19- Trevor

Par Aylyn

Garé près de son appartement, j’observai le quartier. Au premier abord, nul signe de délinquance, ce qui me rassura. Il semblait y faire bon vivre, entre les petits commerces de proximité et les façades dans l’ensemble bien entretenues. Adossé à la portière, j’attendais qu’elle émerge du bâtiment. Je me remémorai notre sortie au bar et cette simplicité dans nos échanges. Avec elle, j’avais l’impression de retrouver l’ancien moi, celui d’avant le drame. Je ne regrettai pas d’avoir saisi cette chance de la découvrir davantage. Mon intuition ne m’avait pas trompé.

                Le claquement d’une porte me sortit de mes pensées. Je levai les yeux et avisai la jeune femme s’avançant vers moi. Zoey, familière et différente à la fois. Sa tenue, notai-je en ne la quittant pas du regard. Un tee-shirt laissait ses bras dénudés, ses cheveux à l’air libre entouraient les traits fins de son visage. Je me félicitai d’avoir mis mes lunettes de soleil pour l’observer à ma guise. Elle se dévoilait autrement, abaissait certaines barrières et j’avais conscience de cette confiance qu’elle m’accordait. Le temps qu’elle franchisse la distance qui nous séparait, je me demandai de quelle manière j’allai la saluer. Pas question de lui serrer la main. Une bise peut-être ? Ou était-ce trop tôt ? Je tergiversai toujours quand elle s’arrêta à quelques pas de moi, m’offrant son sourire timide accompagné d’un bonjour. Je la saluai donc ainsi. Un pas à la fois, ne pas la brusquer.

                — Prête pour l’aventure ? l’invitai-je en ouvrant la portière.

                — Plus que prête. Quel coin as-tu choisi ?

                — L’un de mes coins favoris, au nord-est de la ville.

 

                Je gardai le mystère sur la destination exacte. Dans la voiture, je lui demandai quelle musique elle voulait écouter. Du coin de l’œil, je la vis se mordiller la lèvre et garder le silence. J’entrai donc la fréquence de ma station favorite.

                — Du rock, précisai-je. Les grands classiques comme les titres plus actuels. Si tu n’aimes pas, je mettrai autre chose.

                — Ça me va très bien.

                Elle posa la tête contre le siège et ferma les yeux dès que la radio entama une nouvelle chanson. La même expression que le soir du concert se dessina sur son visage. Je me forçai à en détacher les yeux pour me concentrer sur la route. J’aurai le temps de la regarder sur place.

 

*

 

Assis aux abords du lac, la main en visière pour me protéger du soleil, je suivis des yeux sa silhouette. Elle ne cessait de se baisser, d’admirer ses trouvailles avant de les empocher, puis d’admirer l’étendue limpide droit devant. Pour ma part, je ne trouvais rien de plus fascinant que cette fille, les cheveux au vent, le fin tissu de son tee-shirt cachant à peine ses formes que le soleil laissait deviner dans un savant jeu d’ombre et de lumière.

Quand elle tourna son visage vers moi, je lui fis signe. Elle courut me rejoindre. Les jambes repliées sous elle, elle m’offrit à regarder les quelques cailloux récoltés. Le besoin douloureux de la prendre dans mes bras revint. Alors qu’elle se penchait pour me donner à voir les reflets d’un galet, ses mèches de cheveux vinrent chatouiller mon bras nu. Mes doigts les ramenèrent derrière son oreille. J’entendis qu’elle retenait son souffle mais fis mine de ne rien remarquer. Je ne voulais rien précipiter. Je laissais l’attirance qui crépitait entre nous suivre son cours, voir où cela allait nous mener.

 

On se promena le long de la berge tranquille. Zoey avait dénudé ses pieds et s’amusait à laisser l’eau fraîche les caresser. Ses éclats de rire ricochaient contre mon âme et la réchauffaient. Elle me faisait penser à Morgane ainsi. Mais pas de manière douloureuse. J’entrevoyais comme une porte lumineuse dans la pénombre de mon destin. Peut-être que cette fille… Une giclée d’eau vint percuter mon visage et je sursautai sous cet assaut traitre. Elle voulait jouer à ce petit jeu, hein ?

Je fis mine de me frotter les yeux et de tousser. Je l’entendis s’approcher de moi.

— Ça va ? Désolée, je ne voulais pas…

Vengeance ! Dans un cri de guerre, je me baissai et lui envoyai une belle brassée d’eau. A la vue de son expression surprise, je m’esclaffai, fier de moi. D’un pas joyeux, je la rejoignis et l’attrapai juste avant qu’elle ne s’esquive.

— Tu es content ? haleta-t-elle, ses mains occupées à repousser les mèches humides de son visage.

Sa question ne sonnait pas comme un reproche, bien au contraire. Je voyais dans ses prunelles brillantes qu’elle appréciait de me voir si détendu. Je la rapprochai de moi, mes mains sur ses hanches. Deux amis s’amusant dans les vagues, comme des enfants, avec cette insouciance que je pensais ne jamais retrouver. A ses côtés, je redevenais cet adolescent rêveur et optimiste. La peur que ce ne soit qu’un rêve me faisait m’accrocher encore plus à ces moments hors du temps.

