2.2 - Drystan

— Tu as été parfait, lui souffla sa mère dès qu'ils eurent tourné le dos à la tribune royale.

Drystan ne répondit pas. Son cœur battait encore trop fort pour qu'il puisse articuler la moindre parole. À chaque pas, il sentait le poids des regards derrière lui, mais cette fois, ce n'était plus du mépris qu'il percevait. Des murmures enflaient déjà dans la foule. La rumeur de son acte de rébellion commençait à courir sur toutes les lèvres.

Il était sorti de l'ombre.

Il ne s'était pas incliné.

Il avait refusé de courber l'échine devant son père et son frère.

Ce simple geste, ou plutôt son absence, avait tout changé.

— Maintenant, ils voient qui tu es, déclara sa mère d'une voix vibrante.

Drystan inspira profondément. Jusqu'ici, il avait douté. Il avait hésité, persuadé qu'il avait beaucoup plus à perdre qu'à gagner en s'exposant ainsi. Aujourd'hui, après avoir découvert la peur et la colère dans les yeux du roi, après avoir compris tout ce dont on l'avait dépouillé dans ceux du prince Oryn, il savait qu'il ne ferait pas marche arrière.

Il lui faudrait du temps pour accéder au trône.

Il n'obtiendrait pas ce qui lui revenait sans se battre.

Sa vie resterait à jamais vide de sens tant qu'il n'aurait pas pris la place qu'il estimait être la sienne.

Ils quittèrent les abords du palais. Au-delà des dernières rangées de badauds, une voiture les attendait. Un équipage tiré par deux chevaux à la robe noire. Aidés par deux hommes en livrée de la maison Nyr, la famille de sa mère, ils montèrent à bord.

Les muscles encore tendus par la confrontation, Drystan s'adossa contre le siège, cherchant à ramener le calme dans son esprit.

— Nous devons nous préparer à des représailles, ajouta sa mère en s'installant.

Elle frappa deux coups contre le panneau et l'attelage démarra au pas.

Ignorant le regard qu'elle gardait rivé sur lui, Drystan laissa son attention s'égarer à travers la petite fenêtre, observant les rues qui défilaient sous ses yeux.

Qu'allait-il se passer maintenant ? Comment son père allait-il réagir ?

Après quelques minutes, la voiture s'arrêta devant une imposante bâtisse située à l'écart de la ville.

Le manoir des Nyr reflétait encore la gloire révolue d'une lignée peu à peu tombée en disgrâce. De hauts murs de pierre grise l'encerclaient, abritant une demeure au style gothique, entourée de jardins à l'élégance fanée depuis que la magie s'était éteinte dans la famille. Dans les moments sombres, Drystan se répétait qu'il aurait préféré recevoir le pouvoir des Nyr plutôt que celui de son père. Contrôler la manière dont la nature s'épanouit et meurt, invoquer le printemps d'un simple geste. Cet héritage aurait été bien plus facile à assumer. Mais la magie ne se transmettait que de père en fils. Et Drystan portait en lui celle des Valcor...

La portière s'ouvrit et il descendit à la suite de sa mère.

Ismène de Nyr, était la dernière représentante d'une lignée qui avait influencé les plus hautes sphères du royaume. Fille unique, elle avait hérité de toutes les responsabilités d'une maison autrefois prospère, affaiblie par des guerres intestines et des alliances maladroites. Lorsqu'elle était tombée amoureuse de Darius de Valcor, elle avait ruiné toutes ses chances de perpétuer la puissance de sa famille et de restaurer son prestige. Sa chute avait été définitive après la naissance de Drystan.

Mais, elle ne s'était jamais avouée vaincue.

Drystan en avait pris conscience depuis peu : sa mère le façonnait avec acharnement et patience. Avec les années, elle renforçait son caractère. Il devenait plus volontaire, plus solide, tout comme une épée affûtée avec soin.

Ils pénétrèrent dans un hall austère, aux murs sombres et ornés de tapisseries décolorées par le temps. Un grand escalier de marbre noir s'élevait au centre, surmonté de portraits d'ancêtres figés dans des postures raides et sévères. Leurs regards semblaient pleins de jugement. Parfois, Drystan avait l'impression qu'ils condamnaient les fautes de leur descendante, qu'ils la blâmaient en silence pour ses aspirations honteuses.

