Eleonara scruta ses environs ; rien n'indiquait que Sgarlaad vivait là. C’était décidément une bonne cachette.
— Selon certains, cette eau aurait des propriétés curatives, commença le Nordique en désignant la Source. Elle aurait rendu la vue aux fondateurs d'Arènes, dont les yeux avaient été égratignés par les tempêtes sablées de la Calavère. Cet espace était réservé aux patients, jadis, avant les problèmes de canalisation. Depuis, la Source est abandonnée et ne recueille que les fuites des qanats. Les gens ici ont certes perdu la vue, mais pas l'odorat.
Sur une mosaïque au-dessus des flots verdâtres, Eleonara lut :
PRIÈRE DE NE PAS BOIRE DANS LA SOURCE.
EAU POTENTIELLEMENT SALISSIME ET NON-POTABLE.
Elle abaissa une grimace révulsée sur les ondoiements du bassin.
— Quelque chose me dit que cette eau n'a aucun effet à part rendre malade. Je parie qu'on ne se reflète même pas dedans.
Elle s'interrompit ; son regard avait coulissé sur celui de Sgarlaad, blanc néant et entouré de cernes.
— Sommes-nous en sécurité, ici ?
— Ye, nous le sommes.
— Personne ne peut nous écouter ?
— Pour autant que nous nous exprimions à voix basse.
Chuchotant déjà, l'elfe réussit à adoucir ses mots d’un cran et fixa Sgarlaad avec gravité.
— C'était donc ici que tu te cachais.
Eleonara s'en voulut. La phrase lui avait échappé comme une injure : elle l'avait tutoyé. Ils étaient tous deux perdus et recherchés, mais plus seuls ; était-ce cette situation de crise qui les avait placés, dans l'esprit de l'elfe, sur un même pied d'égalité ?
Les yeux du Mikilldien la considérèrent. Ils ne semblaient pas offensés, vrai, mais il ne traduisaient rien d'autre non plus.
— Tu peux me tutoyer, remarqua-t-il, calme, son écho se multipliant à travers la salle pour se mêler aux clapotis aquatiques. Ça ne fait aucune différence ; en mikilldien, nous n'avons qu'un mot pour vous et tu. Et tu n'es plus une enfant.
Il y eut un silence.
— Oui, c'est juste, acquiesça finalement Eleonara.
Le Nordique l'invita à s'asseoir sur les gradins avant de s'installer à ses côtés. Il déballa le paquet qu'il serrait contre lui, dévoilant un flacon d'alcool médicinal et des bandes de coton.
— De l'antiseptique et des pansements ! s'exclama l’elfe. Merci. Tu as un vrai emporium, là-haut ; je connais un pharmacien qui en serait jaloux.
Sgarlaad déroula les bandes de coton. Avec un sourire en coin, il tapota un mouchoir imbibé d'alcool sur l'os nasal d'Eleonara. L'alcool brûlait au contact de la chair à vif, car des grains de sable et des perles de graviers s'y étaient nichés ; c'était le seul moyen de désinfecter.
— Ça me rappelle notre rencontre à Terre-Semée. Une flèche t'avait creusé un trou dans l'épaule. J'avais essayé de t'aider et tu m'avais presque mordu.
Eleonara rigola. Elle frissonna, aussi. À cause du souvenir même ou de leur proximité, elle ne le sut pas.
Comme elle avait bougé, Sgarlaad manqua de lui fourrer le mouchoir dans l’œil. Il s'excusa et gratta plus fort avec le coton.
— Tu devrais enlever ce maquillage. Ta peau est trop abîmée et tu n'en as plus besoin ; tu as pris des couleurs depuis le Don'hill, ça te va bien.
L'elfe rougit et sut que, vu l'état de sa peau, sa gêne ne se verrait pas.
— Merci. La halé te sied aussi.
— C'est mon teint naturel, admit-il avec une pointe de fierté tout en s'occupant des blessures sous lementon d’Eleonara. C'est en Einhendrie que j'ai pâli.
