20. Visite nocturne

Par Shaoran

Nous restâmes ainsi un long moment. Immobiles. Enlacés.

À chaque fois que je pensais avoir versé toutes les larmes de mon corps, mes sanglots reprenaient de plus bel. À chaque fois que je faisais mine de m’éloigner de Jérôme, ses bras se resserraient autour de moi. Jusqu’à ce que je ne sache même plus lequel retenait l’autre. Ni même qui soutenait qui. 

Dans son étreinte, il y avait la même urgence que dans mes pleurs. La même tristesse. Le même amour. La même vibration. 

Intense. Profonde. Magnifique. 

Les nœuds qui crispaient ses épaules se relâchèrent lentement. Son souffle retrouva sa profondeur. Le calme revint. 

Puis le docteur Lanteigne fit irruption dans la salle de bains. Jérôme l’avait sans doute appelé pendant ces quelques instants où il avait cessé de marteler la porte. 

Il écarta délicatement mon colocataire. Ce dernier lui obéit à contrecœur tandis que le médecin commençait déjà à me questionner sur mon état. Un peu en retrait, j’aperçus Henry, raide comme la justice, le visage fermé.

Je détournai le regard, honteuse. La colère sourde qui émanait de lui aurait presque pu prendre corps tant elle était épaisse. J'ignore si le docteur Lanteigne s'en aperçut aussi mais il se décala légèrement sur le côté, me masquant à sa vue. Indifférent à tout ce malaise ambiant, Jérôme demanda : 

— Est-ce qu'elle va bien ? 

— Oui. Maintenant laisse-moi l'ausculter. 

Jérôme recula, mais il ne semblait pas rassuré. 

Le docteur Lanteigne étudia ma blessure avec soin. Je tressaillis quand il toucha le gros éclat de verre toujours enchâssé dans ma paume droite. Une peur viscérale me nouait les tripes et ma main se referma. 

— Vous êtes consciente qu’il va falloir l’enlever, m’expliqua-t-il sans s’émouvoir de ma réaction.

Je pâlis. 

Le chaos dans mon esprit avait momentanément éclipsé la douleur, mais maintenant que mon mental se calmait, la réalité me rattrapait. 

J’avais un bout de verre de 2cm planté au beau milieu de ma main !

— Il n’y a que deux solutions, soit je vous le retire, soit vous le faites vous-même.

Le ventre tordu par une crainte sourde, je lui tendis ma main. 

Mais une nouvelle fois, à son approche, je me dérobai. Comme ces animaux sauvages que l’on trouvait parfois au bord de la route, blessés et transis de peur. 

Je choisis donc la seule option qui me restait. J’inspirai profondément et sans état d’âme, j’arrachai le fragment d’un coup sec, comme on retire une bande de cire dépilatoire. 

J’étais tellement concentrée sur la manœuvre que j’en oubliai presque la douleur.

Presque.

Le docteur Lanteigne examina attentivement l’entaille. 

— Hum, ça semble assez profond. 

Vu la taille du truc que j’ai retiré, ça paraissait évident. 

— On va faire quelques petits points par sécurité. 

Un éclair d’inquiétude traversa mon regard. Le docteur Lanteigne me sourit d’un air désolé. Tandis qu’il attrapait sa sacoche, Jérôme revint à la charge. 

— Alors ? 

— Ce ne sont que des coupures superficielles. Il y a juste une entaille plus grosse que les autres sur la paume droite donc on va suturer par mesure de précaution et quand les fils seront retirés, il n’y paraîtra plus.

— Alors pourquoi tu ne me réponds plus ? s’indigna Jérôme la voix suppliante.

Il se laissa tomber à côté de moi. 

— C’est juste un petit choc émotionnel. Elle a besoin de repos et ça passera tout seul.

— Le… mais… mais… je… je voulais pas… 

Jérôme recula, décontenancé. Sa détresse me noua l’estomac sans pour autant me délier la langue. 

— Qu’est-ce que tu lui as fait ? intervint Henry. 

La dureté de sa voix me surprit. Si je n’avais pas été dans cet état psychologique lamentable, peut-être aurais-je trouvé la force de défendre mon colocataire, mais je ne pus que le regarder se débattre vainement. 

— Je me suis laissé emporter et… j’ai… j’ai dit des trucs horribles et… la vaisselle… le verre…

— Je vois. Tu as du sang sur la joue, tu es blessé toi aussi ?

Vivement, il s’essuya. Et le docteur Lanteigne rigola discrètement. 

— Non. Elle m’a… elle m’a empêché d’avancer. Elle m’a poussé pour que… et c’est elle qui… c’est ma faute. 

Henry leva les sourcils, perplexe. 

— Donc elle s’est coupée sur les débris de verre que nous avons vu en arrivant, en déduisit le médecin, flegmatique. Ce n’est qu’un bête accident domestique.

— Mais, ce que j’ai dit… 

— Ça, ce n’est pas de mon ressort. Vous réglerez vos compte plus tard, le plus urgent, c’est de soigner sa main, alors je vais vous demander de sortir et me laisser seul avec la demoiselle. 

Jérôme grimaça. Henry le poussa délicatement hors de la pièce.

— Je te promets que je te la rends bientôt et en un seul morceau, plaisanta le médecin. Ça te convient ?

J’aurais pu m’agacer de les entendre parler de moi comme si je n’étais pas là, mais après toutes ces péripéties, l’humour et le calme du docteur Lanteigne était une véritable bouffée d’oxygène. 

 Jérôme approuva avec raideur et sortit.

— Bien alors, à nous maintenant, chantonna le docteur. Pas d’autres blessures ?

Il farfouilla rapidement à l’intérieur de sa vieille sacoche en cuir. Toujours incapable de prononcer un mot, je secouai la tête par la négative. Avec une légère appréhension, je le vis sortir un kit de suture et une seringue. 

— Des douleurs ou des allergies dont je devrais avoir connaissance ?

Nouvelle dénégation silencieuse. 

— Parfait ! Inspirez profondément. Ça risque d’être un peu douloureux au début.  

D’une manière générale, je n’avais pas peur des aiguilles, mais sentir celle-ci traverser mes chairs à vifs fut une réelle torture. Chaque strate de mon épiderme se déchirait sous la pression de cette pointe acérée et du feu liquide qu’elle coulait dans son sillage. Je me mordis la lèvre pour ne pas crier, mais quelques larmes perlèrent de mes paupières. 

— Voilà, c’est fait. Maintenant, on attend quelques minutes que le produit agisse. 

