Nos réserves vinrent à s'épuiser et il fallut que nous recommencions à sortir. Nous avions tout prévu. D'abord, nous nous rendîmes à la fac afin que je m'excuse de ne pas avoir donné de nouvelles pendant près d'une semaine et que j'annonce solennellement que je ne pouvais plus, pour des raisons personnelles, participer autant qu'avant à des activités politiques.
Je comptais le faire avec tout le sérieux et la gravité requis, je m'étais même composé un air digne et posé. C'était avant que le destin ne me rappelle que de tels sentiments m’étaient inaccessibles. Je fis irruption dans un hall en fête, dégoulinant de phrases positives et de poèmes niais de 14 février. Dans les toilettes, les capotes distribuées gratuitement au nom d’une campagne de prévention achevèrent de me faire perdre mon sérieux. Elles étaient disposées en évidence sur les lavabos, dans un bel emballage orange vif. J'hésitai à en faucher une comme un pickpocket, sachant qu'elle allait finir dans le pot à crayons près de la fenêtre où je ne la retrouverais qu'en 2040. Je me ravisai, enfonçai mes mains dans mes poches arrières pour ne pas être tenté et, le sèche-mains étant désespérément en panne, les y essuyai du même coup. Je donnai sûrement l'impression de m'auto-peloter le derrière, car le type qui entra à ce moment dans la pièce me fixa de travers.
À la suite de cette pause technique, j'envoyai près de dix messages à Raph avant que nous ne réussissions à nous retrouver dans l'empilement des étages tous semblablement folâtres. En voyant ma tête, lui aussi dut penser que mon cas était plus grave que je ne voulais bien l'avouer : il ne me posa pas de questions et approuva tout ce que je lui dis en me tapant sur l'épaule.
Midi ayant sonné, j'emmenai Sacha déjeuner dans une brasserie. Nous en avions assez de nos banquets à la diable étalés sur le lit. Je voulais également lui montrer le charme des lieux dont les boiseries dorées avaient, deux siècles plus tôt, accueillies les réunions et les verres d'absinthe de célèbres auteurs. Mais d'affreux emblèmes capitalistes les recouvraient à moitié. Je me résignai, de mauvaise volonté, à me nourrir sous les ballons roses et les guirlandes de cœurs. La bonne chaire eut heureusement raison de mon aigreur. Sacha fut parfait. Il se pourlécha, le rose aux joues, tapotant de ses vieilles baskets un rythme cadencé sur le sol. Mais, juste quand nous nous levions pour partir après avoir payé l'addition, un touriste effronté, passant devant les bougies et les pétales qui ornaient notre table, cria en anglais :
- That's sooo gaaay !
Je me retournai, outré :
- Mais non !
Sacha, riant aux éclats, s'accrocha à mon bras pour me retenir, pensant peut-être que je voulais flanquer une raclée à cet insolent que la foule avait englouti. Après cela, nous prîmes le chemin d'un parc, nous tenant toujours collés l'un contre l'autre, habitude contractée pendant notre période de flottement, confinés dans la chambre.
Nous nous assîmes dans l'herbe froide sous un grand chêne, histoire de digérer. Sacha sortit de mon sac le livre qu'il avait voulu emporter et prit ma tête sur ses genoux avant de commencer sa lecture.
- T'as fait des progrès, notai-je.
- Je comprends rien à ce que je lis, soupira-t-il.
- Rassure-toi, la plupart des gens n'y comprennent rien. Si tu lisais un roman, tu n'aurais aucun problème. Pourquoi est-ce que tu t'entêtes avec de la philo ?
- Je veux lire les mêmes choses que toi.
Je voulus lui demander ce qu'il trouvait de plaisant dans le fait de bouquiner des argumentations mais n'eus pas besoin de le faire à haute voix : il me répondit de lui-même comme s'il avait lu dans mes pensées :
- J'aime quand tu es contre moi et que tu m'écoutes. Je me dis qu'au moins l'un de nous deux comprend les mots que je prononce.
Ce qui était certain, c'est qu'il me surprendrait toujours. Je trouvai tristes ses paroles mais un sourire se répandait sur son visage, contredisant mon impression.
- Quoi ? demandai-je.
- T'es encourageant avec moi. Je sais que je lis pas bien. Et pourtant, tu fais comme si j'en étais capable. Tu me donnes envie de pas rester sans rien faire. Grâce à toi, j'ai l'impression que je peux réussir des choses.