— Pourquoi tes yeux et tes cheveux sont-ils devenus blancs ?
Il baissa les yeux.
— Je ne suis pas sûr. C'est venu graduellement.
La nonchalance de Sgarlaad troubla Eleonara. Comment pouvait-il ne pas s’inquiéter ? Un changement de pigmentation aussi rapide n’était pas anodin. Ce n’était pas naturel.
— Ça pourrait être une sorte de maladie, renchérit-elle. Tu as vu un médecin ?
— Si, mais on n’a rien trouvé.
— Même pour tes yeux ?
— C’est normal, ça, avec l’âge. N’oublie pas que je ne suis plus tout jeune.
— Mais tu n’as même pas trente ans !
Il haussa les épaules. L'elfe soigna ses genoux et ses coudes toute seule, grimaçant en retirant les saletés dans ses coupures. Sgarlaad attendit, attentif, alerte.
— Comment tu te sens ? demanda-t-il.
— Comme une cruche qui a volé en éclats. Ce n’est qu’une impression, je ne pense pas m'être cassée quelque chose.
— Il vaudrait mieux que quelqu'un t'ausculte.
Eleonara secoua vivement la tête. Elle n'aimait pas être examinée comme une espèce d'autruche rare.
— Non, non, non, je vais bien. Je suis mal au point mais je vais guérir. Il me faut du repos, c'est tout. Nul besoin d'alerter qui que se soit.
Il se turent pour contempler leurs orteils poussiéreux dans des sandales lacées – tels ceux de Sgarlaad – ou à l'air libre, tels ceux de l'elfe.
— Tu as fait tout ce chemin pour nous retrouver, Agnïnwur et moi ? demanda soudain le Nordique.
Vu l'emphase dans sa voix, un élément dans cette idée le bouleversait.
— En partie, oui. Mais aussi pour échapper à des nonnes avec un penchant pour l'exorcisme, fit-elle comme s'il s'agissait d'une plaisanterie.
— Tu as changé. Tu as l'air moins belligérante que ce dont je me souviens.
Eleonara se pointait sous son nez couverte de sang et de hématomes et lui la jugeait « moins belligérante ». C'était du Sgarlaad tout craché.
— Oh, je crois que je le suis encore un petit peu.
Une envie la saisit et les ongles de la nervosité tambourinèrent sur son ventre. Elle serra les poings.
— Est-ce qu'on pourrait se parler en mikilldien ? Ce n'est qu'une proposition, bien sûr. Comme ça, si quelqu'un nous entend, ils ne comprendront rien. Ce sera comme si on communiquait par un code !
Une seule pensée résonnait dans son crâne. « Regarde-moi. Regarde-moi et fais-moi exister. »
Sgarlaad fixait un point devant lui. Les plis de son chèche se froncèrent, coulèrent et se tordirent à mesure qu'il tournait le menton vers elle avec la lenteur d'une manivelle rouillée. L'espace d'un instant, Eleonara crut avoir redonné vie à une sculpture de marbre immaculée.
— Ithraus thira.
L'elfe écarquilla les yeux et le dévisagea. « Je te fais confiance », voilà ce que signifiaient ses paroles. Elle vira donc au dialecte mikilldien, un sourire timide aux lèvres. Aux premiers bégaiements, ses joues s'échauffèrent. Sa conjugaison mal assurée et sa syntaxe douteuse devait mettre son interlocuteur à l'épreuve, sans parler de son affreuse prononciation, mais c'était surtout sa hâte et son emballement qui hachaient ses mots.
— Merci d'avoir accepté.
— Je t'en prie. C'est ma langue maternelle, après tout. L'employer plus couramment m'aurait fait plaisir.
— Si je fais des erreurs, est-ce que tu pourrais me corriger, s'il te plaît ?
— Si tu le souhaites.
