19 : Armand Aster

— Comme on se retrouve. Ce n’était pas trop tôt.

Judy crut que son cœur avait cessé de battre. Devant elle, dans le noir, entre deux halos de lumière, un œil blanc étincelait. La silhouette élancée de l’Ombre Noire se détacha de l’obscurité derrière Œil Blanc, et continua :

— On ne s’est pas présentés, malheureusement. On n’en a pas eu le temps. Myriam Den et Alexandre Damassieu.

Sourire désolé.

Judy mit du temps à comprendre qu’elle ne la fixait pas, elle, mais un point au-dessus de son épaule. Pierre se tenait au milieu de la bifurcation du tunnel.

— C’est ce qu’on appelle faire d’une pierre deux coups, dit la dénommée Den. Sans mauvais jeu de mot.

— Judy…, dit Pierre. C’est…

— Les Lombrics, dit le dénommé Damassieu.

— Non, répondit Pierre. C’est les assassins de ma famille.

Damassieu tendit la main. Judy recula et se retrouva à la hauteur de Pierre. Leur seule issue était derrière eux : d’où ils venaient. Mais la certitude dans les yeux des Lombrics ne la rassurait pas. Ce ne pouvait pas être aussi facile. Ce ne fut en effet pas le cas. L’issue fut soudain bloquée par l’immense carrure de Sigmund. Il était presque aussi grand que Pierre, mais lui n’avait rien d’une vieille branche.

— Qu’est-ce que vous nous voulez ? dit Pierre.

— Fais pas semblant, dit Damassieu. Passe-moi le monocle. Je sais que tu ne t’en sépares jamais.

— Non, tu ne sais pas, dit Pierre, en le regardant de haut.

Damassieu grimaça.

— Si tu m’obliges…

Judy comprit immédiatement ce qu’il allait faire et brandit sa main, comme son père lui avait montré – et gifla Damassieu en pleine joue. Son père lui avait toujours dit qu’une claque était toujours plus efficace qu’un coup de poing et beaucoup moins douloureux pour celui qui l’infligeait. Damassieu tomba sur les fesses, le visage pourpre. En réponse, un énorme coup de vent la plaqua contre le mur inégal du tunnel, avec une violence telle qu’elle ne perdit le souffle et la vision. Elle tomba par terre, le dos en feu et des étoiles devant les yeux.

— Sigmund, il faudrait éviter de la blesser, dit Den.

Ce qui ne l’empêcha pas, pourtant, de dégainer un poignard de sous son long pardessus noir et de menacer Judy de sa pointe.

— Tu ne bouges plus.

Comment pouvait-elle ? Sa tête était un amalgame de douleur. Elle pouvait à peine remuer ses doigts de pied.

À côté d’elle, Sigmund avait lié les poings de Pierre derrière son dos. La bourrasque venait de Sigmund, à n’en pas douter. Qu’est-ce qu’un Coco comme lui ferait dans les rangs des Lombrics ? Qu’est-ce qui le tenait à leurs bottes ?

Judy ne pouvait plus garder les yeux ouverts. Elle laissa sa tête tomber sur le côté, inerte. Se mettre debout semblait être au-dessus de ses forces.

— Bah, bravo, elle tombe dans les pommes, dit Den.

Sa voix trahissait l’inquiétude.

— Il les voulait sain et sauf.

Sigmund n’esquissait pas un mouvement. Pourquoi… ne répondait-il pas ?

— Elle fait peut-être semblant, suggéra Damassieu.

— Aide-moi à la relever. Après le choc qu’elle a reçu, son état me paraît vraisemblable.

Judy sentit quatre mains la tirer sans ménagement vers le haut, la forçant à marcher.

— Vous m’emmenez où ? dit-elle, la mâchoire contractée.

Marcher était un supplice.

— Bande-lui les yeux, dit Den.

— Pose-la par terre, répliqua Damassieu.

Judy tenta de se dégager au moment où Damassieu la lâcha pour sortir un bandeau de sa poche, mais elle trébucha et s’affaissa contre Den. Den grogna, mais ne bougea pas d’un orteil. Son ancrage dans le sol plairait à Eustache.