J'en restai bouche bée. Je songeai à lui dire qu'il était loin d'être idiot et qu'il était évident qu'il pouvait réussir. Il n'y avait même rien de plus évident ! Mais la sidération m'en empêcha et aussi les mésanges que je vis briller dans ses yeux baissés sur moi. Une bourrasque passa sur la lumière d'un étang, à quelques pas de nous, entre les branches nues des arbres qui eurent l'air sur l'eau de racines frisées. Je levai le menton pour penser que c'était beau. De la musique s'échappait par la fenêtre ouverte d'un immeuble alentour, un jazz lointain qui accentua mes fantasmes d'arrière-saison.
Soudain, Sacha brisa la pureté sacrée de l'instant, brûlant à l'entrée de mes tympans la politesse à ce doux jazz :
- C'est vrai que t'as pas de copine, Martin ! Hein, t'en as pas ?
Je me redressai, troublé. L'ambiance à paillettes devait lui avoir fait tourner la tête.
- Non, j'ai pas le temps pour ça, prétendis-je, sur la défensive.
Je n'étais, à vrai dire, pas fermé à l'idée, mais aucune fille, pour une raison qui m’échappait, n'avait jamais vu autre chose en moi qu'un colleur d'affiches efficace, ou une chaise haute à apporter à un festival de musique pour être sûre, en se perchant dessus, de bien voir l'entrée en scène du groupe.
- Quand tu rentres et qu'il est plus de minuit, tu vas pas me dire que tu reviens pas de chez quelqu'un ? demanda encore Sacha avec un clin d'œil.
- Bah si.
D'où voulait-il que je revienne ? La seconde d'après, je compris le sous-entendu et me corrigeai expressément :
- Bah nan !
Il n'avait pas l'air de me croire. Mais comme il me donna le sentiment de changer de sujet, je ne compris pas tout de suite où il voulait en venir :
- Là où je vivais avant, il y avait une fille qui s'y était retrouvée parce que ses parents avaient découvert qu'elle avait une copine et, à cause de ça, ils étaient violents avec elle. Sauf qu’au foyer aussi il y avait des gens qui se moquaient.
- Et toi, tu te moquais d'elle ?
- Est-ce que je me suis moqué quand tu as eu l'air de beaucoup aimer ?
Son index et son majeur étaient devenues deux petites jambes qui remontaient de mon genou vers le haut de ma cuisse. Je fis de mon mieux pour les ignorer tandis qu'une sueur froide commençait à me couler dans le dos.
- D-de… D'aimer quoi ? bafouillai-je.
- J'ai cru que tu allais répondre à mon baiser quand on a joué avec les bonbons.
Je tombai des nues. Incapable de déterminer s'il se fichait de moi ou s'il était sérieux, je décidai de lui donner une réponse qui ne me ferait pas passer pour un gros naïf n'ayant pas saisi ses intentions lascives.
- C'est moi qui me suis collé à toi en premier, revendiquai-je en songeant que prendre les devants était le meilleur moyen de garder le contrôle.
- C'est vrai, concéda-t-il. Je me demande comment ça se serait fini si tu ne t'étais pas trop enflammé.
- Ah ? Et comment ça se serait fini, d’après toi ?
Je compris avec du retard que j'étais en train de donner toutes les mauvaises réponses. Son visage s'approcha bien trop rapidement du mien. Je sentis son souffle sur mon nez et, l'instant d'après, la douceur molle de ses lèvres se pressa contre les miennes.
Je laissai ma bouche et ma langue libres de leur réponse : mes émotions et mes pensées se concentrèrent au creux de sa main qui avait pris ma joue et lui faisait un écrin. L'oiseau dans le nid de sa paume se prépara à fuir, farouche, le regard des quelques clampins qui se promenaient dans le parc. Mais la chaleur lui fit oublier ce détail et il resta blotti.
Je n'avais pas envie de rougir. La bouche de Sacha devenait un endroit familier que je ne cessais de croiser ces derniers temps.
- Je comprends pourquoi t'as pas de copine.
- Ah ? lâchai-je bêtement en le regardant essuyer sur sa manche la flaque de bave que je lui avais mise sur le menton.
Il souriait gentiment, les yeux à demi clos, perdus dans le vague, alors je souris moi aussi, prêtant l'oreille au crissement des roues d'un cycliste sur le chemin sablé. Le morceau de jazz s'était terminé, laissant l'air se refroidir.
- J'ai froid aux mains, dit d'ailleurs Sacha au bout de quelques minutes.
Je les pris dans les miennes pour les réchauffer et suggérai de poursuivre notre promenade.