Sur le point de la couleur, Eleonara devait rivaliser avec les fraises des bois. Qu'il était étrange de s'exprimer dans cette langue qu'elle n'avait exploitée qu'à l'écrit ! Si seulement Sgarlaad pouvait savoir ce qu'elle avait accompli grâce à son dialecte ; mais qu'aurait-il pensé des messages provenant de Hêtrefoux, lui qui avait été Sylvain ?
L'elfe tremblait des mollets. En raison de son épuisement nerveux, mais surtout en raison de la prononciation de Sgarlaad. Si longtemps, elle avait été habituée à son einhendrien cassé et morcelé, une langue qui ne traduisait que partiellement ce qu'il pensait. Grâce au dialecte, Eleonara avait l'impression de le redécouvrir à travers un prisme plus net. Son oreille devrait apprivoiser ce nouvel accent, ce nouvel idiome, ce nouveau Sgarlaad, mais ce n'était pas plus mal. Elle décida qu'elle aimait bien sa voix.
— J'ai eu vent de ce qui s'est passé au monastère, dit Sgarlaad sans transition. Parole d'honneur, Bronwen, je te croyais morte.
L'estomac d'Eleonara entre-sauta. L’allusion au Don’hill lui rappela amèrement qu’à la surface, Arènes devait se trouver dans un état tout aussi chaotique.
— J'ai pu... m'échapper. D’ailleurs, je voulais te le dire plus tôt ; mon nom ici est Ourébi, pas Bronwen. Il vaut mieux que tu m'appelles ainsi. C'est plus sûr.
Le grand Nordique acquiesça et joignit ses mains sur ses cuisses.
— Je m'en souviendrai. Mais je préfère Bronwen.
Eleonara tordit la bouche. Depuis le début de leur conversation, ils tournaient autour du pot etnoyaient leurs inquiétudes sous des banalités. Elle fit le premier pas ; ils avaient des sujets plus importants à élucider.
— Où est Agnan ? Depuis combien de temps es-tu là ? Que s'est-il passé lors des assassinats ? Ça fait des mois que je vous cherche et j'ai cru que... j'ai vraiment cru que...
Une pléthore d'interrogations restrictives, redondantes et pointues pullulait dans son esprit et elle ne pouvait pas en oraliser plus d'un dixième.
Sgarlaad soupira, fatigué et amaigri. Sa peau était sèche et brûlée autour de ses yeux ; même sa barbiche semblait moins drue.
— Moi aussi, j'ai des questions pour toi. La dernière fois que je t'ai vue, tu logeais dans la tombe murale du Don'hill. Comment es-tu arrivée en Opyrie ? Tu t'efforces de le taire, mais je sais que tu as plus d'ennuis que tu ne laisses paraître. Raconte d'abord, que je puisse te venir en aide. Quand tu auras terminé, je te répondrai.
La mention de la tombe murale ramena une vague de réminiscences à la conscience d'Eleonara : Soeur Agnieszka l'accusant d'être entichée de Sgarlaad, l'empoignade, puis la solitude et l'obscurité de l'enfermement. Tout cela semblait si lointain.
Dans l'espoir de dissimuler son inconfort, l'elfe détourna le regard. Ce n'était pas le moment de lui poser des questions, à elle. Elle avait attendu. Elle avait tant attendu.
— Mes consœurs m'ont libérée de la tombe murale après sept semaines, commença-t-elle, les yeux dans le vague. J'en étais à peine sortie que j'ai appris que je n'étais pas au bout de mes peines. Les supérieures voulaient me... (Eleonara dut, à l'aide de périphrases, faire deviner le mot à Sgarlaad, car elle ne connaissait pas le terme en mikilldien.) Exorciser. Oui, c'est ça, elles voulaient m'exorciser. Mais avant qu'elles ne s'attaquent à moi, le monastère a été empoisonné et mes consœurs sont mortes par vingtaines.