Des domestiques les débarrassèrent de leurs capes et de leurs gants. À peine furent-ils installés dans le salon qu'on leur annonça de la visite. Le capitaine de la garde de Coralis se présenta peu de temps après. Drystan se raidit. Venait-on pour les arrêter après leur provocation publique ?

— Madame, salua-t-il sa mère en entrant dans la pièce. Je pense que ceci vous appartient.

Il lui tendit son réticule. L'arbre brodé sur le tissu était reconnaissable. L'emblème de la famille Nyr. Sa mère saisit le sac avec un sourire et Drystan réprima un soupir de soulagement.

— La voleuse a tenté d'écouler un écu sur le marché, précisa l'homme. Nous avons été prévenus dans la minute, le contenu est intact.

Elle acquiesça d'un signe de tête.

— Merci, capitaine, répondit-elle sur un ton presque détaché. J'imagine que vous avez déjà pris les mesures nécessaires ?

— Pour l'instant, elle est retenue dans les prisons de la ville...

Le garde hésita un instant avant de poursuivre :

— C'est une petite fille âgée d'à peine une dizaine d'années, la loi exige qu'elle reçoive plusieurs coups de bâton. Souhaitez-vous que nous appliquions cette sentence ou avez-vous d'autres directives ?

La mère de Drystan laissa planer un silence, caressant distraitement le tissu brodé. Elle faisait mine de réfléchir, mais il était évident qu'elle avait pris sa décision dès qu'elle avait croisé le regard de la fillette.

— Amenez-la-moi, lâcha-t-elle finalement. Je me prononcerai une fois que je l'aurais vue.

— Bien, madame.

Le capitaine exécuta un salut respectueux avant de se retirer.

— Que comptes-tu faire d'elle ? demanda Drystan dès qu'ils furent seuls.

Ismène posa le réticule sur l'assise du sofa, faisant tinter quelques pièces d'or.

— Cette petite a de l'audace, répondit-elle, pensive. Elle est rapide, agile. Peut-être est-ce la providence qui l'a mise sur notre chemin ?

— La providence ? répéta-t-il, sceptique.

Le menton soutenu par ses deux mains, elle se pencha vers lui.

— Il faut savoir provoquer sa chance, Drystan. Cette fillette... Elle nous ressemble bien plus que tu ne l'imagines.

Drystan avait été furieux de la voir dérober le sac et s'enfuir. Pourtant, les mots de sa mère éveillaient en lui une vérité désagréable : cette misérable voleuse et lui avaient plus en commun qu'il ne voulait l'admettre. Comme lui, elle avait fait preuve d'un courage insolent aujourd'hui.

Tous deux étaient des ombres, et ils avaient osé s'aventurer dans la lumière. Là où n'était pas leur place.

Cette gamine allait devenir un pion dans le jeu de sa mère. Une petite part de lui souhaitait l'en protéger, lui épargner toutes ses manigances. Mais était-ce vraiment dans son intérêt ? Sur l'échiquier d'Ismène, Drystan incarnait la pièce maîtresse. Et il était assez intelligent pour comprendre qu'un jour, c'est lui qui contrôlerait la partie. Pour l'instant, il se contentait d'observer et d'apprendre en silence en attendant le moment où, enfin, ce serait son tour de mener le jeu.

Il n'avait pas la moindre idée des projets de sa mère concernant la petite voleuse, tout comme il ignorait encore quelles seraient les conséquences de leur transgression.

Au fond de lui, pourtant, cette journée avait déjà tout changé. Elle avait arraché ce qui subsistait de l'enfant en lui.

Il n'attendait plus de reconnaissance, il n'espérait plus rien.

Son besoin maladif de plaire à ce père qui l'avait toujours renié était mort dans un regard.

Il ne lui restait plus que l'impitoyable réalité.

Et la conviction qu'obéir ou implorer ne devait plus jamais faire partie de sa nature.

Désormais, tous ses désirs, toutes ses exigences... il les obtiendrait avec la même détermination qui avait brûlé en lui au cours des dernières heures.

Il se le jura en silence.

Il songea à Oryn. À ce jeune prince qui avait tout et qui ne voyait pas encore la dureté du monde qui l'entourait. Protégé derrière les murs de ses privilèges, il vivait dans l'ignorance, à l'abri de la souffrance. Tôt ou tard, ces murs tomberaient. Drystan serait celui qui les démolirait un à un. Pierre par pierre, mensonge après mensonge.

Et il attendrait, aussi longtemps qu'il le faudrait, pour ce moment.

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