Ce faisant, il déballa son nécessaire à suture, désinfecta la zone de travail et m’installa le plus confortablement possible. Je l’observai attentivement, ne manquant pas le moindre de ses faits et gestes. Par habitude, ou peut-être simplement pour me distraire, il ponctua son intervention d’une conversation légère. Il était comme Cédric. Il savait mettre les gens à l’aise. Même si pour ma part, je n’avais d’yeux que pour ma main blessée. Sa dextérité m’impressionnait. Je trouvais cela fascinant de pouvoir réparer ainsi les gens comme on reprisait une chaussette. 

— Et ces crises de mutisme… ça vous arrive souvent ? me demanda-t-il en terminant le dernier point. 

Je haussai les épaules, perplexe. 

La question était pertinente ; ma réponse semblait moins évidente. Le silence avait toujours été ma stratégie de repli principale face à ma famille. Tout simplement parce que je n’avais pas envie de leur parler. Ce n’était pas vraiment un blocage… enfin, c’était ce que je pensais jusqu’à présent. Mais vu ma réaction face à Jérôme, peut-être que ce silence était plus symptomatique que je l’imaginais. 

— Donc on peut considérer que ce n’est pas la première fois. Y a-t-il eu un traumatisme récent ou un événement particulier qui aurait pu servir de déclencheur ? 

Je frémis comme si son aiguille m’avait piquée au vif. 

— Je vois. Un traitement de fond ? Un suivi particulier ? 

Je fis non de la tête. 

— Parfait. Donc on va commencer par des plantes. De l’homéopathie. Pour vous aider à vous détendre un peu. Ça ne pourra pas faire de mal. Ensuite, il faudra changer le bandage tous les jours et désinfecter un petit coup. Dès que ça commence à cicatriser, laissez la plaie à l’air libre pour accélérer la guérison. Et si vous rencontrez des difficultés pour refaire votre pansement, demandez à votre colocataire. Tout aveugle qu’il soit, il vous aidera avec plaisir.  

Cette perspective m’arracha enfin un léger sourire. 

— Et dernière chose, pour ce qui est de ces petits troubles émotionnels, je vais vous adresser à une consœur… 

Une consœur ? Une psy ? 

Je ne vois que ça. Chez quel autre type de médecin pourrait-il m’envoyer ? 

Je grimaçai. Il rigola, griffonnant une ordonnance à la hâte.

— Je ne saurais que trop vous conseiller de prendre rendez-vous. Même si vous êtes quelque peu sceptique.  

Je le dévisageai. 

Comment il a compris ?  

Il ricana malicieusement.

— La plupart de mes patients sont toujours sceptiques quand je leur parle d’aller voir un psy. Il y a dans notre beau pays une sorte de pudeur vis-à-vis des thérapeutes, comme si les consulter impliquait obligatoirement une pathologie lourde, alors que pas du tout. Parfois, un simple avis impartial sur sa situation suffit à changer notre vision des choses. 

Je hochai la tête sans conviction. Il arracha son ordonnance et me la tendit. 

— Voilà ses coordonnées. Elle est spécialisée dans la gestion des cas traumatiques et des difficultés cognitives. Contactez-la de ma part. Je suis persuadé qu’elle peut vous aider.

Je souris faiblement.

Je connaissais très peu le docteur Lanteigne mais je l’aimais bien. Il dégageait la même bienveillance qu’Henry au début. L’ombre des blessures en moins. Alors, même si l’idée me déplaisait, je me promis de suivre son conseil.

Peut-être pas tout de suite par contre.  

Tandis qu'il nettoyait son matériel, j'entrepris de ranger tout le désordre que j'avais mis. 

Il m’interrompit immédiatement, grommelant quelque chose sur ma tête de mule, ou ma ressemblance marquée avec mon colocataire, je n’étais pas certaine d’avoir tout compris. Avec la même autorité que celle dont il avait fait preuve envers mon aveugle grippé, il m’interdit de continuer mon rangement et m’envoya me reposer. 

Incapable de protester de vive voix, je me résignai.

Et pour ses honoraires ? 

Je m’absentai. Quand je revins avec mon portefeuille, il hocha la tête avec un grand sourire. 

— Laissez cela de côté pour l’instant, nous réglerons les détails quand vous passerez à mon cabinet dans dix jours pour retirer les fils. 

Je souris, me remémorant mon propre médecin de famille et son intransigeance, tant pécuniaire qu’administrative.

Disons désormais, mon ancien médecin de famille…  

À la seconde où je ressortis de la salle de bains, Jérôme bondit vers moi, talonné par Henry. Je feignis de ne pas les remarquer et me réfugiai dans ma chambre. 

Dans le couloir, j’entendis Jérôme discuter avec le docteur.  

— Où est Sasha ?

— Je l’ai envoyée se reposer et tu devrais faire pareil. 

— Non. Ça va aller.

— Et comment crois-tu pouvoir l’aider à son réveil si tu es aussi épuisé qu’elle ? 

— Jean a raison. Il faut que tu dormes un peu. Je vais rester ici cette nuit, si jamais tu as besoin de quoi que ce soit. 

Jérôme capitula. Mais pas Henry. Il attendit que son neveu s’éloigne pour insister.

— Maintenant, dis-moi, qu’est-ce qui s’est réellement passé ? Pourquoi a-t-elle réagi de manière aussi immature ? 

— Le secret médical entre un patient et son médecin, ça t’évoque quelque chose ?

— Jean, s’il te plaît, ne joue pas à ça avec moi. Tu as vu dans quel état il s’est mis !

— Ils se sont disputés. Ce sont des choses qui arrivent.

— Non mais tu réalises  ? Comment suis-je sensé faire confiance à quelqu’un d’aussi instable ? 

— Elle n’est pas instable, c’est juste une sorte de burn out émotionnel. Et je te rappelle qu’il faut être deux pour s’engueuler. Ce qui est arrivé n’était probablement pas intentionnel, seulement, il a été trop loin et il l’a blessée moralement sans s’attendre à provoquer une telle réaction.  

— Justement ! J’ai du mal à comprendre comment on peut se comporter de la sorte. Elle sait très bien qu’il… 

— Henry, tu es mon ami et je t’apprécie beaucoup, le coupa autoritairement le docteur Lanteigne, mais tu ne peux pas toujours tout contrôler. Tu ne connais pas le passé ni les blessures de cette jeune femme. Tu ignores ce qui l’a fait réagir et il serait présomptueux de ta part de la juger pour ça. 