Elle fit halte dans son discours, pressant ses genoux l'un contre l'autre. Il lui semblait qu'une voix étrangère débitait son histoire à sa place. Voyant que sa pause s'éternisait, il affirma :
— Tu sais, une rumeur court parmi les moines-soldats ; la rumeur d'un elfe infiltré au Don'hill.
Eleonara avala sa salive.
— Tu y crois, à ces on-dits?
Leurs regards se croisèrent. L'elfe était frigorifiée. Sgarlaad ne laissa rien transparaître.
— Non.
Ce fut la seule parole qu'il émit ; il ne fournit aucune explication. En poursuivant comme si de rien, Eleonara reconnut l'accélération de sa propre élocution.
— Tout le monde mourait autour de moi, au monastère. J'étais terrifiée, alors je suis partie comme une lâche, comme une voleuse dans la nuit. Je me suis enfuie avec Sebasha ; c'est elle qui m'a guidée jusqu'ici.
Comme le Mikilldien lui prêtait une oreille avide, Eleonara lui partagea la traversée du reg, ainsi que la rencontre avec les nomades, les Harassi. Elle lui parla de Madame Noubienne et des avertissements de son mari, Monsieur Djimbi. Quand elle lui trahit comment Sebasha et elle avaient déjoué les gardes aux portes d'Arènes, Sgarlaad lâcha un « fascinant » dans lequel elle crut détecter une note d'enjouement. Il voulait la suite ; aussi Eleonara continua, flattée par ce qu'elle interprétait comme de l'intérêt, mais surtout, elle était pressée d'en finir pour mériter son récit à lui.
— Sebasha a un ami pharmacien en ville qui s'appelle Monsieur Razelhanout. C'est chez lui que j'habite, enfin, que j'habitais. Depuis que je suis Nocturne et que je me suis embrouillée avec les Religiats à cause d'un pot de sirop cassé, je remplace Monsieur Razelhanout au Bimaristan, dans le secteur des accidentés. Enfin, je le remplaçais.
Par souci de concision, elle passa sous silence ses visites chez les Mysticophiles – malgré une terrible envie de l'informer qu'elle avait mis la main sur Voulï – et son travail de scribe.
— Tu m'as parlé de voyous, tout à l'heure. Que voulaient-ils te prendre ? s'enquit Sgarlaad d'un ton si plat qu'Eleonara tarda à comprendre qu'il s'agissait d'une question.
De sa poche, elle sortit la boucle mikilldienne ainsi qu'un sourire satisfait. Le Nordique la regarda fixement. Très fixement.
— Je n'avais donc pas rêvé. D'où as-tu pris ça ?
— Pris ? Oh non, je ne l'ai pas prise, je l'ai reçue. Agnan me l'avait offerte comme cadeau d'adieu avant de partir en mission. Alors que je m'ennuyais dans la tombe murale.
Quelque chose dans l'inflexion de la voix de Sgarlaad rappelait la désapprobation qu'il avait démontrée devant le cahier de la duchesse de Blodmoore. Juste avant d'y mettre le feu. Juste avant de détruire les pages et les mots magiques qui y dormaient, en attente d'un nouvel élève.
— Elle est à moi.
— Hein ?
— Agnïnwur est farceur. Il nous as joué un tour et en a tiré amusement. Ça n’a plus d’importance. Par contre, les voyous qui t'ont attaquée ont vu la boucle : ce n'est pas un bon présage. Ils en parleront autour d'eux ; les gens sauront que quelqu'un a mis la main sur un objet des Barbares qu'ils traquent. Tant pis, n'y pensons plus. Nous n'y pouvons rien pour l'instant.
— Reprends-la, fit Eleonara en tendant les bras. Pardonne-moi, je ne savais pas qu'elle était à toi. Sa valeur est inestimable, d'après ce qu'Agnan m'avait dit.
Elle espérait que le garçon ne lui avait pas menti à ce sujet ; après tout, elle avait tout risqué et beaucoup encaissé pour la récupérer.