 

                Allongés dans l’herbe, nous laissions le soleil nous réchauffer. L’impression d’un instant hors du temps, loin des souvenirs, des obligations. Je me perdis un instant dans mes pensées.

 

Le cahier vola dans ma direction. Les pages battirent dans l’air puis il chuta bien avant de m’atteindre. J’éclatai de rire devant son air bougon et n’hésitai pas à en rajouter une couche.

— T’es nulle en lancé, M. J’hallucine. T’étais à moins d’un mètre, sérieux.

Un coussin me percuta, mettant fin à mon amusement. Elle avait osé ! Un sourire suffisant orné ses lèvres alors qu’elle me toisait, un autre projectile à la main.

— Tu n’oserais pas ? la testais-je tout en me doutant de sa réponse.

Elle arqua un sourcil et me surplomba davantage. La seconde suivante, une joyeuse bataille de polochons démarra.

Ecroulé sur le lit en désordre, je la regardai, toute échevelée, en pleine réflexion. Elle sortit un carnet d’un endroit improbable, sous le côté du matelas. Un fin crayon gris y reposait en son milieu. Elle griffonna, le bout de sa langue pointant entre ses lèvres. Je me penchai pour déchiffrer ses pattes e mouches. D’un coup de poing, elle me repoussa.

— Tu regarderas quand il sera accroché.

— J’essayerai de traduire, oui.

Elle me tira la langue avant de se remettre à écrire avec fébrilité. Les bras croisés derrière la nuque, je parcourus du regard les murs couverts de bouts de papiers.

— Et ta dernière chanson, s’enquit-elle sans quitter son carnet des yeux.

— Pas encore terminée. Il me manque le refrain. Peut-être que ta dernière création va m’inspirer.

— Ce ne serait pas la première fois.

Elle arracha la page et alla chercher un morceau de scotch. Je m’approchai du poème et le parcourus. J’adorai ces textes. Chacun d’entre eux était une porte ouverte vers son monde intérieur, vers ses pensées. Cette passion des mots que nous avions en commun nous avait réuni aussi sûrement que les doigts de la main. Erik râlait parfois sur le fait que sa sœur lui avait volé son meilleur ami.

 

                — Merci pour cette sortie.

                La voix douce de Zoey me sortit de ce souvenir doux-amer. M’appuyant sur un coude, je me tournai vers elle.

                — J’en avais besoin aussi, avouai-je. Grâce à toi je me rappelle qu’il est important de profiter de ce genre de moment.

— C’est… Etrange, cette facilité à discuter avec toi. Dans le bon sens. Je ne pensais pas que cela arriverait un jour d’être ainsi à l’aise avec quelqu’un. En aussi peu de temps.

— Ça s’appelle l’amitié, soufflais-je sans aucune moquerie.

Elle opina et un sourire sincère transforma son visage. Je me faisais la même réflexion. L’envie de lui parler de Morgane me vint comme une pulsion. Je la réprimais. Je ne me sentais pas encore prêt. Et peut-être ne le serais-je jamais. Je l’entendis inspirer profondément.

— Parfois j’aimerai me réveiller amnésique et tout recommencer. Une page blanche pour raconter une nouvelle histoire, avoir le choix des mots pour l’écrire…

— Tu n’es pas la seule. Sauf que notre passé fait de nous ce que nous sommes et… certains souvenirs sont trop précieux pour les gommer à tout jamais.

—Oui, je ne serai pas la même sans certaines rencontres, murmura-t-elle.

La figure de Morgane flotta devant mes paupières. J’inspirai difficilement, puis frissonnai sous le contact soudain de ses doigts sur les miens, un contact aérien.

— Parfois… J’ai peur de me réveiller et de l’oublier.

Je ne lui posai aucune question, la pression de ma main sur la sienne se fit légèrement plus forte.

— S’il est aussi important pour toi, c’est impossible. Les personnes qui ont laissé une marque en nous, nous accompagne à jamais. Tu peux avoir l’impression que leur présence s’estompe certains jours mais ils sont là.

— La culpabilité se charge de nous le rappeler.

C’était étrange comme chacune de ses paroles résonnaient en moi, un écho si vivace.

— Et comment…

J’expirai profondément et me passai la main sur le visage. La douleur dans sa voix ne trompait pas. Nous avions beaucoup plus en commun que je ne le pensais. J’osais entrelacer mes doigts aux siens. Les battements de mon cœur suivirent un nouveau tempo, plus rapide. Sa chaleur semblait remonter le long de mon bras jusqu’à ma poitrine. Le temps passa et nous gardâmes cette position, ce contact. L’arrivée de promeneurs non loin du ponton mit fin à cette parenthèse. Notre bulle s’évapora alors que nous reprenions le chemin de la voiture. Nos doigts ne se touchaient plus mais je gardais cette sensation accrochée à ma peau.

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