— Et que se passera-t-il la prochaine fois ?

— Si prochaine fois il y a, ton neveu l’épaulera comme il l’a fait aujourd’hui. Ça lui fera le plus grand bien, crois-moi.

— À t’écouter on dirait que tu vois tout ce cirque comme une bonne chose pour lui !

— Là tout de suite, tu n’en as pas conscience, mais ça l’est. En dépit de son handicap, il s’est montré tout à fait capable de l’aider et ça, c’est très important. Pour elle comme pour lui. 

— Mais à quel prix, bon sang ! 

— Ces obstacles font partis de la vie et il est armé pour y faire face. Tu ne pourras pas le protéger éternellement.

Henry maugréa quelque chose que je n’entendis pas et le docteur Lanteigne rigola. 

— Je vais reformuler, tu ne dois pas le protéger éternellement. Ce n’est bon ni pour toi, ni pour lui. 

Henry soupira. Il toqua à ma porte. Je m’éloignai vivement du montant en bois, paniquée. 

— Sasha, puis-je entrer ? 

Des dizaines de pensées se bousculaient dans ma tête, heureusement, le docteur Lanteigne vint à mon secours. 

— Tu ferais mieux de me raccompagner au lieu d’ennuyer cette petite demoiselle ce soir, tu ne crois pas ? 

Cette fois, Henry rendit les armes. 

— Tu as raison. 

Joignant le geste à la parole, ils s’éloignèrent. Je me recroquevillai dans l’obscurité sans plus oser bouger. J’avais tellement honte. 

Dans les minutes qui suivirent, seuls me parvinrent les bruits étouffés du verre qu’Henry ramassait dans la cuisine. Après le coup que je venais de faire à Jérôme, inutile d’espérer regagner sa confiance un jour. 

Je m’avachis sur mon lit, plus découragée que jamais. Je fermai les yeux un instant. Quand je les rouvris, mon réveil affichait cinq heures du matin. 

Sacré trou noir ! 

Je me redressai encore vaseuse. J’avais dormi au-dessus des couvertures, toute habillée. Par automatisme plus que par souci esthétique, je remis un peu d’ordre dans ma tignasse et rejoignis le couloir, déjà prête à préparer le petit déjeuner. 

En bas, Henry ronflait doucement depuis le canapé. 

Je déglutis avec peine. Je ne pourrais pas l’éviter indéfiniment, mais là au saut du lit, c’était au-dessus de mes forces. Je rebroussai donc chemin. En passant devant la chambre de Jérôme, je collai mon oreille contre la porte pour sonder le silence épais qui peuplait la pièce jusqu’à ce que, n’y tenant plus, je m’y faufile à pas de loup. 

Il était là, allongé sur son lit, les bras croisés derrière la tête, son bandeau sur les yeux. Son immobilité suggérait qu’il dormait ; mon imagination me criait le contraire. 

J’allais sortir quand sa voix m’arracha un fameux sursaut : 

— Est-ce que ça va mieux ? me demanda-t-il simplement. 

Toujours incapable de prononcer le moindre mot, je me pelotonnai contre son flanc osseux.  

— Je suis sincèrement désolé.

En guise de réponse, je me blottis plus étroitement contre lui. Malgré sa chaleur, je frissonnai. 

— Je ne voulais pas que les choses…

Il m’entoura de ses bras et de nouvelles larmes virent. 

Spontanément. 

J’inspirai profondément et les mots remontèrent dans ma gorge aussi naturellement qu’ils s’y étaient étranglés. 

— Moi non plus, articulai-je la voix rauque.

— Quand je suis rentré, j’ai… disons que le stress des dernières semaines m’a rattrapé et tout s’est précipité. Je me suis défoulé sur toi, mais…

— Ça va aller.

— Non !

Il se redressa vivement et je suivis son mouvement.

— Comment veux-tu que ça aille ? Tu as vu dans quel état tu étais ?

— C’est pas grave.

— Bien sûr que si. Tout est ma faute. Encore.

Je posai ma main sur son épaule dans un geste de compassion. 

— Jérôme, je t’assure que ça va. Je m’en relèverai. Je me relève toujours.

— Non. L’histoire se répète. Je ne suis bon qu’à faire souffrir les gens qui m’approchent.

— Ne dis pas ça.

— Pourtant, c’est la vérité.

Il s’assit et prit sa tête entre ses mains. Abattu. 

Sa vulnérabilité. Encore. 

— Je suis vraiment un mec horrible. 

— Arrête ! C’est complètement faux ! 

J’observai attentivement sa physionomie contractée par une tristesse profonde. J’aimais sa capacité à endosser ses responsabilités, mais pour une fois, je trouvais qu’il en faisait un peu trop.

— Jérôme, tu ne pouvais pas prévoir ma réaction. J’ai mes propres blessures, et ce serait injuste de ma part te reprocher de les rouvrir alors que tu ne les connais même pas.

Je ponctuai ma déclaration d’une caresse dans le dos.

— Quand je t’ai envoyé ce message sur ton frère, je savais qu’on risquait de s’engueuler, je m’y suis préparée, seulement voilà, il y a eu plein d’autres choses entre temps et ça m’a fragilisée. Je m’imaginais assez forte pour encaisser ton rejet, à la place, j’ai complètement craqué. Mais, ça ne te rend pas pour autant responsable de ce qui s’est passé. Tu n’as pas à assumer mes émotions et mes failles. Alors, arrête de te flageller pour ça, d’accord ?

Il se recula vivement comme si tout à coup mon contact le brûlait. 

— Je ne peux pas ! Je ne le mérite pas !

— Mais pourquoi ? 

— Je ne sais que ruiner la vie des gens qui m’entourent.

— C’est juste une coupure ! Y a pas mort d’homme !

— T’as eu de la chance, mais… ça n’a pas été le cas pour tout le monde.

Mon cœur manqua un battement. 

Quoi ? Comment ça ? De qui est-ce qu’il parle ?

Sans crier gare, Jérôme s’effondra dans mes bras pleurant à chaudes larmes contre moi comme je l’avais fait avec lui quelques heures plus tôt.  

Déchiré. 

Fébrile. 

— Muriel, la femme d’Henry… elle en a pas eu autant.

Son bandeau glissa et je sentis ses larmes rouler le long de ma peau. Ma gorge se noua. Hormis quelques camarades de classe dans ma jeunesse, je n’avais jamais vu un homme pleurer. J’ignorai complètement comment réagir. 

