La prison de l’empereur était une cave en ruines en pleine rénovation, à l’autre bout de la ville de Calam. Artéga nous y conduisit, en nous gardant sous son contrôle grâce à une lance enflammée contrôlée par l’esprit d’un geôlier, qui lui ne quittait jamais la prison. Les geôles suintaient.
Il ouvrit les barreaux avec son trousseau et nous entrâmes.
— Vous passerez la nuit ici. On vous apportera des vivres. N’oubliez pas qu’à présent vous êtes prisonniers. Et demain nous vous emmènerons à Roche-Lieu, là où, d’après le docteur Aulone, se trouvent la source des Esprits primitifs. Le lieu de culte, où les humains se connectèrent pour la première fois aux Esprits.
Les religieux qui avaient fait notre éducation nous avaient déjà parlé de ce lieu. C’était un vieux marécage qu’on appelait le delta d’Odar. Vieux, parce qu’il avait toujours existé, mais avant d’être vieux, il était animé par une myriade de vies. Il représentait tout ce que nous n’avions plus : la liberté.
Artéga verrouilla la cellule et ses pas se perdirent dans l’ombre.
Yeird garda la tête baissée, assis sur l’une des modestes banquettes qui nous serviraient de lit. Ses cheveux cachaient son visage.
— Tu m’en veux ? lui demandai-je.
— Oui.
— Parce que j’ai décidé de déserter ?
— Oui.
— Parce que tout ce qui nous arrive, c’est de ma faute ?
— Oui.
Il attendit. Puis comme je ne disais plus rien, il ajouta :
— Parce que ce n’est qu’un sursis.
Et cette fois, ce fut moi qui répondis.
— Oui.
Je m’assis à mon tour.
— Je suis désolée.
Les larmes ruisselaient par terre sous la touffe de cheveux de Yeird.
— Je suis vraiment désolée.
Il me regarda, les yeux rougis, de sels et de poussières.
— Je ne veux pas mourir.
Sa voix se cassa, et je le pris dans mes bras, comme avant, quand nous étions petits et qu’il était triste. Parce que j’étais sa grande sœur.
Un brutal espoir jaillit en moi, alors que je le berçais en chuchotant des paroles aussi vieilles que les marécages. « Esprits donnez-moi la lumière et nous vivrons en harmonie. La lumière nous suit, la lumière a son prix, et jamais nous ne la verrons de nos yeux… »
Et si… et si c’était possible ? De faire sien ce qui n’était pas visible ?
— On trouvera une solution.
Je savais qu’il ne me croyait pas. Je n’étais pas dupe, non plus. J’avais toujours reçu les « Tout ira bien » avec un sourire moqueur. Quand on passe sa vie à labourer les champs et à voir les récoltes se faire décimer, l’espoir ne devient peu à peu plus qu’un mensonge. Mais pour la première fois de notre vie, nous ne dîmes rien. Et nous y crûmes, même si nous savions que c’était faux. C’était bon de se rassurer. C’était bon de ne plus avoir peur. De ne plus avoir mal. De penser à mes parents, de tenir ma promesse. On se reverra.
On sut que c’était l’aube quand Artéga revint, accompagné d’un homme immense et d’une femme en uniforme rouge, et tambourina sur les barreaux avec une masse inflammable. Mon propre uniforme rouge et violet puait et était déchiré par la guerre. Je me demandais combien de soldats que je connaissais étaient morts, à cette bataille, à ce hier qui sept-cent ans plus tard, me paraît toujours aussi proche.
Ils étaient cinq. Deux Connectés du feu et deux Connectés de l’eau, pour empêcher mon esprit de l’Eau et l’esprit du Feu de Yeird de s’emparer des éléments qui nous entouraient. Ils veillaient à en faire leur propriété. Et puis, il y avait Léonce Artéga. L’Air. Surtout missionné pour nous surveiller. Il était aussi soumis que nous à la volonté de l’empereur.
Nous fûmes attachés à la selle des ânes qui nous portaient, mains et pieds liés pour le voyage. Artéga dirigeait le cortège, les rênes entre ses gants serrés, en direction du delta d’Odar et des marécages qui avaient vu naître les premières connections il y avait six-cent ans.
Les grandes forêts du Nord recouvraient le claquement des sabots contre les cailloux. Le delta s’ouvrait sous la pointe de l’Océotanie, en contrebas de la capitale d’Audal : Roche-Lieu. Loin, très loin de Calam, la seule capitale qui portait le nom de son empereur. Comment la rebaptiserait-il quand le roi d’Audal aurait abandonné toute résistance ? Zeferina ? Au moins, le prince de Creux défendait ses terres… Que valait la liberté ? La soumission et une paix factice. Ou bien… la guerre ? Creux avait choisi le sang, mais ils savaient pourquoi ils se battaient. En découvrant le delta d’Odar, on se dit peut-être que la liberté mérite bien ce prix.
Je ne savais pas combien de temps il fallait pour rallier Roche-Lieu à dos d’ânes : des semaines ? Mais j’eus le temps de souffrir de courbatures et de nausées au rythme incessant des balancements et à-coups que je ne pouvais contrôler, de faim puis de soif et, enfin, de froid quand la pluie s’abattit sur nous, prémisse d’un long automne.
