1928 – Pays de France - Chapitre 1

 

 

La burle, ainsi qu’on désigne dans ce coin de terre le vent du nord, soufflait sur la lande à perdre haleine. De violentes rafales envolaient la neige par vagues tourbillonnantes qui venait s’écraser contre les troncs des sapins et des hêtres de Bois-Cornu. En ce mois de février, chacun se gardait au chaud près de l’âtre. La tourmente passait, le temps engourdissait les heures.

Pourtant, en ce matin de glace, le tintement cristallin de clochettes accrochées aux arceaux d’un traineau défiait la tempête. Il en eut fallu davantage pour dissuader le brave Hyppolite et son fidèle Fagotin. Bien que le chemin s’effaçât sous une neige mouvante, le cocher affichait une confiance indéfectible en son compagnon, un large percheron à robe d’ardoise, qui connaissait sur le bout des sabots chaque particularité du chemin. La vieille troïka, bricolée pour s’ajuster au noble et unique coursier, n’était de sortie que pour les grandes occasions, celles qui marquent les esprits. Hyppolite devait conduire au Castel quelques invités prestigieux arrivés de la gare par le train de huit heures. C’est ce que pensèrent les rares témoins de cette chevauchée téméraire car, de mémoire paysanne, nul ne se serait risqué, ici, à affronter pareille bourrasque.

L’attelage glissait avec souplesse et les passagères emmitouflées sous une montagne de peaux gloussaient de plaisir :

  • Plus vite Hyppolite ! Encore plus vite !
  • Holà ! Demoiselles, je dois ménager Fagotin ! Si nous plantons le traîneau dans une congère, nous devrons poursuivre à pied et cela vous amusera beaucoup moins, vous pouvez m’en croire ! D’ailleurs, nous arrivons. Regardez, nous apercevons les toits du Castel.

En effet, le vieux manoir se découpait à l’horizon. Les petites se redressèrent, indifférentes aux assauts du blizzard qui rosissait leurs joues et déposait des perles de glace dans les mèches de cheveux échappées des coiffes fourrées. Un crépi de neige recouvrait en partie la façade du bâtiment, la fumée des cheminées rabattue par le vent s’éparpillait en grappes de nuages qui venaient s’évanouir sur les murs de la tour d’angle :

  • Oh ! Comme c’est beau ! Tu as vu Lara ?
  • Oui ! Et comme c’est grand !

Hyppolite sourit devant l’enthousiasme des passagères :

  • Allons, ce n’est pas une découverte. Vous êtes déjà venues, et même plusieurs fois avec vos parents.

C’était la vérité mais leur dernier séjour remontait à quelques années et les fillettes en gardaient plus une vague impression que de réels souvenirs.

Parties de la ville la veille au soir et confiées aux mains attentionnées d’une amie de la famille qui descendait vers le sud, elles avaient voyagé de nuit, en train couchette. Bien trop excitées par l’aventure, elles dormirent peu et d’un sommeil agité.

Néanmoins, Hyppolite les cueillit à la gare au petit matin, le teint frais et l’esprit agile.

Éloïse et Lara étaient cousines. Frères et associés, leurs pères tenaient commerce d’étoffes à la capitale. Pour plus de commodité les familles habitaient deux appartements identiques au-dessus du magasin. Ainsi, les fillettes avaient grandi ensemble, partageant la même gouvernante anglaise, Nani-Thé, qui consacrait à présent la majorité de son temps à l’éducation des plus jeunes. Trois mois les séparaient mais le temps avait gommé cette différence. À 9 ans, elles effectuaient seules leur premier séjour chez leur grand-mère du bout du monde et cet évènement les réjouissait.

La troïka glissa le long de la grande allée bordée de charmes et d’érables sycomores dont les branches ployaient sous le poids de la neige. L’attelage effectua en douceur une demie boucle pour s’arrêter au pied du large perron.

Le maître d’hôtel, prénommé Eustache, mais qu’elles rebaptisèrent aussitôt Moustache en raison des remarquables bacantes qui décoraient ses joues, les accueillit avec dignité et les invita à entrer. Un peu impressionnées par le ton cérémonieux, les fillettes s’exécutèrent sans piper mot, ce qui en soit était déjà une victoire pour l’auguste majordome. Hélas cette prédisposition au silence ne dura pas car, à peine franchi le seuil, les demoiselles s’égayèrent en exclamations bruyantes, s’émerveillant devant la splendeur du hall, la taille des miroirs et des tableaux, le faste des somptueuses tentures. Le serviteur eut toutes les peines du monde à canaliser une exubérance qui bousculait la quiétude habituelle de la maisonnée. Une voix mélodieuse descendue tout droit du vaste escalier de pierre interrompit le tumulte :

  • Mais qu’est-ce que j’entends là ? Ne serait-ce point mes charmants trésors ?
  • Mamochka ! s’écrièrent en cœur les petites avant de se précipiter dans les bras grands ouverts de leur grand-mère.
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Edouard PArle
Posté le 25/06/2024
Coucou Hortense !
Je retrouve ton style si particulier avec beaucoup de plaisir. Les choix de prénom de tes personnages sont toujours excellents et aident à plonger dans l'ambiance. Tu fais toujours de superbes descriptions et tes personnages sont vraiment touchants. Bref, je me suis régalé !
Je suis très intrigué par l'enchaînement de ces deux premiers chapitres et le saut temporel. Je suis curieux de voir le lien entre les deux. Hâte de découvrir la suite !
Un plaisir,
A bientôt !
Hortense
Posté le 03/07/2024
J'espère que tu ne seras pas déçu !!! C'est un texte que j'avais écrit voilà un petit bout de temps, bien avant que l'actualité avec la Russie nous rattrape. J'ai toujours été très sensible à la littérature et à la musique Russe. Bonne lecture et merci de ta fidélité
Edouard PArle
Posté le 04/07/2024
Oui, j'adore aussi leur culture ! Ce qui rend l'actualité d'autant plus triste )=
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