— Je l’ai tuée, articula-t-il douloureusement. C’est ma faute… cette nuit-là, elle conduisait et… et…

Une nouvelle crise de sanglots l’agita.

Sa détresse me brisait le cœur. J’aurais voulu lui faire remarquer que si elle roulait, il n’était responsable de rien, mais je n’y arrivais pas.

Aucune importance. Pour l’instant, il n’est pas en état d’entendre quoi que ce soit.  

Mais, ça explique son lien si particulier avec Henry.

— Elle est morte par ma faute, gémit-il. Si je m’étais pas comporté comme un idiot, elle serait pas venue me chercher et… ça serait pas arrivé et Henry...

Incapable de poursuivre, il continua de pleurer contre moi. 

Son grand corps anguleux tressautait contre le mien. J’entendais presque les fractures de son égo craquer sinistrement à mesure qu’elles se rouvraient.

Il semblait si vulnérable. Si fragile.

Je devais rétablir l’équilibre. Son équilibre.  

— C’était un accident, murmurai-je. Une situation tragique née d’une multitude de mauvais choix individuels. Tu as peut-être commis une erreur quelque part, mais ça ne fait pas de toi un monstre. 

— Elle attendait un enfant !

Je le serrais plus fort. J’avais l’impression que si je le lâchais maintenant, il tomberait en morceaux pour de bon. Je devais le maintenir entier. Le protéger. De lui-même. De ses pensées.

— J’aurais jamais dû m’en sortir à sa place.

Je le repoussai vivement.

— Je t’interdis de dire ça ! m’indignai-je. Pense à tous ces gens qui t’aiment ! Ta famille, tes amis…

— Justement ! À cause de moi, ils ont vécu un enfer. Tous ! Murielle est morte, mon frère est brisé, Henry est veuf, ma famille a failli imploser… et maintenant, tu es blessée et tout ça, c’est ma faute. Tous les gens qui m’approchent… je mérite pas…

Mes sanglots se mêlèrent aux siens. Ses mots me bouleversaient, pas seulement à cause de la dureté de leur jugement, mais parce qu’ils trouvaient un profond écho en moi. Cette sensation de ne rien mériter, je ne la comprenais que trop bien. Cette douleur.

— Alors, pense à moi, murmurai-je la voix rauque. Est-ce que mon avis ne compte pas non plus ?

Je l’attirai à moi et il se laissa faire sans broncher.

— Sans toi, continuai-je, je ne sais pas où je serais.

— Tu t’en sortirais très bien. Tu es forte.

— Ce n’est qu’une illusion. Sans toi je n’aurais jamais compris qui je suis. Sans toi, je serais toujours piégée dans cette tour d’ivoire empoisonnée. Seule. Sans travail. Sans issue.

Je posai ma joue contre la sienne ; je me serrai contre lui autant que possible comme pour m’assurer que cet aveu, que j’allais lui faire, resterait entre nous :

— Tu ne mesures pas à quel point tu avais raison quand tu parlais de mutiler sa personnalité. J’ai passé ma vie à la taillader sans scrupules pour façonner cet imposteur que j’affiche aux yeux du monde. Je me suis diluée corps et âme dans la normalité au point d’en oublier l’essence même de ce qui me constitue. Tout ça pour simplement être acceptée. Et là tu es arrivé.

Je passai ma main valide dans ses cheveux en bataille et ajoutai dans un murmure : 

— La vérité, c’est qu’à force d’être blessée, j’ai fini par croire que j’étais incapable de me rapprocher des autres. Que je n’en valais pas la peine. Que je ne le méritais pas. Pourtant, malgré tes réserves, tu m’as tendu la main. Tu m’as aidée, écoutée, rassurée. Je me suis attachée à toi sans même le réaliser et d’un coup, je me suis sentie parfaitement à ma place. Enfin.

J’essuyai délicatement les sillons luisants laissés par ses larmes sur ses joues. Il frémit quand j’effleurai ses cicatrices du bout des doigts.

— Alors, peu importe ce qui s’est passé cette nuit-là. Peu importe qui est responsable de quoi, laisse-moi égoïstement me réjouir que tu t’en sois sorti. Que cela t’ai irrémédiablement changé. Que cela ait fait de toi un homme capable de me rendre la vie plus douce. Capable aussi de changer le monde qui l’entoure.

— Je ne change rien du tout, gargouilla-t-il.

— C’est faux. Ce que vous accomplissez avec Cédric est incroyable. Tous ces gamins que vous aidez à travers la musique, ils n’ont pas eu beaucoup de chance dans la vie non plus, mais grâce à vos efforts et à votre détermination, ils ont un lieu où s’exprimer. Un refuge comme tu en as trouvé un. Tout ça n’est possible que parce que tu es en vie. Parce que tu t’es battu chaque jour. Parce que tu as refusé de baisser les bras. Sans toi. Sans vous. Sans cet accident, tout ça n'existerait pas. Sans vous, ils devraient renoncer à leur rêve comme ton père t’a forcé à renoncer au tien.

Il plongea son regard dans le mien comme s’il me percevait malgré le voile de sa cécité.  

— Ce que j’essaie de t’expliquer, continuai-je pourtant, c’est qu’il y a toujours plusieurs façons de considérer son histoire. Tu as eu un accident aux conséquences dramatiques, c’est un fait. Rien ne le changera. Par contre, maintenant, à toi de savoir si tu préfères être la victime d’une tragédie macabre ou l’artisan d’un changement inspirant. Tu peux choisir de regarder vers le passé et voir tout ce dont il t’a privé. Mais tu peux aussi décider de regarder vers l’avenir et voir tout ce que ça t’a apporté.

— Des emmerdes. Beaucoup d’emmerdes. Et des souffrances.

— Certes. Mais, qu’est-ce qui te garantis que ta vie d’aujourd’hui est moins belle qu’elle l’aurait été sans cet accident ?

— Tu plaisantes ?

— Non. Aujourd’hui, à cause de cet accident, tu te définis à travers ton handicap, mais dis-moi, sans lui, qui serais-tu ? Une personne comme toutes les autres, piégée dans la vie prédéfinie par ton père ? Est-ce que tu vivrais réellement mieux qu’aujourd’hui ?

Jérôme ouvrit la bouche mais avant qu’il puisse s’indigner de quoi que ce soit, j’ajoutai :

— Une vie normale aurait été bien plus facile, pour autant, te rendrait-elle meilleur ? Cet homme que tu respectes aujourd’hui même si tu ne le vois plus dans le miroir, as-tu la certitude que tu aurais pu le regarder en face si tu n’avais pas eu cet accident ?

