La sensation de sa main sur mon épaule. Je ne pouvais me concentrer sur autre chose. Je ne ressentais pas de gêne ou d’inconfort, juste une impression de sécurité qui m’enveloppait. Ma peur face à ces deux hommes trop insistants avait rapidement cédé la place à une chaleur agréable. J’avais redouté d’être de nouveau timide en sa compagnie malgré cette complicité qui s’était instaurée durant nos messages. Il avait balayé mes craintes par sa seule apparition.
Un homme d’une soixantaine d’année à la figure joviale s’avança vers nous. Il donna une solide accolade à Trevor, un large sourire aux lèvres.
— Eh gamin ! ça fait un bail. Je te l’avais dit que tu irais loin avec ton talent. Je comptais bien voir ta belle gueule en apprenant que tu jouais à domicile.
Je ne manquai pas de voir la grimace furtive que cette allusion déclencha chez le jeune homme.
— Bienvenue ici, ma p’tite, la salua-t-il. Désolé pour les deux gaillards de tout à l’heure. J’étais à l’arrière et le temps d’arriver pour leur apprendre les bonnes manières, vous étiez déjà en meilleure compagnie.
Il me lança un clin d’œil avant de sortir de derrière son comptoir.
— Vous serez mieux de l’autre côté.
Il nous accompagna à une sorte d’arrière salle. Trevor le remercia et m’invita à m’asseoir à une table.
— Michael va bien ? s’enquit le gérant.
— Fidèle à lui-même. Il te remet le bonjour.
— Je suis content que la roue ait tourné pour vous. Vous le méritez. Bon, je te laisse en bonne compagnie. Je repasserai prendre votre commande.
Assise près du mur, mon attention fut attirée par les clichés punaisés dessus. Des jeunes y figuraient, affichant des grimaces et attitudes complices. Je m’approchai de l’un d’eux, un visage m’interpellant.
— Mon frère et moi, me souffla une voix près de l’oreille.
Je reculai, comme prise en faute.
— On avait huit ans de moins et l’insouciance qui va avec, poursuivit Trevor sans paraître remarquer ma réaction.
Mon regard dévia de nouveau vers la photographie.
— Vous avez l’air complices.
— Nous le sommes. Mike est autant mon frère que mon meilleur ami. Sans lui… c’est grâce à lui que j’en suis là aujourd’hui.
Un soupir lui échappa avant qu’un sourire réapparaisse sur ses lèvres.
— Qu’est-ce que tu veux boire ?
J’hésitai, peu habitué à ce genre de sortie. Que commandait-on au juste ?
— Je te recommande le cocktail de fruits maison. On l’a créé avec Mike. Une valeur sûre.
J’opinai, soulagée. Il se leva pour aller transmettre nos commandes et revint à peine quelques minutes plus tard avec elles. Je notai qu’il avait pris la même chose.
— Et toi ? Des frères ou sœurs ?
Je secouai la tête et bus une nouvelle gorgée pour dissiper la sècheresse soudaine de ma gorge. Le sujet de la famille. Si anodin en apparence. Je me doutais bien qu’il surgirait à un moment. Heureusement, il embraya sur un autre sujet.
— Au fait, excuse-moi pour mon retard. On avait la signature du contrat.
Il soupira et se passa la main dans les cheveux, ébouriffant ses mèches au passage.
— Si tu savais comme je déteste cet aspect du métier. Je n’avais qu’une hâte, c’était d’être à ce soir et me changer les idées.
— Ce n’est pas grave. C’est moi qui ait pris de l’avance. Je ne connaissais pas le quartier et… pour tout t’avouer, je ne sors pas beaucoup.
— Ce café est l’un des rares endroits que je connais ici pour l’avoir fréquenté dans le passé. Je n’ai pas encore eu l’occasion de jouer au touriste ici.
— Tu vivais ici avant ?
La curiosité me tenaillait et comme il avait lancé le sujet…
— Pas loin. Et ça remonte.
Je savais reconnaître les signes et évitai d’insister. Je partageai cette réticence à évoquer le passé.