Sgarlaad hésita puis se prononça :
— Garde-la. Je n'en ai plus besoin. Sais-tu à quoi elle sert ?
— Euh, Agnan m'a dit que si je la montrais à quelqu'un qui en portait une similaire, j'aurais de plus grandes chances de vous retrouver. C'est un joyau de famille ?
— Pas vraiment. Tous les Nordiques en portent une. Les Einhendriens ont leurs sceaux, nous avons nos boucles de ceinture. Elles fonctionnent comme des preuves d'identité ou des lettres de recommandation.
Eleonara contempla l'objet plus grand que sa main, avant de le ranger dans sa poche. Elle avait beau se creuser les méninges, elle ne comprenait toujours pas ce qu'Agnan avait trouvé de si drôle en la lui remettant à l'insu de son propriétaire.
Sgarlaad avait une autre question.
— Tu paraissais souffrante, tantôt, quand tu cherchais les latrines. Tu as goûté les brochettes de mulot de Monsieur Tabu, le marchand ambulant, je présume ?
Eleonara leva vivement ses yeux boueux.
— Comment tu sais ?
— Agnan et moi les avons dégustées le jour de notre arrivée à Arènes, avoua-t-il avec un petit sourire significatif.
Bouche bée, Eleonara se dépeignit ses deux amis avec une indigestion et s'esclaffa.
Sgarlaad sourit encore, bien que son sourire eût un aspect contrit et que seule sa bouche, indépendamment de ses pupilles, exécutait la mimique. Malgré cette raideur, Eleonara détecta un charme dans le plis de son expression et dans la galbe dans sa mandibule. Elle s'attarda sur l'angle de ses sourcils effacés, la façon dont il pressait ses lèvres ensemble et son regard de cerf. Il y avait toujours eu quelque chose qui l'avait captivée dans ce visage, mais quoi exactement, elle ne savait pas. L'alignement de ses dents ? La manière dont l'ombre et la lumière jouaient sur ses traits ? Non ; ce n'était rien de tout ça et tout à la fois, comme si ce qui la subjuguait se trouvait sous sa peau, une structure, un moteur indéfinissable. Peut-être était-ce simplement l'esprit qui habitait ce grand corps.
Si une petite mimique lui faisait un tel effet, Eleonara voulait le voir rire, et rire pour de vrai.
Elle se racla la gorge.
— Maintenant que je t'ai exposé ma situation, peux-tu m'éclairer sur la tienne ? Qu'est-il arrivé, le soir des assassinats ? Agnan est sauf, n'est-ce pas ? Pourquoi n'est-il pas ici avec toi ? Comment as-tu pu passer inaperçu au Bimaristan pendant plus de douze mois ? Je vous ai cherchés partout, je me suis même rendue au port ; j'étais sûre que vous vous étiez enfuis à bord du Mizmar !
Sgarlaad avait entrouvert la bouche, comme dépassé par le nombre de questions qui pleuvaient sur lui ou comme pour sauter sur l'occasion de répondre au moment où Eleonara reprendrait son souffle. À la mention du boutre opyrien pourtant, il se roidit.
— Si tu nous as retracés jusqu'au Mizmar, les Mysticophiles et les Religiats ont dû le faire également.
Eleonara inspira pour répliquer, puis expira en abandonnant l'idée. Finalement, elle dit :
— Mais ça n'a pas trop d'importance, non ? Puisque vous n'êtes pas partis.
— Je ne suis pas parti. Agnïnwur et Errmund, si. Normalement.
— Normalement ?
— Je vais t'expliquer. Agnïnwur et moi préparions notre départ depuis longtemps. Nous voulions quitter la caserne des Religiats et prendre un bateau. Or, la nuit avant la date arrangée, nous avons retrouvé Tomislav et l'Abbé poignardés dans notre dortoir. Nous étions les seuls sur les lieux des faits, sans savoir qui avait commis l'atrocité ni s'ils erraient encore dans les environs. Puis Errmund nous a surpris. Naturellement, il nous a suspectés et nous nous sommes disputés. Nous n'étions déjà pas en de bon termes. Il avait entre-temps découvert que le tatouage en « T » au-dessus du coude d'Agnan était un faux. Comme il menaçait de nous dénoncer aux sergents, Agnïnwur l'a assommé avec un pot de chambre.