Damassieu lui banda les yeux avec un chiffon qui empestait le moisi, et Judy se retrouva dans un monde encore plus sombre qui lui grattait agressivement les paupières. Au même moment, Den s’occupait de lier ses mains avec une corde toute aussi irritante.

Judy était incapable de se défendre. Et… c’était parfait. Elle n’avait pas peur. C’était le plan parfait, qu’elle réussisse à leur échapper ou non. En rencontrant le chef des Lombrics, elle pourrait retrouver son père – ou ses deux pères – et apprendre la vérité.

Elle ne marchait plus droit. Elle, qui n’avait jamais touché à une goutte d’alcool de sa vie – parce que son père n’en possédait pas une bouteille et parce qu’on lui avait dit que c’était mauvais pour se connecter – avait l’impression de marcher dans une barque dans un océan en pleine tempête.

— Vous nous emmenez où ? demanda Judy d’une voix fêlée.

Pas de réponse.

Leurs pas résonnaient entre les ploc-ploc des grottes humides.

Inutile d’insister. Après quatre bifurcations (certainement quatre tunnels différents) qui s’enfonçaient encore plus bas dans la montagne, avec une pente digne d’un tobogan, ils arrivèrent au milieu d’une impasse, munie de quatre portes, aussi semblables les unes que les autres entre les fentes de son bandeau. Ils les poussèrent à gauche, et la porte s’ouvrit, mais au contraire de la porte de M. Olivertown, il y avait bien quelqu’un à l’intérieur qui tenait la poignée et qu’il les invita à entrer.

Damassieu lui ôta le bandeau d’un geste pressé qui lui griffa le visage. Judy voulut se frotter les yeux mais ses mains étaient attachées.

La grotte-appartement était encore plus étroite que l’horlogerie de son père, et qu’elle n’aurait plus l’imaginer. Les murs semblaient sur le point de se rejoindre et de les écraser.

Sigmund se tenait en retrait, Pierre sous son couteau. Un Pierre affaibli, qui ne regardait que le sol, comme s’il évitait de croiser leurs regards. Judy, étourdie, tenta de stabiliser sa vision. Il fixait le sol, les yeux écarquillés, terrifié.

Elle s’apprêta à articuler son nom, pour voir son visage, et voir qu’elle se trompait – car elle voulait se tromper, il ne pouvait pas avoir si peur ? – mais Den la força à passer son chemin, et Sigmund prit la tête de Pierre pour lui faire passer le chambranle de ce qui pourrait être une chambre comme une cellule. Autant dire la même chose : quatre murs, un toit et une porte qui se ferme.

Den la poussa dans une autre pièce, au fond du vestibule. Damassieu les suivit et bloqua la porte de sa silhouette râblée. Un homme lui tournait le dos, debout devant l’âtre d’une cheminée. Il portait une veste verte et Judy le reconnut immédiatement à ses cheveux bruns mi-longs. À vrai dire, ce n’était pas vraiment la mode, les cheveux longs à Edel.  

— Monsieur Aster, marmonna Judy.

Comment avait-elle pu s’autoconvaincre qu’il n’était pas le chef des Lombrics ? De la lignée de chefs qui l’avaient précédé, il était le successeur qui avait permis aux Lombrics de devenir les terroristes qu’ils étaient aujourd’hui. Il se retourna après avoir ravivé les flammes avec un tisonnier. De grandes rides barraient son front. Il devait avoir un peu plus de quarante-cinq ans. À la Cérémonie des Esprits, il en aurait fait cinq de moins. Ici, devant elle, sans l’artifice du décor, il en faisait dix de plus. Mais il sourit avec une bienveillance déconcertante. Un peu la même qu’il lui avait servi au discours de Lunaé, avant qu’il n’enlève son père. Son sourire était faux. Mais il semblait tellement vrai que Judy dut s’en convaincre.

— Judy Blyton, la salua-t-il. Pierre Forêt.

Son sourire s’élargit, sûrement face à la drôlerie de ses deux mots, assortis pour servir de nom à quelqu’un.

— Comment comptez-vous nous utiliser ?

Elle ne voyait pas comment il pourrait les forcer à déconnecter qui que ce soit.

— Les émotions, répondit Aster.

