsqu’elle s’est exclamée :

— Un garçon intelligent, que je disais ! J’étais justement en train de me dire que je devais t’expliquer ce qu’est un vivème, pour plus de précisions, malgré l’O.V.E.A. qui interdit qu’on en parle – si absurde, soit-dit en passant… contreproductif même… bref ! – mais je vois que tu es déjà au courant : c’est… parfait. Comme ça, nous pouvons parler la langue déliée sans rien nous cacher ! Merveilleux, n’est-il pas ?

Mon bras qu’encore elle secousse avec vigueur, sa force d’attraction qui m’entraîne, m’entraîne, confusant mes pensées, les rendant moins alertes et si nébules… Je file file… où filai-je nous là-bas ? Sa voix mielleuse me souffle que tout à la sagacité, j’ai parfaitement deviné ce que sous-tendait son discours. Modifier un vivème est un véritable travestissement d’identité, une violence sans commune mesure… Les fortes têtes qui savent qui elles sont, d’où elles viennent, ce qu’elles veulent, apprennent à y résister, mais rares sont ceux qui acquièrent une telle confiance en eux. Voilà pourquoi l’O.V.E.A. craint autant qu’on dévoile nos pensées au monde : elles trahissent avant tout notre fragilité. Et l’Office, qu’elle me disait, ne peut se permettre de commettre la même erreur qui jadis a plongé le monde dans le chaos. Trop d’innocents ont été pris pour cibles.

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Edouard PArle
Posté le 13/03/2024
Coucou Louison !
Chapitre vraiment super intéressant. Ce que j'ai apprécié, c'est qu'il m'a permis de beaucoup mieux caractériser et comprendre qui est qui, et surtout les relations entre les personnages et les enjeux. C'était vraiment bienvenu. Le fait que Siloé utilise le dead name de Nova permet aussi d'en apprendre pas mal sur le perso. On sent toute la violence de ces mots grâce au pdv de Nova, c'est super intéressant.
Le passage où Nova se perd dans ses pensées est super bien écrit. T'as vraiment une sacré plume.
Petites remarques :
"Mes pieds trainaient Caligo m’a poussé avec plus de verve à l’avant, me déséquilibrant un petit peu." la première partie de la phrase est un peu dure à lire, peut-être qu'une marque de ponctuation pourrait éclaircir un peu ça
"Au nom de nos familles, Au nom de nos amis, Au nom des noms, Non ! Non ! Non ! Non !" super, j'adore ce passage !
"Crois-moi, je ne le fais pas de bonté de coeur" -> de gaieté de coeur ?
Un plaisir,
A bientôt !
Louison-
Posté le 18/03/2024
Re- !
Cool si ce chapitre permet de poser un peu les différents camps, enjeux et relations entre les personnages ! Je sais que c'est dans l'ensemble assez compliqué à intérioriser tant ya d'acteurs différents mais si au moins j'arrive à mettre de la clarté quelque part, tant mieux haha ^^

Merci sinon pour tes compliments sur ma plume (d'ailleurs j'en profite pour te remercier de m'avoir citée sur discord, c'est adorable de ta part comme d'habitude <3 <3) et pour tes remarques, effectivement je peux retravailler la ponctuation pour la première phrase que tu cites et *gaieté de coeur oui merci !

A pluuuche !
Edouard PArle
Posté le 18/03/2024
J'adore citer des petites phrases en lisant, ça pimente la lecture (=
dodoreve
Posté le 20/04/2023
Caligo qui « soupire à l’imperceptible », ça me fait encore plus me demander s’il a vraiment envie d’être là et s’il croit vraiment à tout ça ???

Rah la violence du deadname, bien sûr hein

Les enfants en rang c’est aussi super violent comme image je trouve, genre bien répressif sans que ce soit physique, et du coup tellement malsain et mauvais (ça m’évoque tout de suite certaines images qui ont circulé depuis quelques années de policiers qui mettent des élèves à genoux)

Les visions de Nova sont hyper frappantes aussi. Je m’attendais pas du tout à la partie avec Léon Ariel qui danse, et tout ça ça fait vraiment cauchemar :o Mais trop intéressant, et très bien raconté, c’est chaos dans ce qu’on voit mais pas fouilli du tout dans ce que t’as écrit, donc vraiment agréable à lire <3

Puis Caligo qui protège Nova et qui l’appelle comme ça ouèche frr je t’avais vu fr

« Répertoriez toutes les idéelles, on enverra le tout au labo, qu’on puisse analyser la pensée autant individuelle que collective et adapter notre procédure d’épuration. » Rah c’est tellement répressif comme méthode et tellement bien vu

Je me demandais aussi quelle différence d’âge il y a entre Uranie et Nova ? Est-ce qu’iels se connaissent depuis l’enfance, même sans s’aimer ? Et puis pareil au final pour les mamans et Siloé, est-ce qu’elles ont le même âge ?

C’était bien fort comme moment en tout cas ! Puis oui les oiseaux morts c’est turbo triste et accablant là

d’où qu’on en doute svp
Louison-
Posté le 07/05/2023
Roh oui Caligo ce boloss so mystérius, tu découvriras plus tard ses inclinaisons héhé.

(la violence du deadname oui)

Chouette sinon si les enfants en rang ou si les visions de Nova contribuent à ajouter un peu de tension à toussa :)

(Caligo qui protège Nova ouééé ;) trop un bon bro)

Pour l'âge de Nova-Uranie : oui c'est le même âge plus ou moins ! Uranie doit avoir dix-sept ou dix-huit (lol même moi je sais pas) (et d'ailleurs Caligo a la vingtaine, peut-être ça peut surprendre je me souviens que ça avait étonné Momo quand on énonçait son âge dans un autre chap), et pareil pour maman-Rosa/maman-Angie et Siloé c'est carrément la même tranche d'âge !

(oui les oiseaux morts hélas je comprends que ça t'affecte toi particulièrement <3)
dodoreve
Posté le 10/06/2023
Ah ouais Caligo est JEUNE j'imaginais carrément un "homme mûr" (pardon cette expression me fait trop rire) :v
Par contre c'était ça que j'imaginais pour les mamans et Siloé !
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