An 1712 du calendrier Valérian
La silhouette de la fillette s’était évanouie dans la foule.
Il ne lui avait fallu que quelques secondes pour disparaître.
Drystan serra les poings. Ses ongles mordaient sa paume. Des petites brûlures qui, pour un instant, faisaient taire celles qui crépitaient tout au fond de lui. Des cris résonnaient autour d’eux.
Voleuse ! Voleuse !
Pourtant, c’était lui qui se sentait dépossédé…
Les doigts de sa mère s’enfoncèrent doucement dans son épaule. Un geste qu’elle pensait destiné à l’apaiser, mais qui ne faisait que le frustrer un peu plus. Pourquoi l’avait-elle arrêté ? Une seconde de plus, un pas en avant, et il leur aurait évité cette humiliation.
— Ne t’en fais pas, chuchota-t-elle. Nous la retrouverons…
Il leva la tête vers elle, fouillant son regard pour trouver une explication à ses paroles. Comme à son habitude, sa mère ne laissait paraître qu’une froide sérénité. Pourquoi souriait-elle ? Drystan détestait cette expression énigmatique. Elle lui donnait le sentiment qu'elle connaissait les règles d’un jeu dont lui ignorait presque tout.
Il se détourna, inspira pour dissimuler sa colère.
La foule se calmait peu à peu, le cortège se reformait.
L’incident était passé.
La procession reprit sa lente avancée, comme si rien ne s’était produit. Il sentait à nouveau les regards sur lui. Le mépris, le jugement. Les chuchotements se noyaient dans la cohue, mais il pouvait les lire sur leurs lèvres.
Bâtard, bâtard.
La chaleur familière, dévorante, montait en lui.
Elle battait en rythme avec le médaillon qu’il portait, avec une force sauvage qu’il peinait à contenir.
Ces armoiries, cette magie, son sang.
Tout cela l'étouffait.
Comme il aurait voulu pouvoir les rejeter, les arracher de sa poitrine.
La manière dont le bijou pulsait au rythme de son cœur était insupportable. Et la douleur, sourde, asphyxiante, s’amplifiait à chaque murmure, à chaque regard, qui suivait leur passage. Ses doigts se crispèrent autour du médaillon. Le premier sceau qu’il avait forgé de ses propres mains. Sa mère avait déclaré qu’il était la preuve de sa légitimité, de son droit de naissance. La preuve qu’il était un Valcor.
Aujourd’hui, son existence allait être dévoilée à tout Coralis.
Et le roi, son père, en serait le témoin impuissant.
Il tira légèrement sur la chaîne, soudain tenté de se débarrasser de ce poids, de revenir en arrière avant que sa vie ne soit irrémédiablement bouleversée.
Oui, il ferait mieux de retourner dans l’ombre où on l’avait gardé durant toutes ces années…
— Ne fais pas ça, lui intima sa mère d’une voix impérieuse, sans même le regarder.
— Il ne me reconnaîtra jamais et eux non plus, murmura-t-il entre ses dents serrées. Tu les entends ?
Pendant un instant, elle se tut, absorbant les propos haineux qui flottaient autour d’eux, sans sourciller.
— Ce qu’ils pensent maintenant n’a aucune importance. Quand tu feras face à ton père, Drystan, ils comprendront qui tu es. Ils verront en toi la force que tu portes, celle d’un vrai roi.
Drystan détourna le regard, le fixant sur un point devant lui pour éviter celui de sa mère. Son souffle s'accélérait, tout comme la tension dans ses muscles. Sa mère avait cet aplomb, cette capacité à voir beaucoup plus loin que lui. Il l’admirait pour cela, mais aujourd’hui tout cela l’irritait.
— Et si ça ne changeait rien ?
— Tu ne peux plus faire marche arrière, rétorqua-t-elle.
Le palais était proche. Les grilles étincelantes de la grande cour s’ouvraient et dévoilaient au loin la silhouette du roi, flanquée de ses conseillers et du jeune prince Oryn. Depuis une tribune surélevée, au bout de l’esplanade, ils recevaient les hommages des héritiers et de leurs pères qui se succédaient tour à tour.
