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Par Carolyn

Par endroits, l'asphalte présentait quelques inégalités, poncé par le passage d'énormes roues matin et soir. De loin en loin, une ancienne fuite de carburant lançait encore faiblement des arc irisés dans le porphyre mis à nu.

Maintenant presque à l’aise, Joseph se baladait entre les bus. Il inspectait machinalement les portes des soutes, jetait un coup d’œil par une vitre, s’assurait que Louise était toujours occupée à tenir compagnie à la jeune fille qui s’affairait sur la serrure.
 De temps à autre, des exclamations agacées lui parvenaient, mais elle n’abandonnait pas, et il lui en était reconnaissant. Ici, ce n’était pas les années passées le nez planté dans des éditions poussiéreuses d’encyclopédies qui allaient l’aider. En dehors d’une pâte à choux délicieusement aérienne, de macarons parfaitement gonflés ou de roulés à la confiture à se damner, il avait la cruelle sensation d’avoir bien peu à offrir. Hélas, impossible de compter sur une douceur sucrée pour soudoyer la porte et acheter son évasion.
 Alors, il devait s’en remettre à une toute jeune adulte, si jeune qu’elle aurait largement pu être leur enfant.

Étonnamment, Joseph profitait de ce moment pour réfléchir. Son inépuisable femme était toujours affairée à un projet ou à un autre. Repeindre un meuble, construire une balancelle, agrandir le potager, amener leurs petits enfants à l’aquarium, faire de la tyrolienne… Il avait la sensation de ne pas avoir eu le temps de penser depuis des années.
C’était donc là, dans cet étrange décor dont il avait déjà eu le temps de faire le tour une poignée de fois, qu’il se prit à tenter une plongée en apnée totale dans ses pensées.

Ce n’était pas tant une crise existentielle qu’un bilan qui attendait depuis bien longtemps d’être fait.
 Il avait été obligé de faire une croix sur sa vocation, mais il avait eu trois beaux enfants. Il avait souvent été emporté par sa tornade de femme, mais il avait vécu à ses côtés les plus belles aventures dont il aurait pu rêver.
 Il avait peu de regrets à proprement parler, mais le calme mystérieux qui régnait dans cet endroit appelait à l’introspection.

Qu’aurait pu être sa vie ?
 Il coula un regard amoureux vers sa Louise.
 Il lui était absolument impossible d’imaginer quoi que ce soit sans ce petit bout de femme, concentré de bonheur irremplaçable.
 Aujourd’hui, il réalisait que sa vie si tranquille aurait pu, à maintes reprises, prendre un tournant très différent. S’il n’avait pas eu sa Louise pour guider la barque, où serait-il à ce jour ? Et, aujourd’hui, alors que son destin n’était plus uniquement entre leurs mains, qu’allait-il advenir d’eux ? Cela avait-il même une si grande importance ?
 Cela valait-il la peine de s’angoisser, ou suffisait-il d’attendre le lendemain matin qu’on ne vienne les secourir ? Était-il, peut-être, possible d’apprécier l’atmosphère de cet endroit hors du temps, en tirer une histoire pour les petits enfants, et simplement se laisser porter par la douceur de l’aventure ?

Alors qu’il traînait ses semelles râpées d’un bord à l’autre de l’étage, le cliquetis de la serrure lui parvenait par intermittence, et son angoisse refluait petit à petit.
 Sa vessie commençait à se rappeler à son bon souvenir, et il se prenait à passer sa langue sur ses lèvres de plus en plus souvent, mais il avait le temps. Il n’était pas pressé.

Mains dans le dos, il ferma les yeux et s’arrêta un moment comme pour humer le grain fraîchement moissonné, le pain tout juste sorti du fournil, la rivière qui claque sur les pierres chaudes.
 Les seules odeurs l’entourant étaient celles de la gomme refroidie et du carburant dilué. Et pourtant…
 Dans ce lieu hors du temps, il lui semblait presque voir mille autres mondes en trame de fond.

Une exclamation triomphante lui parvint du fond de la pièce.

C’était à Marcus, la main engourdie sur le découd-vite, qu’était revenu l’honneur de faire tourner la serrure. Après avoir passé une bonne heure le nez sur la poignée, Nicole était presque étonnée de découvrir que quelque chose se trouvait derrière la porte et que le paysage ne se résumait pas, en réalité, à ce rectangle de métal.
 Elle avait été si concentrée que le monde s’était réduit à ces goupilles qui venaient se coincer, au millimètre près, dans leur logement, et il n’y avait pas eu de place pour la suite.
 Les jambes tremblantes d’être restée à genoux si longtemps sur le sol, elle se releva et jeta pêle-mêle son matériel dans son sac, sonnée par les nouvelles possibilités qui s’ouvraient à elle, autant figurativement que littéralement.