M. Olivertown lui avait dit la même chose.

— Comment comptez-vous maîtriser nos émotions ? Vous avez pour but de déconnecter toute la population, comme ça ? En nous énervant un peu de temps en temps ? Vous n’y arriverez jamais.

Il soupira, perdu dans la contemplation des flammes.

Judy se concentra. Elle devait se concentrer, non ? C’était ce que lui avait dit Eustache. Un Connecté, s’il prenait la peine de se concentrer, pouvait percevoir l’Esprit auquel il était connecté. Elle l’avait fait une fois. Deux fois. Trois fois ? Elle baissa les paupières, assez pour réduire le champ de distractions qui s’offraient à elle, mais pas trop, pour qu’ils pensent qu’elle ne faisait que réfléchir. Ils pouvaient toujours mettre le plissement entre ses sourcils sur le compte de sa chute et de son mal de tête. Qui étaient toujours présents, par ailleurs, ce qui ne lui facilitait pas la tâche.

Judy fixa l’âtre et se laissa envoûter par les flammes. Son esprit fouilla la pièce, ce qui lui donna presque l’impression de quitter son corps. Elle perçut l’éclat doux et tranquille qui animait l’Esprit de l’eau. Translucide. Damassieu portait une gourde à sa ceinture. Judy lui tournait le dos : difficile de se retourner sans attirer les soupçons. Elle était pourtant persuadée qu’il n’y avait pas que de l’eau dans sa bouteille. De l’alcool ? Est-ce que les Connectés de l’eau étaient capables de faire se mouvoir de l’alcool ? Elle ne savait pas si sa connexion supporterait ce corps étranger ou si elle pouvait séparer l’eau de l’alcool.

— Vous n’avez plus le monocle, je suppose, dit Aster à Den, glacial. Vous l’avez encore perdu ?

— Kateline ne l’a pas retrouvé, en effet.

Juan ne lui avait donc pas rendu ? Peut-être que sa curiosité avait pris le pas sur son sens du devoir ? Kateline pensait peut-être que Pierre l’avait toujours sur lui.

— Pas de piste ? dit Aster.

Contrarié (ce qui surprit Judy : il ne cachait pas ses émotions), il se tourna vers Judy. Elle écarquilla les yeux, en laissant tomber la connexion qu’elle venait tout juste d’établir avec l’eau – l’alcool, plutôt – de la gourde de Damassieu. Il devait y avoir plus d’alcool que d’eau. Judy en était de plus en plus certaine, les minutes passant.

— Si, dit Den. Kateline pense que Pierre l’a en sa possession.

 

Aster fit un geste et Damassieu s’éclipsa. Il ramena Pierre par l’arrière du col, même s’il devait lever le bras pour le maintenir ainsi. Judy l’aurait sans doute trouvé ridicule si son cœur ne battait pas si fort.

— Je ne l’ai pas, maugréa Pierre, comme un chat bougon.

Mais Judy percevait le tremblement de ses genoux. La peur ne l’avait donc pas quitté et coulait toujours dans son sang. Pourquoi avait-il si peur ? Aster ne faisait pas si peur, ainsi devant eux, malgré tous les méfaits qu’on lui attribuait.

Elle essayait de capter son regard pour s’assurer qu’il formait toujours une équipe. Pourquoi avait-elle la désagréable sensation d’avoir fait quelque chose de mal ? Il fuyait. Comme un reproche. Et la culpabilité se culbuta à l’incompréhension.

— Et donc ? Tu ne sais pas où il se trouve ?

— Non.

— Tu mens, dit Aster avec le sourire indulgent d’un père envers son fils.

L’impatience trépignait dans le ventre de Judy. Aster n’allait pas droit au but.

— Et à quoi vous servirait ce monocle ? Pourquoi ne pas nous demander ce qui vous taraude ? Après tout, nous sommes là pour ça, n’est-ce pas ?

Aster ne s’attendait pas à tant d’insolence.

— Tu ne fais que poser les mauvaises questions parce que tu as peur de poser les bonnes. Je sais que tu brûles de les poser !