Audal ne rigolait pas avec l’automne. Selon les dires de mon père, nous avions de la chance de vivre dans le Sud, car l’été se prolongeait toujours en automne. Pas à Audal. Un jour nous étions en été, l’autre, nous avions basculé en hiver. Pourvu que ce jour n’arrive jamais. Les conditions météorologiques du voyage m’indiquaient qu’ici, il n’y avait pas de mousson, mais un été éternellement frais et humide. Audal était le pays du froid et de l’aube infinie.
Au matin du quarante-sixième jour, la forêt désépaissit et les étangs se multiplièrent jusqu’à ce que la boue se transforme en sable et les étangs en rivières. L’horizon ne fut plus qu’une ligne séparant deux nuances de bleu. Parfois, on distinguait quelques îlots flottants, plus à l’Est. Certainement des icebergs, détachés des glaciers des îles polaires.
— Détachez-les, ordonna Artéga.
Un de ses soldats s’approcha pour dénouer mes liens, qu’il avait savamment noués, dénoués et renoués pendant des jours. Fils de marin ? Sa peau bronzée jusqu’à la corde abondait dans mon sens. Je frottai mes poignets, comme à chaque fois. Et je tournai mon visage vers l’immensité qui s’étendait face à moi. Odar. Et croire que j’allais passer une vie entière sans jamais mettre les pieds ici ?Les Esprits primitifs avaient choisi le meilleur endroit du monde pour s’introduire dans notre dimension.
Yeird se rapprocha de moi, en surveillant du coin du regard la lance acérée qu’on dardait sur nous. Je lui pressai l’épaule. Pour ma part, ces armes ne me faisaient plus peur. C’était si facile de mourir, nonobstant, j’étais toujours en vie.
— Mais qu’est-ce que vous attendez ? dit Artéga, le visage empli de contrariété.
Ils nous poussèrent devant eux sur un sentier sinueux qui s’enfonçait entre les marais et les roseaux. Une petite bicoque sur pilotis luttait contre vents et marées tout au bout du chemin, brouillé par les hautes herbes et les fleurs fanés. Nous longions un canal où était amarrée une barque à un ponton délabré. Mais je ne quittais pas le semblant de maison vers lequel tous nos pas convergeaient.
Qui n’eut jamais cru que le plus grand aventurier d’Océotanie se terrait dans cet amas de planches et de clous ?
Artéga passa devant nous et tambourina à la porte.
— Ouvrez ! Armée des Calamités !
La porte s’ouvrit presque aussitôt sur un petit homme, ratatiné par les années avec de grosses binocles qui grossissaient ridiculement ses yeux noirs. Ses cheveux filandreux encadraient son visage parcheminé, froissé et défroissé. Ses lèvres frémirent d’une émotion que j’avais du mal à interpréter, un mélange de dégoût, de mépris envers l’ordre établi ou une soumission totale pleine de crainte qu’il dissimula un temps trop tard. Il s’effaça pour les laisser entrer.
— Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre visite ?
— Ne faites pas l’innocent, Antonio Aulone. La lumière devrait être votre unique préoccupation. Nous avons là deux jeunes qui risquent la pendaison s’il ne ramène pas la lumière à notre empereur.
La pendaison, donc, après intense réflexion de Zeferino. Moi qui avais parié sur le billot. Je voulus le souffler à Yeird avant de me raviser. Mon humour ne serait sans doute pas perçu d’un très bon œil.
Aulone nous jaugea derrière ses deux loupes.
— Il va falloir nous laisser seuls, mon caporal.
Artéga regarda ses soldats d’un air effaré.
— Vous ne croyez pas… ?
— Vous voulez la lumière, oui ou non ? le coupa Aulone.
Une lueur inquiétante grimpa sur ses traits d’Artéga.
— Alors, il ne fallait que ça ?
Aulone s’assombrit.
Que ça ? Quoi ?
Artéga sourit franchement.
— On peut reprocher beaucoup de choses à la cruauté mais pas son efficacité.
Artéga fit un geste sec en direction de la sortie et le marin et ses deux comparses libérèrent l’espace exigu de leur présence. Artéga fut le dernier à sortir. La porte se referma, enfin pas très bien, on voyait encore le paysage à travers les lattes, mais le calme posa à nouveau ses bagages.
Il avait confiance en Aulone. Qu’est-ce qu’ils lui avaient pour le mener ainsi à la baguette ? Je n’eus pas longtemps à réfléchir que je remarquai la jambe de bois qui dépassait des pantalons du vieil homme. Je fermai les yeux et respirai pour empêcher la nausée de m’envahir à nouveau.
Il s’engouffra d’une démarche claudicante dans le dédale de sa maison, et nous le suivîmes dans ce qui ressemblait à une cuisine, avec un gros chaudron au milieu du cagibi. Aulone tira une chaise puis le tiroir de l’unique table.
— Je vous en prie.
Il nous indiqua les tabourets. Quand nous fûmes assis, il mit son poing au centre de la table et ouvrit la paume.
— Vous voyez ça ?
— C’est… un monocle, dit Yeird.
— Exact. Mais pas n’importe lequel. J’ai fabriqué son verre avec le sable de la source. Le sable tombé de la friction entre les deux dimensions, quand les Esprits ont percé le monde réel. Grâce à ce monocle, je peux voir les Esprits et communiquer avec eux. Avec tous les esprits.
— Même les Esprits primitifs ? bégaya Yeird.