Il resta immobile longuement à me dévisager sans me voir. Silencieux. J’en profitai donc pour enfoncer le clou :

— Je ne dis que ce qui t’es arrivé était une bonne chose, loin de là. Ta cécité est une véritable épreuve au quotidien on est d’accord, mais la vie est une question d’équilibre. Et si cet accident t’a coûté très cher, en contrepartie, il t’a aussi ouvert des horizons différents. Aujourd’hui, tu réalises un rêve qui t’étais inaccessible avant. Tu vis de ta passion. Tu t’épanouis dans ton travail. Tu es devenu un homme intègre et droit.

Il posa son front dans le creux de mon cou en murmurant :

— Mais, c’est tellement dur à porter. Je suis fatigué de tout ça. Je n’ai plus la force…

— C’est ce que l’on croit tous un jour où l’autre. Mais, on est tous bien plus fort qu’on ne le pense. Et aussi lourd soit ton fardeau, tu ne peux pas revenir en arrière. Tu dois avancer. Les erreurs sont inévitables. Parfois on a de la chance et tout se termine bien, parfois c’est un engrenage fatal, c’est comme ça. Mais tu en as assez souffert. Tu n’as pas à te punir indéfiniment. Alors dépose ton fardeau et continue ta vie.

— Je n’y arrive pas. Je ne peux pas me le pardonner. Je ne le mérite pas.

— Vraiment ? Alors, si tu en étais tellement persuadé, pourquoi tu t’es battu si fort pour survivre ?

Il se redressa, choqué par mes propos. Une douleur profonde déformait ses traits, pourtant, je me forçai à poursuivre.

— On ne réchappe pas à une épreuve pareille sans une détermination impressionnante. Tu aurais pu simplement abandonner. Mais tu ne l’as pas fait. Pourquoi ?

— Je…

— Et pourquoi tu as renoué avec la musique alors que c’était un véritable parcours du combattant ? Pourquoi tu t’es battu pour ton indépendance alors que tu aurais pu juste attendre que les autres fassent les choses à ta place ? Pourquoi tu as appris le braille alors que tu détestes ça ? Pourquoi tu t’épuises pour prouver à ton père que tu vaux quelque chose ? Pourquoi tu continues à avancer malgré tout ?

Je sentis sa gorge se nouer en même temps que la mienne. J’essuyai les larmes qui coulaient sur mes joues, prenant garde à ce que mon intonation ne trahisse pas mon désarroi :

— Après tout, tu n’as de comptes à rendre à personne. Pourtant, tu ne lâches rien ? Pourquoi ?

Je le forçai à tourner la tête vers moi comme pour l’obliger à affronter cette vérité jusqu’au bout.

— Je vais te le dire… parce qu’au fond de toi, tu gardes encore espoir. L’espoir naïf et un peu fou qu’un jour, comme ça, quelqu’un va débarquer dans ta vie, deviner tout naturellement ce qui te ronge sans que tu aies à le formuler et qu’il te donnera l’absolution pour enfin te débarrasser de cette culpabilité dévorante.

Je marquai une pause. 

Cette discussion nous remuait profondément tous les deux, pourtant, elle était nécessaire. Pour lui. Mais aussi pour moi.

Toutes ces choses, j’avais autant besoin de les entendre que lui.

Toutes ces choses, j’aurais aimé qu’on me les dise un jour. Même si c’était douloureux à entendre.

Alors, j’ajoutai, inflexible :

— Tu espères, mais c’est stupide ! La vérité, Jérôme, c’est que tes problèmes ne concernent personne d’autre que toi ! Personne ne viendra te tapoter l’épaule pour te dire que tu as le droit de vivre ta vie. Personne ne viendra te pardonner. C’est à toi de faire ce chemin. Tu dois te pardonner à toi-même. C’est aussi simple que ça. Aussi simple et aussi complexe.

Il enveloppa ma main dans la sienne, et je réalisai que je tremblais.

Pourtant, je continuai, même si cette fois, ma voix trahit mon émotion.  

— Je sais que c’est difficile à entendre, mais c’est la seule vérité. Et tant que tu ne la regarderas pas en face, tu ne pourras pas avancer.

— Tu sais de quoi tu parles n’est-ce pas ?

— Je l’ai compris grâce à toi. Tu m’as dit un jour que je ne fuirais jamais assez vite ni assez loin pour échapper à mes blessures… Eh bien, c’est vrai. Tu ne peux pas leur échapper. Tu peux juste choisir si tes cicatrices te rendent monstrueux ou si au contraire, elles sont le signe que tu es un homme capable de se relever. Alors je te pose la question, Jérôme Reeves, qui es-tu réellement ?

— Un lâche. Toute ma vie, je n’ai fait que fuir. Ma maison, mes parents, mon frère… Et c’est encore pire maintenant que mon handicap m’offre une excuse pour le faire.

— Tu as pris de la distance pour te reconstruire. Ce n’est pas la même chose.

—  Non. Ça date de bien avant mon accident. Je me suis tellement éloigné d’eux que je me suis perdu en cours de route et maintenant, j’ignore comment revenir.

— Un pas après l’autre. 

— Je suis sérieux. 

— Moi aussi. Si votre relation s’est brisée, c’est qu’elle n’était plus assez solide. Alors ce serait stupide d’essayer de la remettre en état. En revanche, tu peux en reconstruire une nouvelle. Différente. Sincère. Mature. Thomas n’attend que ça. J’en ai discuté avec lui quand je l’ai eu au téléphone. Il aimerait vraiment recréer des liens avec toi.

— C’est trop compliqué. 

— La famille, ça l’est toujours, mais, même s’il est responsable de ta cécité, il mérite que tu lui accordes une chance de se racheter. 

Jérôme pâlit. 

— Responsable de… mais d’où tu sors ça !

— C’est lui qui me l’a dit.

Il détourna le visage, triturant le bas de son tee-shirt comme un enfant pris en faute. Puis, il ajouta dans un murmure à demi étranglé : 

— C’est pas sa faute, c’était la mienne. Il n’a fait que… Il ne voulait pas… C’était un accident. C’était… 

— Différent ? résumai-je à sa place.

Il approuva d’un hochement de tête. 

— Alors dis-moi, si tu ne tiens pas Thomas pour responsable de ta cécité, pourquoi ne veux-tu pas croire qu’Henry pense la même chose de la mort de sa femme ?