Judy ne put retenir une grimace. Et Pierre se crispa. Qu’elle contrôle l’alcool ou non, elle en avait marre de ne pas agir à cause d’un doute. Elle ferma les yeux. Elle allait lui montrer. Puis comme le silence s’était fait et que seul le feu crépitait, elle rouvrit les yeux. Tout le monde la fixait, même Pierre.

Entre temps, l’eau se connecta paresseusement à son appel. Judy ne put s’empêcher d’être étonnée.

— Je veux retrouver ma famille. Et je crois que vous pouvez m’aider, si je ne me trompe pas.

— Ce n’est pas une question.

— Non, dit Judy, c’est une demande.

— C’est un assassin, dit Pierre, en fixant Aster. Tu ne peux pas collaborer avec lui.

Il lui parlait. Son regard était noir et plissé par la douleur. Celle du souvenir ? L’air se déplaçait furieusement autour de Pierre. Anarchiquement. Cela ressemblait à une petite tempête sans envergure. La douleur n’était que le reflet d’une connexion qui ne s’établissait plus. Pierre semblait avoir beaucoup plus de difficultés à maîtriser son élément qu’elle.

Judy secoua la tête. Il ne comprenait pas. Ce n’était pas par le conflit qu’ils réussiraient à s’extirper de la situation.

Aster garda le silence longtemps, puis :

— Les Lombrics n’ont pas tué ta famille.

— Qui, alors ?

Aster fronçait les sourcils, comme s’il ne voulait pas en dire davantage. Mais il releva la tête et planta ses yeux bruns dans les yeux ambrés de Pierre.

— Ta déconnexion.

Pierre recula, mais Den dardait dans son dos son poignard, ce qui l’empêcha de faire un pas de plus.

— Impossible. Je n’ai déconnecté personne.

Aster haussa un sourcil.

— Les corps étaient-ils roués de coup ? Les corps étaient-ils ensanglantés ? Comment avons-nous pu les assassiner ? Les Lombrics n’utilisent que les lames. Parfois, on nous aide un peu. Un Connecté que l’on paie grassement, par exemple. Un homme ou une femme de main. Des brûlures ? Des traces d’engelures ?

Comme Sigmund. Qui n’était pas là, d’ailleurs.

Aster s’avança vers Pierre, doucereux.

— Te souviens-tu de Madame Douvelle ?

Pierre se tassa, rongé par une nouvelle émotion. La culpabilité. Il le croit !

Judy se tendit. Le supplice qu’endurait Pierre la gagnait. Aster semblait profiter de l’instant. Elle avait envie de le voir s’écrouler au sol. L’eau dans la gourde de Damassieu commençait lentement à clapoter. Une goutte de sueur dévala son visage, de la racine de ses cheveux à sa mâchoire.

— Ta connexion a toujours été faible, n’est-il pas ? Surtout depuis ce jour. Madame Douvelle a perdu sa connexion à l’Eau. Ta professeure à l’école Clastfov... Elle avait pour ordre de te trouver et de t’amener à nous, avec l’aide d’autres Lombrics. Elle a goûté à ta peur. Tes parents en ont expérimenté les conséquences. Madame Douvelle aurait dû être plus prudente, moins sadique avec toi. C’est de sa faute. Tu n’avais qu’onze ans. Nous avons envoyé Sigmund, sous le nom de Simon Muller, pour te prendre sous son aile. Pour te surveiller. Nous avons attendu, dans l’ombre. Il y a un an, nous avons retrouvé Judy, et toi, tu avais disparu dans le giron des Chaussettes.

Les larmes coulaient sur les joues de Pierre, silencieusement.

— Vous… vous mentez.

— Allons, tu sais bien que non.

— Je n’ai pas tué ma famille.

Aster haussa les épaules, de manière impuissante.

— Les émotions sont parfois difficiles à gérer.

— Je n’ai pas tué mes parents ! hurla Pierre, défiguré par la colère et la culpabilité. Ni mon frère.

Il sauta sur Aster.

Et l’eau jaillit de la gourde en faisant sauter le bouchon. L’alcool se déversa dans l’âtre, en aspergeant leurs têtes, et le feu suivit la trace de l’alcool sur le sol et le tapis s’enflamma.

