19- Le pacte

Tomas se trouvait dans une posture inconfortable. D’un côté, il ne cessait de jeter des coups d’yeux réguliers à Balinda qui lui semblait de plus en plus blafarde. De l’autre, il osait à peine regarder l’ombre de l’entité diabolique qui faisait les cent pas, de manière très lente et mesurée, et ce à quelques mètres à peine de lui. À cette si courte distance, les relents de l’Enfer lui dressaient quand même les plumes sur son aile et son nez se retrouvait fort incommodé par cette puanteur mêlant une odeur de soufre, de carbonisé et de corps en décomposition. Il pouvait jurer qu’un goût âcre de cendre lui rendait la langue lourde et pâteuse depuis l'arrivée de son invité.

« Bien. »

Ce simple petit mot le fit trembler. L’ange tenta de se donner une contenance en se redressant, mais garda les yeux rivés au sol, sur cette masse blanche de nuages rendus solides par de la magie sous leurs pieds. Malgré l’apparence cotonneuse et légère de son alcôve personnelle, il eut l’impression que l’air se raréfiait tant l’atmosphère s’était chargée. Ses pieds s’agitaient, autant que les pensées en désordre dans son esprit. L’aura presque palpable de Satan l’enveloppa, comme pour l’étouffer, tandis qu’il l’aperçut du coin de l'œil s’approcher de lui en quelques pas déterminés. Il inspira, sentit son corps se tendre par l’inquiétude. Tous ses muscles se tendaient, crispés, raides.

« Allons, allons mon chaton. Ne sois pas si tendu. J’ai l’impression de revoir la tête de cette bonne Mère de Dieu lorsqu’elle a accouché de ses petits humains préférés ah ah ah ! »

Cette pointe d’humour ne lui tira même pas l’ombre d’un sourire tant son anxiété prenait le pas sur le reste. 

« Oh, mais ne me dis pas que… Ça alors ! Un ange éperdument amoureux ! Le tout saupoudré d’une machination divine, avec Malchance et Hasard ! Comme je sens que ça va être divertissant ! J’en trépiiigne ! »

Tomas l’entendit ricaner en tapant vite des mains, tel un bébé heureux de recevoir son premier hochet. Lui qui n’avait jamais rencontré jusqu’à ce jour cette entité infernale, le voilà guère déçu du voyage. Satan se révélait être un être à la fois impressionnant, et à la fois désopilant dans sa façon de parler, et de s’amuser de tout ça. L’ange en était déstabilisé. Il sentit une main chaude, aux ongles acérés, se poser sur son menton pour le forcer à relever la tête. Son visage se retrouva face à celui du Seigneur des Enfers, qui souriait avec malice.

« Vois-tu, j’aime m’amuser avec les êtres humains. Et en même temps, cela me révolte de voir toute cette injustice s’ébattre joyeusement. Si tout l’équilibre se rompt à cause d’êtres célestes qui font n’importe quoi, mon royaume tombera et je ne pourrai plus torturer mes petits humains favoris. En tout cas, ceux qui le méritent vraiment. Et ça, il en est hors de question. Alors, j’ai un petit marché à te proposer mon cher Tomas. Je convoque ton adoré Julien dans ma Cité, ainsi que Balinda, afin de les soustraire à l’influence de ces deux rigolos de Malchance et Hasard. Là—bas, ils n’ont aucun pouvoir. Toutefois, tu le sais mieux que quiconque, absolument personne ne peut revenir de mes Enfers. »

Tomas sentit son cœur effectuer un plongeon dans un bassin d’eau glacé. Ce choix impossible l’étouffait. Quant à Satan, il souriait davantage, trop heureux de son petit effet.
« Je ne suis point un monstre pour autant. Pour Julien… Je peux décider d’emprisonner uniquement son corps, et de laisser son âme. Celle-ci pourrait alors se réincarner, comme tu le sais… » L’être machiavélique laissa un blanc, quelques lourdes secondes pleine de sens pour chacun d’eux. Il reprit avec une voix enjouée, comme s’il partageait la plus amusante des nouvelles. « Ceci dit, pouvoir le faire venir En-bas vous permettrait de vous dire au revoir avant ça; n’est—ce pas merveilleux ? »

Satan le lâcha et se redressa, un rictus qui étirait ses lèvres noires. L’entité battit une fois de plus des mains, tandis qu’une flamme aussi sombre que le cœur des ténèbres commença à lui lécher le corps.

« Alors mon chaton, que fait-on ? »

Tomas, le cœur gonflé d’amour et d’angoisse, parvint à refouler un sanglot. Les yeux brillants malgré tout, il ferma les poings et fit un mouvement de tête pour donner sa réponse. Ses sentiments pour son protégé prenaient le pas sur sa culpabilité vis à vis de Balinda sans hésitation aucune. Il misait sur le sens de la justice de l’entité machiavélique, qui agissait toujours avec équité. Les âmes irrattrapables, qui ne pouvaient donc pas être sauvées par les anges gardiens, finissaient certes en Enfers; mais cela ne voulaient pas forcément signifier qu’elles étaient torturées avec cruauté. Le maître des lieux veillait à ce que les tourments administrés soient à la hauteur des mauvais actes, ou mauvaises pensées, de chaque âme. Des châtiments personnalisés pour des punitions adéquates. Rien de plus, rien de moins : supplices corporels de la plus simple à la plus atroce, ou encore persécutions psychologiques de la plus légère à la plus malveillante. Tous les coups étaient permis chez les démons, à la seule condition que la justesse règne. Tomas, durant ses recherches, avait été surpris d’apprendre toutes ces choses et s’étonnait d’y découvrir un au-delà infernal moins épouvantable que tout ce qu’on lui avait appris lors de sa formation d’ange gardien.

Satan inclina légèrement la tête, puis disparut dans un rire guttural. L’ange laissa échapper un profond soupir.

Qu’est-ce que j’ai fait ?

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