Une nouvelle volée de larmes lui échappa. Mais cette fois, il ne s’effondra pas. Il les essuya rapidement, tandis que j’ajoutai :

— Ce fardeau qui t’écrases aujourd’hui, c’est un poids que vous avez tous en commun. Tu veux savoir comment recréer un lien avec eux ? Alors, arrête de te croire seul responsable de ce drame et discutez-en à cœur ouvert ensemble. 

— Je n’aurais pas le courage d’essayer seul.

Tout à coup le profil anguleux de mon aveugle engloutit le mien de sa chaleur. 

Ainsi blottie entre ses bras, je l’entendis murmurer : 

— Reste avec moi. Pour toujours. J’ai besoin de toi. Ne me laisse plus jamais dire le contraire. Et si je finissais par avoir la stupidité de le répéter… ne me crois pas. Ne le crois jamais.

Je posai délicatement ma main valide sur sa nuque et fermai les yeux pour m’imprégner au mieux de l’instant. 

— Je ne veux plus jamais que des choses pareilles se reproduisent, chuchota Jérôme.

Avec des gestes doux, je l’invitai à s’allonger. Il m’attira à lui et se cala contre moi, le visage enfoui dans le creux de mon cou. L’idée de me dérober ne m’effleura même pas l’esprit. Je me sentais bien contre lui. En sécurité. 

J’espérais seulement que ma présence lui apporte autant de réconfort.

  

♪ - ♪ - ♪

 

Jérôme avait sombré à peine quelques minutes après s’être collé à moi. Je l’avais suivi sans m’en rendre compte.

Cette conversation nous avait épuisé tous les deux.

J’aurais pu me sentir coupable de rouvrir ainsi ses blessures, j’aurais pu l’interrompre et l’empêcher de se torturer comme ça, mais non. Cette douleur, il la traînait depuis trop longtemps. Il fallait que ça sorte.

Je lui devais bien ça.

J’avais craqué la première. Il m’avait soutenue. 

Mais à quel prix, avait dit Henry. Maintenant, je comprenais.  

Je comprenais aussi que le docteur Lanteigne avait raison. C’était une étape nécessaire pour vraiment guérir.  

D’autant qu’une part de moi était émue de découvrir l’enfant mutilé qu’il cachait au fond de lui. Cet enfant qui résonnait sur la même fréquence que le mien. Celui qu’il ne montrait à personne, pas même son oncle.

Nous avions passé une partie de la matinée à dormir ainsi, étroitement collés l’un à l’autre. 

Il s’était réveillé le premier et avait patiemment attendu que j’en fasse autant. Son comportement de plus en plus équivoque à mon égard ne m’avait pourtant pas interpelée. Au contraire, j’avais beaucoup apprécié.  

Je sortis de sa chambre en catimini prenant garde à ne pas alerter Henry en pleine conversation téléphonique dans le salon. Je me faufilai dans le couloir comme une enfant en plein forfait. Une fois dans ma chambre, je m’autorisai un soupir de soulagement. 

Je me changeai en vitesse et j’attendis d’être certaine que Jérôme soit déjà descendu pour les rejoindre. En d’autres circonstances, une telle synchronicité aurait pu éveiller les soupçons d’Henry mais aux vus des événements de la veille, ça devrait passer plutôt inaperçu. Il penserait simplement que j’avais attendu le moment propice pour que Jérôme fasse tampon entre nous. 

Aussitôt qu’il m’aperçut, Henry se tut. Je m’installai avec eux à table. 

L’horloge affichait 10h30.

Pour mon plus grand soulagement, Henry ne fit pas le moindre commentaire sur les événements de la soirée. Il se contenta de me demander comment je me portais et si nous pouvions nous débrouiller seuls, puis il se retira. 

Sa froideur n’échappa guère à Jérôme, qui l’attribua à une mauvaise nuit sur le canapé. Pour ma part, je savais que cette sévérité m’était destinée, mais je préférais ne pas y penser pour l’instant. 

Jérôme passa une grande partie de la journée à mes côtés, me surveillant comme une oie couverait sa progéniture. Je trouvais ça tellement touchant, que je n’osais pas le vexer avec mon humour décapant.

Au moment de refaire mon pansement, il se proposa immédiatement de m’aider. J’acceptai de bon cœur, consciente qu’il serait puéril de ma part d’insister pour me débrouiller seule.

— Tu t’en veux toujours pour ce qui est arrivé hier ? lui demandai-je face à sa mine renfermée. 

— C’est plus compliqué que ça. 

Il détacha mon bandage avec des trésors de délicatesse, ajoutant à mi-voix : 

— Ce qui s’est passé a fait remonter des choses que j’avais enfouies depuis longtemps. Les souvenirs de l’accident… les sensations.

Il ricana amèrement. 

— J’ai failli dire les images. C’est stupide hein ? 

Sans vraiment me laisser le temps de répondre, il continua : 

— Je n’ai rien vu de l’accident, pourtant, à travers la douleur, des images abominablement claires se sont imprimées dans mon esprit. J’ai beau faire tout mon possible pour les oublier, elles me hantent. 

— C’est normal. C’est un traumatisme qui ne s’effacera jamais. Il fait partie de toi. De ce que tu es. De ce que tu es devenu.

Enhardie par sa sollicitude, je lui caressai le bras de ma main valide. 

— C’est assez paradoxal, confessa-t-il. Les événements de cette nuit-là sont vraiment flous dans ma mémoire, pourtant mes sensations… mes os… brisés, ma respiration pénible, le froid, les odeurs de la forêt, le sang, la pluie… tout…  

Il effleura ma paume pour localiser la coupure avant de la désinfecter. Ses mains tremblaient et moi j’osais à peine respirer tant ce nouvel aveu me remuait.

— C’était le réveillon du Nouvel An. Thomas et moi étions chez des amis. Thomas, ça a toujours été mon garde-fou. Petits, on était très complices. Je faisais beaucoup de conneries, et il me couvrait toujours. On fréquentait les mêmes potes, on allait aux mêmes fêtes. Je picolais toujours bien plus que de raison alors Thomas restait sobre pour me protéger en cas de besoin. Il s’en moquait de passer pour un mec relou et moi, ça me convenait. En famille, il n’y en avait que pour lui, entre amis, c’était moi, le mec cool. Et un jour, j’ai fait un pari minable. Saouler Thomas pendant une de nos soirées, histoire d'entacher un peu sa réputation de fils modèle. 

— Je ne t’aurais pas cru capable d’un truc aussi bas. Enfin, ça ne te ressemble pas.