Non, ils ne pouvaient pas se battre. Ils devaient fuir. Pierre avait réduit les espoirs de retrouver en poussière, et… Aster avait détruit Pierre. Elle ne pouvait pas collaborer avec Aster.

Judy se jeta sur Pierre pour l’arracher à Aster. Ils firent un rouler-bouler et Judy percuta lourdement le mur.

— On doit fuir, marmonna-t-elle à Pierre, le souffle coupé et les poumons en miettes.

Elle se releva. Ces murs… Plus jamais. La douleur l’aveuglait mais elle trébucha jusqu’à la porte. Le feu léchait à présent le mur du fond sur plusieurs mètres et la fumée engloutissait peu à peu la pièce. Den et Damassieu aidaient Aster à éteindre les flammes qui mordaient sa veste verte, à cause de Pierre, qui l’avait poussé dos contre la cheminée.

Elle ouvrit la porte à la volée et sortit à toutes jambes, Pierre sur les talons, en priant pour qu’Aster les ait tant sous-estimés qu’il avait omis de placer des Lombrics pour surveiller le couloir. Judy soupçonnait Aster d’avoir en fait peu de partisans. Les Lombrics semblaient être un groupe immense qui régnait sur les souterrains. C’était ce qu’ils semblaient. Les rumeurs devaient avoir grossi le trait, à dessein.

Judy pila net devant la porte. Elle était presque sûre qu’on l’avait verrouillée.

— Judy ! maugréa Pierre, en s’arrêtant brusquement.

— C’est fermé, dit-elle en testant la poignée, bloquée comme elle s’y attendait.

Des bruits sourds leur parvenaient de la rue ; des conversations comme tout droit sorties d’un téléphone suspendu à son fil.

— Ne pas bouger, articula lentement Judy, alors que Den, Damassieu et Aster enfermaient la fumée dans la pièce derrière eux.

Elle recula. Les bruits s’intensifiaient. Ils ne les avaient pas sous-estimés, tout compte fait. Elle appuya sur la poignée qui menait à la pièce où Sigmund avait emmené Pierre quelques minutes auparavant. C’était leur seule issue.

— Non, dit Pierre. Ça ne sert à rien.

— On est un peu pris en étau, répliqua Judy.

— Mais c’est une impasse !

Judy laissa la porte s’ouvrir et se fracasser contre le mur. Le corps de Sigmund était avachi sur le mur du fond, au milieu, blanc et dégagé, comme une œuvre d’art. Avachi. Pierre avait raison. Comment pourrait-il avoir tort ? Aucune trappe n’apparaissait sur le sol.

Judy s’avança. Derrière eux, la porte d’entrée explosa. Un fracas métallique lui indiqua que la serrure s’était décrochée du battant. Ils étaient faits comme des rats. Mais ils ne les tueraient pas. Ils ne pouvaient pas. S’ils les tuaient, comment maîtriseraient-ils l’Anti-lumière sans ceux qui la portaient ?

Sigmund était terrassé. Une longue estafilade pourpre imbibait son abdomen et se perdait sous les foulards de sa gorge. Son foulard blanc qu’elle avait autrefois toujours qualifié d’élégant était devenu rouge, comme s’il avait changé de foulard. Mais il n’avait pas changé de foulard.

Il avait changé de couleur.

Et si… les tuer ne faisaient que changer l’Anti-lumière de porteur ? Et s’ils n’avaient pas besoin d’eux, en vie, et qu’ils avaient plus de valeur, morts ?

— Pourquoi ils l’ont tué ? balbutia-t-elle.

Lui, son utilité avait été scellée.

Pierre baissait le regard. Ah, voilà pourquoi il s’opposait tant à ce qu’elle n’entre pas !

Il y avait assisté. Cette pensée coupa court à la colère qui allait enflammer ses paroles, autant que les blocs de pierre qui volaient dans le couloir. Un jet de flamme s’enroula autour des murs. Du côté des Lombrics, où se trouvait la pièce en feu, on ne rendait pas les coups. Ce n’était pas des Lombrics.

Une femme traversa en courant le couloir, si vite qu’elle restait méconnaissable. Mais sa tunique orange vif ne mentait pas : Lunaé. Les Chaussettes violettes les avaient retrouvés.