— Depuis que je suis installée ici, je me contente de faire le trajet appartement-librairie. Les sorties en pleine nature me manquent quand j’y pense.
— Il y a des coins sympas autour de Minneapolis. Dans le temps, on partait souvent en virées avec mon frère, près des lacs.
— Les lacs, répétais-je avec nostalgie. Je n’y suis pas allée depuis mon enfance. On y allait tous les week-ends avec mes parents à l’époque…
Je déglutis sous l’afflux des images qui me revenaient. Je m’ouvrais avec tellement de facilité avec lui. Mon attention se focalisa sur mon verre pour reprendre contenance.
— C’était mes meilleurs souvenirs, repris-je.
— On pourrait y aller ensemble si ça te dit.
Mon regard remonta vers son visage. Je cillai, surprise et émue par sa proposition.
— Je… Oui. J’aimerai beaucoup.
Mon cœur s’emballait, le traître. Son sourire, ses prunelles bleues, ses paroles, ce garçon en face de moi tel un cadeau du destin.
— On peut organiser ça le week-end prochain si tu es disponible. Mon planning est libre pour le moment. Je prendrai une voiture de location, à moins que la moto te tente ?
Je me crispai sur ses derniers mots.
— Je préfère la voiture si ça ne te dérange pas.
— Alors on fera comme ça.
Je retrouvai l’abri de mon verre pour cacher mon trouble. Je sentais mes joues s’échauffer sous son attention. Il but le sien avant de me poser des questions sur mon travail. Un peu plus à l’aise sur ce domaine, je me laissai aller à parler de ma passion pour les livres. On se découvrit un autre point commun. On s’échangea nos derniers coups de cœur. Plus je discutais avec lui, plus j’appréciais la personne que je découvrais.
Un message de ma colocataire me fit reprendre conscience du temps. J’avisai l’heure sur mon téléphone et me dépêchai de la rassurer.
— Je n’avais pas vu qu’il était aussi tard, m’excusai-je. Je vais devoir y aller. Le dernier bus va bientôt passer.
— Je n’avais pas songé que tu habitais loin d’ici. Désolé. Je vais te raccompagner. Ah…, mais je suis venu en moto…
— Ne t’inquiète pas. Je vais prendre le bus. L’arrêt est…
— Je te paye le taxi, c’est non négociable, me coupa-t-il. Pas question que tu rentres seule en bus à cette heure. Je ne serai pas tranquille, ajouta-t-il en me voyant prête à refuser.
— Bon d’accord, cédai-je.
Je farfouillai dans mon sac à la recherche de mon portefeuille mais Trevor me devança.
— On y va ? m’invita-t-il une fois revenu.
— Mais…
— C’est normal. Je t’ai invité, rappelle-toi.
Je lui souris, incapable d’insister. J’ajoutai tout de même que la prochaine fois était pour moi. Il inclina la tête, un demi-sourire craquant aux lèvres. On revint dans la salle principale, s’arrêtant au passage au comptoir pour saluer le gérant.
— Alors les jeunes ? Vous avez passé une bonne soirée ?
— Impecc, Charly. Comme au bon vieux temps, répondit Trevor.
— J’ai beaucoup aimé le cocktail, ajoutai-je.
— Revenez quand vous voulez en tout cas.
Pour rejoindre la sortie, le jeune homme posa sa main au creux de mon dos, me guidant entre les tables bondées. Je me laissai aller à apprécier le contact. Dans le même temps, une sensation désagréable me picota la nuque, l’impression de me sentir épiée. J’observai les alentours sans trouver l’origine de cette attention. Il y avait tellement de monde. Déjà nous atteignons la porte vitrée et quittions l’atmosphère chaleureuse du bar. Je chassai cette préoccupation de mon esprit. Comme promis, il m’appela un taxi et attendis que je sois à l’intérieur avant de partir. J’emportai avec moi l’image de sa silhouette solitaire. Je me calai dans le siège, le cœur léger. Peut-être avais-je le droit au bonheur finalement.