— Ça ne me ressemble plus, mais à l’époque, j’étais jaloux de lui. De l’attention que mes parents lui portaient. Des éloges qu’il recevait. De mon côté, j’étais toujours le vilain petit canard et, c’était dur à vivre. Alors je me vengeais en lui faisant toutes les crasses possibles. Mais, ça ne l’atteignait pas. Pour lui, c’était son rôle de grand frère d’encaisser ça et me protéger. Seulement, un jour, tout a changé. Il s’est replié sur lui-même et il a commencé à m’ignorer. Je n’ai pas compris ce qui se passait. Mais comme j’étais trop fier et trop con, au lieu de faire un pas vers lui, j’ai décidé d’en profiter pour salir son image avec ce pari ignoble...

— Et vous avez réussi ?

Il se frotta les mains, embarrassé.

— Ça n’a pas été nécessaire. Ce soir-là, il a bu le premier. Ça aurait dû me mettre la puce à l’oreille, mais ça n’a fait que m’encourager. Quelques verres plus tard, on était aussi bourré l’un que l’autre, et ça a dérapé.

Il s’interrompit le temps de se racler nerveusement la gorge.

— Le ton est monté entre nous. Désinhibés par l’alcool, on a réglé nos comptes dans les détails et de manière plutôt sale. Autour de nous, nos potes aussi bêtes et méchants que moi s’étaient regroupés en cercle pour alimenter notre rage. Sans comprendre ce qu’on faisait on s’est retrouvé comme des chiens enragés dans un combat clandestin.

Il caressa délicatement son bandeau. Juste là où il cachait un chapelet de cicatrices rosées.

— Thomas m’a sauté dessus en premier. La suite est très floue. La colère, l’alcool, la bagarre… tout se mélange, jusqu’à la bouteille. C’était juste une vieille bouteille en verre comme il y en a des milliards, posée en évidence sur le comptoir du garage où on faisait la fête. Abandonnée. Thomas m’a frappé avec. Ici, au niveau de la tempe gauche.

Horrifiée, je couvris ma bouche de ma main droite. 

— Seulement, l’alcool et l’excitation du combat aidant, il n’a pas mesuré sa force. Il ne s’attendait pas à ce que la bouteille explose. Ni qu’elle soit pleine de détergent. Franchement, qui a l’idée de foutre un reste de détergent dans une bouteille vide sans l’étiqueter ? Seulement, elle y était et…

— Donc ton frère est bel et bien responsable de…

— Tu m’as demandé ce matin pourquoi je m’étais battu pour survivre, eh bien voilà pourquoi. Parce que je ne pouvais pas lui infliger ça. C’était un accident. On était jeunes et idiots et on a fait cette connerie ensemble.

— Ce n’est pas comme ça qu’il voit les choses.

— Je sais, mais je n’arrive pas à lui faire comprendre ! Il se torture depuis des années, et... 

— Comme toi avec ta tante. Ni l'un ni l'autre vous n'arrivez à vous pardonner ce qui s'est passé. C'est pour ça que c'est vraiment important que vous en parliez ensemble. Vous essayez désespérément d’avancer chacun dans votre coin en traînant un fardeau qui vous écrase tous les deux, alors qu’il vous suffirait de le laisser derrière vous pour simplement avancer ensemble. 

Jérôme retira son bandeau et se passa une main sur les yeux. Je le soupçonnai d’essuyer discrètement quelques larmes.  Je posai ma main valide sur la sienne. 

— Quand tu le dis ça parait tellement simple, marmonna-t-il. 

— Ça l’est toujours. En théorie. Jamais dans les faits. 

Il soupira et j’ajoutai : 

— Mais ôte-moi d’un doute, du détergent dans les yeux, c’est pas dangereux à ce point… enfin, j’en sais rien mais…

— En fait, déjà à l’époque j’avais des problèmes de vue. Mon opthalmo m’avait prescrit des lunettes, mais je me trouvais trop beau gosse pour en porter alors je lui avais demandé des lentilles. Malheureusement, elles ont fondu au contact du détergent. Avec l’accident, la prise en charge médicale a… disons qu’elle est intervenue beaucoup trop tard et j’ai développé une infection.

— Qui t’a rendue aveugle.

— Oui.

Il tâtonna à la recherche du flacon d’alcool modifié. Je l’observais en silence, consciente que chaque mot nouait un peu plus ses épaules. Chaque phrase crispait davantage ses traits. 

— Bien sûr, reprit-il, dans un monde parfait, nos potes auraient appelé les secours au lieu de se disperser comme une volée de moineaux. Quand ils ont compris que c’était grave, ils ont eu peur que ça leur retombe dessus. Thomas s’est retrouvé seul pour gérer la crise. J’avais tellement mal que je n’arrivais plus à réfléchir. Je l’ai entendu appeler nos parents et… et je ne sais pas combien de temps plus tard, c’est Muriel, la femme d’Henry qui est venue nous chercher. Elle nous a mis dans la voiture et… un peu plus loin, Thomas a vomi à cause des sales mélanges d’alcool qu’il avait fait. Du coup, elle l’a laissé descendre parce qu’il voulait pas nous retarder… il a dit qu’on devait se dépêcher et qu’il se débrouillerait. On est repartis et… et… on s’est planté. Je me souviens être resté conscient quelque temps après l’accident. Muriel parlait à côté, mais je ne comprenais pas ce qu’elle voulait. C’est à peine si j’arrivais à respirer. Je ne sais pas quand les secours sont arrivés, mais ils ont dit à mes parents que c’était déjà trop tard pour elle à ce moment-là.

— C’est fou ça. Et après tu oses encore t’imposer seul la responsabilité de sa mort ?

Jérôme se figea, ses yeux aveugles rivés dans ma direction. 

— Comment tu peux dire ça ?

— Mais Jérôme ! Ouvre un peu les yeux ! Votre excuse c’était peut-être d’être des ados, mais la sienne c’était quoi ? Dans quelle version de l’histoire tu laisses un gamin bourré et malade tout seul sur une route en pleine nuit d’hiver ? Et pourquoi elle est venue te chercher au lieu de prévenir tes parents ? Pourquoi ne pas appeler les secours pour vous aider tous les deux ?

— Une ambulance aurait certainement été plus longue.

— Sérieusement ? Et le médecin du SAMU, tu crois pas qu’il aurait pu lui donner des directives simples pour vous mettre en sécurité ton frère et toi ?

— Elle a fait ce qu’elle pouvait.