La bouche béante d'Eleonara se changea en sourire goguenard, voire carnivore.
— Sacré Agnan.
— Je n'ai pas dit que j'approuvais, fit remarquer l'ex-Sylvain. Nous ne pouvions pas le laisser là, inerte. À son réveil, il témoignerait contre nous. Le code de conduite mikilldien interdit de plus le délaissement de compatriotes. Agnïnwur lui a donc fait boire une concoction somnifère. Nous l'avions achetée dans le cas où un vigile de la caserne aurait entravé notre fuite planifiée, mais finalement c'est Errmund qui y a eu droit. Ensuite, nous l'avons chargé sur le dos de Voulï et avons rejoint le port.
Eleonara sentit sa poitrine s'alléger. Les Nordiques n'avaient donc pas utilisé la potion somnifère sur les convers ! Elle avait eu raison de ne pas les suspecter ! Mais alors, qui avait endormi les convers ?
— Attends, réalisa-t-elle en redescendant sur terre. Vous avez enlevé Errmund ?
— Oui, mais rien ne s'est déroulé comme prévu. Nous avons été séparés : mon luth et mon cheval de sylvain ne couvraient que le prix d'un voyage en mer pour deux. De plus, le capitaine du Mizmar n'acceptait pas de poneys sur son boutre. Agnïnwur est monté à bord avec Errmund et je suis resté. Je n'ai aucune idée d'où ils se trouvent à cette heure, ni s'ils sont saufs. Pour ma part, dénicher un refuge n'a pas été évident. La quête d'une cachette m'a coûté Voulï. Je l'ai égaré ; je suis tombé dans un trou et je me suis retrouvé au Bimaristan sans savoir où aller. Si Agnïnwur savait...
Eleonara ne put se retenir plus longtemps.
— J'ai retrouvé Voulï. Il est à la pharmacie de Razelhanout. Il va bien. Ne t'en fais pas.
Sgarlaad se vida d'air dans un soupir.
— Si tu as pu le retrouver vivant, c'est fortuné. Agnïnwur serait content.
— Il y a un élément que je ne saisis pas dans ton histoire. Tu es resté parce qu'Agnan ne voulait pas vendre Voulï ? Avec quelques sous en plus, tu aurais pu...
— Il n'aurait jamais pu le vendre. Voulï est nordique. Au Nord, on ne se sépare pas d'animaux fidèles sur un coup de tête. C'est une question de principe. C'est pourquoi j'ai de la peine à comprendre Errmund quand il a échangé son cheval contre un pur sang opyrien.
— Où espériez-vous aller avant que ça ne parte en vrille ? Les comptoirs opyriens ne sont pas plus sûrs pour vous que les ports einhendriens.
— Nous voulions rentrer au Mikilldys. Arènes est une belle ville mais la chaleur est insupportable.
Eleonara émit un hoquet estomaqué.
— Le Mizmar passe par le Nord ? Je croyais qu'il n'allait pas plus loin que le Blodmoore.
L'idée ne lui avait jamais traversé l'esprit et avait à présent du mal à s'y installer tant elle lui semblait absurde. Sgarlaad pourtant la confirma d'un hochement de tête répété. Tout se filait, se tressait et gagnait en sens et en logique. Pourquoi Le Mizmar était qualifié de « lentissime ». Pourquoi personne n'aimait préciser les dates de partance ou d'arrivée du boutre. C'était simple : Le Mizmar contournait la péninsule opyrienne, remontait la côte ouest de l'Einhendrie et visitait le Mikilldys, avant de faire demi-tour. Pas étonnant que ses trajets fussent si longs ! Considérant les milles qu'il parcourait, il était plutôt rapide !