La foule scandalisée se calmait peu à peu, encadrée par les gardes qui, tant bien que mal, étaient parvenus à rétablir l’ordre. Mais Drystan savait qu'il laissait sur son passage une marque indélébile. Et il sentait tous ces regards comme autant de lames dirigées contre lui.
Le cortège se resserrait à mesure que les nobles s’inclinaient devant le roi. Quelques pas, quelques secondes, le séparaient de cet instant qu’il avait espéré et redouté à la fois. Peut-être sa mère avait-elle raison : il était temps. Pourtant, un vide oppressant s’étirait en lui. Car, il le savait, cette confrontation marquerait la fin de tout ce qu’il avait connu. Son père l’appréciait, mais il ne pouvait le reconnaître officiellement.
Leur relation s’était bâtie sur quatorze années de rencontres furtives, de moments volés à l’abri des regards.
Il était un secret, une ombre.
Et ce n’était qu’ainsi que son père pouvait l’aimer.
À l’instant où les héritiers qui les précédaient se retirèrent et que leurs yeux se croisèrent, cette vérité s’imposa à lui avec une cruelle clarté. Le visage du roi était un masque impassible. Mais dans ses iris, il découvrit tout ce qu’il avait craint : de la peur, du regret, de la déception. Drystan comprit alors que tout ce qu’ils avaient partagé jusqu’ici ne pourrait survivre à la lumière du jour.
Son cœur se serra, mais il n'eut pas le temps de se fendre sous la douleur. Un autre regard rencontra le sien. À demi dissimulés sous quelques mèches sombres, des yeux bleus étaient dardés sur lui. Le prince Oryn le contemplait avec curiosité. Son attention glissa sur le médaillon rougeoyant qui pendait sur la poitrine de Drystan avant de se fixer sur son propre pendentif. Un cristal emprisonné dans un fin treillis d’or qui rappelait sans équivoque les armoiries royales.
Le Cœur de l'Héritier.
Le sceau sacré transmis au premier né de la lignée des Valcor.
Le regard du jeune prince revint se poser sur Drystan, teinté d’une incompréhension presque enfantine. Comme s’il ne parvenait pas tout à fait à établir le lien entre les deux bijoux. L’innocence, la candeur, qui émanaient de ce visage, atteignirent Drystan de plein fouet. Une flèche empoisonnée, plantée profondément dans sa poitrine. L’amertume qu’elle répandait en lui était dévorante, brûlante. Cette naïveté, c'était tout ce qu’il n’avait jamais eu. Tout comme cette gamine s’était emparée des possessions de sa mère, Oryn avait pris tout ce qui aurait dû lui appartenir. L’amour inconditionnel de leur père, la légitimité, le droit d’exister aux yeux du monde.
On avait offert à ce garçon tout ce qu’il n’aurait jamais.
À compter de ce moment, Drystan sut qu’il le haïssait.
Il haïssait tout ce qu’il représentait : l’héritier choyé, celui qui vivait dans la lumière tandis qu’il avait été confiné dans l’ombre.
Il haïssait la simplicité avec laquelle Oryn existait.
Et en prendre conscience, ici, maintenant, sous les yeux de son père et du royaume était plus douloureux qu’il ne l’avait imaginé.
À ses côtés, sa mère esquissa un sourire effronté avant de s’incliner avec grâce. Drystan restait droit. Immobile. Un orage grondait dans son cœur, pourtant il affichait la posture digne et impassible d’un prince.
Le sceau qui frémissait contre sa poitrine clamait silencieusement son appartenance à la lignée des Valcor. Un nom, une identité qu’on lui refusait depuis toujours.
Il soutint le regard froid, intransigeant, du roi.
Non, il ne s’inclinerait pas.
Pas devant ce père qui n’avait jamais eu le courage ou la volonté de lui accorder la place qu’il méritait. Pas devant ce prince qui n’aurait jamais à se battre pour prouver ce qu’il vaut.
Darius de Valcor avait fait son choix depuis longtemps.
Drystan venait de faire le sien.