— Bah oui, la preuve, vous avez fini au fossé ! Ça lui a coûté sa vie, et presque aussi la tienne. Tu peux dire ce que tu veux, de mon point de vue, c’est juste stupide !

Jérôme pâlit. 

— Et d’ailleurs, pourquoi tes parents ne l’ont pas accompagnée ? Je ne les connais pas, donc c’est difficile d’en juger, mais dans quel monde quelqu’un d’aussi attentionné qu’Henry laisserait sa femme gérer seule un problème pareil ?

— Je…

Choqué par mes propos, il se leva. Mais ses jambes refusèrent de le porter. 

— Eh doucement !

Je le rattrapai de justesse et le forçai à se rasseoir. 

— Je… n’avais jamais pensé… enfin, je veux pas, bafouilla-t-il dans un murmure. Non… il doit y avoir une explication logique… C’est ma faute…

J’observai pensivement ma paume blessée. Je réfléchissais à toute vitesse sans faire grand cas du léger saignement qu’avait provoqué mon geste brusque. 

— Pourquoi as-tu à ce point besoin d’être le seul responsable de ce qui s’est passé ?

— À cause de Thomas.

Il s’interrompit brusquement comme si son aveu lui brûlait les lèvres.

Je l’encourageai d’une caresse à continuer. Il hésita un instant, puis m’avoua :

— Après l’accident, je suis resté plusieurs mois à l’hôpital. La rééducation était une torture. Ma cécité encore plus. J’étais épuisé, perdu. Terrorisé. Détruit physiquement et moralement. Même dormir était douloureux et angoissant. À chaque fois que je sortais la tête de l’eau, j’entendais mes parents comploter à voix basse dans mon dos. Avec mes bandages sur les yeux, ils ne savaient jamais quand je dormais ou pas. Ils s’engueulaient en chuchotant sans réaliser qu’à chaque minute mes oreilles percevaient plus clairement le moindre son qui m’entourait pour compenser mon handicap. C’est comme ça que j’ai découvert la vérité.

Quelle vérité ?  

Il saisit ma main et recommença à la désinfecter nerveusement. La brûlure de l’alcool modifié m’arracha une grimace, mais face à son expression triste et renfermée, je m’abstins de lui rappeler qu’il l’avait déjà fait.

— Thomas n’est pas mon frère par le sang. 

— Tu veux dire qu’ils l’ont adopté ? 

— Oui. Ils n’arrivaient pas à avoir d’enfants et l’ironie du sort a voulu que ma mère tombe enceinte juste après la finalisation de l’adoption de Thomas. À leurs yeux, ça ne changeait rien. Aux miens non plus d’ailleurs. Thomas est mon frère et c’est tout. Mais lui… ce n’est pas comme ça qu’il l’a vécu. 

Il tritura la compresse avec laquelle il m’avait désinfectée dans une piètre tentative de me cacher sa nervosité. 

— Nos parents nous ont caché la vérité. Soi-disant pour nous ménager, seulement, Thomas a tout découvert par hasard quelques semaines avant mon accident. 

— Comment ? Peut-être qu’il s’est trompé ? 

— Non. Un jour, il a fait un don du sang dans notre lycée. Naturellement, ils ont testé son groupe sanguin. AB, avec deux parents O. Inutile d’avoir de grandes études pour savoir que c’est impossible. 

— Comment il a réagi ? 

— Très mal. Il s’est renfermé sur lui-même. Mes parents ont conclu qu’il faisait sa crise d’ado, j’ai cru qu’il m’en voulait pour quelque chose. Alors j’ai essayé de le faire parler, mais il me repoussait systématiquement. Et je supportais pas ça. D’où ce fameux pari pour me venger. 

Il laissa le silence s’étirer entre nous un moment avant de reprendre : 

— Au final, chacun à notre manière on lui a mis une pression qu’il n’arrivait plus à gérer. Et ce fameux soir, il a craqué et… tout est parti en vrille.

Je souris tristement. Désormais je comprenais mieux pourquoi il avait tellement mal réagi la veille. Ma réaction avait fait écho à la nuit de son accident. À cette douleur qu’il avait enfouie dans son cœur. 

— Tu lui en veux pour ça ? lui demandai-je doucement.

— Non ! Bien sûr que non ! À sa place, j’aurais probablement fait bien pire.

— Alors dis-le lui. 

— Je n’y arrive pas. C’est pour ça que j’ai fui la maison. J’étais tellement en colère. Tellement frustré. Je ne supportais plus de les entendre se déchirer dans mon dos, alors que par devant ils étaient tous à l’affût de mes moindres mouvements, prêts à surgir avec une petite couverture au cas où j’aurais froid, avec un peu d’eau si j’avais soif, ou un peu de quelque chose pour le cas où... En parallèle de ça, j’enchaînais les rendez-vous médicaux, la rééducation et toutes ces conneries épuisantes. J’oscillais entre l’espoir insensé de recouvrer la vue et le désespoir profond de faire face au champ de ruines qu’était ma vie. La seule chose qui me tenait debout, c’était la rage à l’égard du monde entier, moi compris. La suite, bah, tu la connais.

— Dans les grandes lignes oui.

Il termina de bander ma main blessée et soupira : 

— Voilà, maintenant, tu sais tout. Toujours convaincue que je ne suis pas le monstre dans l’histoire ? 

— Plus que jamais. Tu n’arrives pas à le voir parce que ta culpabilité t’aveugle sans mauvais jeu de mots. 

Enfin, je parvins à lui arracher un faible sourire. 

— Mais j’ai vraiment l’impression qu’il te manque une pièce du puzzle pour comprendre ce qui s’est réellement passé cette nuit-là et pourquoi. Et les seules personnes capables de te la fournir sont précisément celles que tu fuis avec tant d’application.

— Mes parents ?

— Je suppose qu’Henry aussi doit savoir quelque chose, mais il n’y a guère qu’en les questionnant que tu pourras résoudre ce mystère. 

Il se renfrogna. 

— Je ne suis pas prêt pour ça. 

— Tu ne le seras jamais, mais c’est la seule façon de passer à autre chose. Et tu le mérites. Quant à cette colère, si elle était légitime à l’époque, demande-toi si aujourd’hui, elle t’est toujours nécessaire pour avancer ? 

Il me dévisagea de son regard aveugle et sans que je comprenne ce qui m’arrivais, je me retrouvais dans ses bras. Tandis que je lui rendais son étreinte, je l’entendis me chuchoter :  

— Ça ne dépend plus uniquement de moi désormais.  

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