— Je ne savais pas que les Opyriens marchandaient avec le Mikilldys, dit Eleonara.
— Personne ne le sait et ne doit le savoir, les échanges ne sont que très récentes. Ithraus thira.
— Thrau mira, rétorqua l'elfe. Fais-moi confiance. Tu sais, nombreux sont ceux qui prétendent que les cassés sont bons pour suivre des ordres, mais bien que tu n'aies jamais ouvertement défié les Einhendriens, tu complotais derrière leurs dos.
Eleonara avait baissé la voix, consciente que le sujet était à aborder avec délicatesse.
Sgarlaad fronça les sourcils et cligna des yeux comme s'il se réveillait plusieurs fois à la suite sans jamais pouvoir mener l'éveil à bout. Décidément, le thème du cassage était à éviter avec lui. Eleonara se promit de faire plus attention à l’avenir.
— Détrompe-toi ; je suis les ordres à la lettre, finit-il par rétorquer. Juste pas les leurs.
Le silence se réinstalla entre eux, coulant dans les échos des vagues et des gouttelettes qui chutaient du plafond. Remarquant qu'elle massacrait ses cuticules en se tortillant les doigts, l'elfe profita d'en revenir à un regret qui remontait à bien avant que Nordique partît en Opyrie.
— Sgarlaad ?
— Mmh ?
— Je suis désolée pour t'avoir dit que je te haïssais au Don'hill ; ce n'était pas vrai. J'étais énervée parce que tu avais brûlé le glossaire einhendrio-mikilldien. Je n'aurais pas dû dire ça. Je suis très contente de te revoir. Tu ne sais pas à quel point.
Ayant gagné en maturité, elle saisissait mieux les enjeux entourant le cahier de Hermine de Blodmoore. Sgarlaad l'avait traitée telle qu'elle apparaissait à ses yeux à l’époque : une petite fille ; une Einhendrienne, qui plus est.
Les commissures des lèvres du Nordique se soulevèrent d'un pouce.
— Il y a longtemps que je t'ai pardonnée. Moi aussi je te demande pardon. Quand je t'ai rencontrée à Terre-Semée, j'ai cru que tu étais une chipie des rues qui cherchait à extorquer Agnan. J'ai eu tort. Et... pardonne-moi pour ne pas avoir pu tenir ma promesse.
— Quelle promesse ?
— De rentrer au Don'hill pour te tirer de là.
Eleonara se souvint de tout. Les murs froids, la solitude, la folie, la rage et, dans sa petite main, la main de Sgarlaad. Certains souvenirs marquaient au fer ; ce soir-là, l'elfe avait appris qu'ils n'étaient pas forcément douloureux.
Elle sourit.
— Comme tu le vois, il n'y en a pas eu besoin. Et d'ailleurs, ce n'est pas ça que tu m'avais promis. Tu m'as dit que tu ferais tout ton possible. Tu vois ? Tu n'as pas rompu ta promesse. De toute façon, n'est-ce pas l'intention qui compte ?
Les coudes sur les genoux, il posa ses paumes sur son propre chèche.
— Tu es très compréhensive avec moi.
— Ce n'est pas complètement désintéressé... ironisa l'elfe tout bas.
Les yeux de Sgarlaad reposèrent sur elle un instant de trop. Même si la halle de la Source était fraîche et humide, Eleonara eut soudain très chaud.
— Je ne souhaite notre situation à personne, avoua Sgarlaad, mais – et peut-être est-ce égoïste – je suis heureux que tu sois là. Comme on dit au Nord, revoir un ami n'a pas de prix.