Judy avait passé la semaine à les fuir, et jamais elle n’avait été aussi heureuse de les voir. Elle allait s’élancer vers elle quand une marée de gardes, engoncés dans leur uniforme vert, se déversa dans le vestibule, à la suite de Mémé. Calme, sa tignasse brune et grise attachée, elle leur donna des ordres.

Judy et Pierre se retrouvèrent le nez contre la pierre humide en un temps à peine plus long qu’il n’en fallait pour cligner des yeux. Judy tourna la tête pour pouvoir voir ce qu’il se passait sur le côté. Quelques instants plus tard, les gardes jetaient à leur côté Aster, Den et Damassieu.

— Je sais où se trouve ton père et ta mère, murmura Aster, de telle façon qu’elle soit la seule à entendre, malgré le vacarme.

— Ma mère est morte, dit-elle sans faire le même effort de discrétion.

— Tu sais bien qu’on t’a menti, répondit-il.

Un espoir étrange s’alluma dans sa cage thoracique.

— Mon faux père, vous voulez dire.

— Ton vrai père.

Son regard étincela. Elle avait voulu le mettre en déroute et, résultat : c’était elle qui se retrouvait confuse et troublée. Sa boussole intérieure ne reconnaissait plus le Nord. Le ministre Aster se faisait arrêter : les autorités d’Edel avaient maintenant des preuves irréfutables de la nature de ses actes. Le ministre Armand Aster, soupçonné d’être le chef des Lombrics l’était bel et bien. Pourquoi se laissait-il incarcérer ? La lueur dans ses yeux ne présageait rien de bon. Il semblait vaincu, mais Judy savait qu’il se sentait victorieux. C’était ce qu’il attendait. Son arrestation n’était que la pièce d’un plan qui la dépassait.

Mémé parla avec Viviane Dertella, qui ordonna aux gardes de saisir les prisonniers, et Aster fut emporté sans ménagement loin de Judy, avec ses deux sbires. On les releva et Judy massa sa joue qui gardait la marque des reliefs de la roche.

— Réunissez le Parlement, dit Dertella à une femme – certainement, la ministre des armées. Une enquête doit être ouverte. Des membres des Lombrics dirigent peut-être en ce moment-même le gouvernement. Mettez en place le plan de situations de crise.

Son regard noir était froid, ses gestes lents, posés, réfléchis. Judy prit conscience du calme qu’elle communiquait. La panique n’avait pas sa place. Avant qu’elle ne s’en rende compte, les battements de son cœur avaient ralenti.

— Le chef des Lombrics enfin démasqué, voilà qui fera la belle affaire du Petit Océo’, marmonna Lunaé, avec un demi-sourire bancal. Venez.

— Pa… pardon ? s’exclama Pierre, un genou encore à terre.

Lunaé lui prit la main d’un geste ferme et le remit sur ses jambes.

Il ne pouvait pas détacher son regard du corps de Sigmund encerclé par les chemises vertes. Les inspecteurs de la capitale et les médecins légistes n’étaient pas encore arrivés, mais ils prenaient déjà des notes.

Judy sortit de la maison. Un journaliste, à l’extérieur de l’appartement, brandissait un énorme appareil photo. Son flash se répercutait sur le mur du vestibule et les débris de la porte. Il devait avoir été réquisitionné dès que l’alerte avait été donnée. Il venait d’arriver sur les lieux, surveillé de près, il était dehors, les yeux alertes et fouineurs.

Il y avait presque autant de gens dans la rue qu’à la cérémonie, à la différence près qu’elle n’avait plus l’impression d’être dans un bain de balles multicolores mais au milieu de la forêt verte.

Mémé les rejoignit dans la rue, et Judy se sentit prise au piège, entre les deux femmes. Deux excellentes maîtres-connectées. Un coup d’œil à leur pied lui confirma sous quel statut elles étaient intervenues : les chaussettes qui dépassaient de leurs chaussures empoussiérées par la poudre de pierre brisée étaient violettes. Finalement, les Chaussettes violettes avaient fini par l’attraper. Et quelque chose lui disait que, cette fois, ils ne la laisseraient pas filer.

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