Désolée, je dois donner l'impression d'être complètement perchée mais cette scène est tellement touchante de pudeur et d'émotions contenues, j'en suis toute retournée ^^
Du coup, je n'ai pas trop de réflexions à partager, mis à part que la phrase de Sgarlaad sur le fait qu'il ne croit pas à la présence d'un elfe m'a bizarrement fait l'effet inverse. Ne se doute-t-il pas de quelque chose par rapport à Elé? Et il veut retarder son aveu pour une raison ou pour une autre? Je veux pas que ça les sépaaaaaaare T_T
Quelques petites coquilles toutefois :
Eleonara rigola => « rigola » trop familier ?
La halé => le hâle ?
etnoyaient => et noyaient
Où espériez-vous aller avant que ça ne parte en vrille = « parte en vrille » trop familier ?
A bientôt!
Alice
Ta réflexion sur la réponse de Sgarlaad est intéressante :) Je vais te laisser découvrir tout ça héhé mais tu as raison de te poser des questions !
Oh merci pour les remarques, je vais corriger tout ça !
Merci encore et bonne suite de lecture ^^
Je suis vraiment très très contente qu'on ait retrouvé Sgarlaad, comme tu l'auras compris, mais je suis triste qu'Agnan ne soit pas là. Ceci dit, ça aurait fait beaucoup d'un coup :)
J'ai vaguement espéré qu'Elé allait avouer qu'elle était une elfe, mais pareil : chaque chose en son temps, j'imagine. Et puis la réponse de Sgarlaad qui dit qu'il ne croit pas à la présence d'un elfe au Don'hill, j'avoue que ça jette un froid ! En plus j'ai relu, il ne dit pas qu'il ne croit pas qu'un elfe soit responsable des meurtres (ce qui aurait été une sacrée nuance), il dit bien qu'il ne croit pas à la présence d'un elfe. Bref, il n'est pas du tout préparé à un aveu de la part d'Elé.
Détails :
"— Ça pourrait être une sorte de maladie, renchérit-elle. Tu as vu un médecin ?
— Si, mais on n’a rien trouvé." : il devrait répondre "non" et pas "si", car la question précédente n'est pas sous une forme négative
"Je suis mal au point mais je vais guérir." : mal en point
"Vu l'emphase dans sa voix, un élément dans cette idée le bouleversait." : attention "emphase" est généralement péjoratif, comme un comédien qui déclame au théâtre. Ça implique un manque de nuance. Peut-être que "Vu le tremblement" ou quelque chose de plus "subtil" irait mieux ?
"Eleonara se pointait sous son nez couverte de sang et de hématomes " : et d'hématomes
"Malgré cette raideur, Eleonara détecta un charme dans le plis de son expression et dans la galbe dans sa mandibule." : et dans LE galbe DE sa mandibule
"Remarquant qu'elle massacrait ses cuticules en se tortillant les doigts, l'elfe profita d'en revenir à un regret qui remontait à bien avant que Nordique partît en Opyrie." : l'elfe en profita pour + pas sûre de comprendre l'idée de cette phrase, je trouve la relation entre le début et la fin un peu confuse
"j'ai cru que tu étais une chipie des rues qui cherchait à extorquer Agnan." : à escroquer, plutôt, non ?
Je me suis encore régalée, mais je suis sage : je ne réclame pas la suite pour ne pas te mettre la pression (de toute façon, je crois que tu sais très bien que je serai aux premières loges quand tu publieras le prochain chapitre, en fangirl que je suis XD)
Des bises !
(Je vais être honnête: moi aussi j'attends qu'ils s'embrassent. Et ce depuis... 2010 =_=)
En effet, il y a de plus encore tout le problème sylvain-elfe et la réponse de Sgarlaad est plutôt déconcertante...
Ohh désolée pour Agnan :( mais ne t'inquiète pas, tu auras de ses nouvelles ;)
Merci pour avoir relevé les coquilles (des fois, j'écris vraiment n'importe quoi xD).
Comme tu as été très très sage et que j'avais relu un chapitre en avance, je mis la suite des aventures de Melvine ^^ Tu me rediras ce que t'en penses !
Un gros merci pour tes commentaires en or !
à bientôt chez les Princes Liés !