Sans perdre un instant, Florence s’était déjà lancée dans l’ascension des marches qui se trouvaient derrière la lourde porte battante. Plus circonspects, Louise et Joseph prenaient le temps d’évaluer la cage d’escalier devant laquelle ils se trouvaient.
On ne savait trop si elle était peinte en grise, ou simplement salie de milliers de mains graisseuses et de pieds traînant d’un étage à l’autre, attendant aussi vaillamment que possible l’heure de la débauche. Lignées de jaune, les marches montaient et descendaient vers des paliers anonymes, éclairés par des appliques grillagées mais sans aucune signalétique.

À peine Joseph avait-il posé le pied sur la première marche que le son de la porte de l’étage supérieur secouée avec fracas venait dévaler la cage d’escalier et s’écraser dans ses profondeurs insondables. L’écho du son les glaça sur place, et c’est la seconde tentative de Florence qui les remit en mouvement.

« C’est pas possible ! On va pas passer deux heures sur chaque foutue porte ! »
 Accrochée des deux mains à la poignée, Florence, menue mais musclée, secouait la porte de toutes ses forces et à grand bruit.
 Cette porte-ci était une porte à simple battant, mais elle était tout aussi verrouillée que celle de l’étage inférieur.

Une fois Florence décrochée de la poignée, Nicole se mit à genoux avec un soupir et enfonça sa clé de tension improvisée dans la serrure, la concentration remplaçant la résignation sur son visage.
Très vite, elle tourna vers les autres un froncement de sourcils ennuyé.

« Celle-ci a beaucoup plus de goupilles que l’autre, et je ne sens pas la tension. Je ne sais pas si c’est une serrure anti-crochetage ou si elle est juste très usée. En tout cas, impossible de l’ouvrir. Il me faudrait des heures et des heures à tenter au hasard, et encore. Il va falloir qu’on trouve autre chose. »

Les autres, qui n’y comprenaient pas grand-chose en dehors de « pas par là » se regardèrent, médusés. Après l’ouverture de la porte à l’étage inférieur, ils n’avaient pas vraiment envisagé de se retrouver coincés à nouveau. Même Florence mit quelques secondes à retrouver la parole devant la vague de déception qui les engloutit.

« Eh bien, si on ne peut pas crocheter la serrure, il va falloir casser la porte ! »

Pour cette fois, tout le monde se rangea de l’avis de l’impétueuse brune. Le seul problème était qu’il ne s’agissait pas d’une bête menuiserie en PVC de qualité médiocre, mais d’un obstacle sérieux sur le passage de cinq personnes avec pour tout arsenal un kit de couture, un paquet de mouchoirs en papier et quelques bonbons au caramel sans sucre un peu collés dans leur emballage.
 Après un silence gêné où tout le monde dût bien avouer n’avoir aucune idée de la marche à suivre, Florence désigna Marcus d’un signe du menton.

« Essaie peut-être de mettre un coup de pied dans la serrure ? Je suis pas vraiment équipée pour ce genre de choses. »
 Elle leva un pied élégamment chaussé d’un escarpin noir vernis.

Alors que Marcus prenait son élan pour asséner à la porte un chassé frontal bien placé et que Joseph se plaçait derrière lui pour l’amortir, les yeux de Nicole croisèrent ceux de Louise. Ensemble, elles descendirent silencieusement quelques marches.
Louise prit la parole avec, pour fond sonore, les coups retentissants de la chaussure de sport du jeune homme contre la porte.

« Eh bien, on a vu que l’escalier descendait, et on a même pas essayé d’aller voir ! Bon, c’est pas plus bas qu’on trouvera une sortie et j’aurais préféré ne pas me retrouver à nouveau dans un sous-sol, mais qui sait ? On aura peut-être un peu plus de chance ! »

Les deux femmes se trouvèrent devant une porte battante en tous points semblable à celle que Nicole venait d’ouvrir. Il lui suffit cette fois-ci d’un petit quart d’heure pour venir à bout des cinq goupilles, accompagnée des pépiements de la petite dame qui se répandait en anecdotes sur ses petits-enfants, leur victoire bien méritée à la course de caisses à savon du village (« Ils ont tout fait eux-mêmes ! Je les ai supervisés pour la soudure, et encore, à leur âge, ils sont bien capables de monter un châssis sans que je sois collée derrière leurs fesses ! ») ou encore la conception de leurs costumes d’Halloween (« Je suis bien contente qu’ils veuillent pas de ces horreurs qu’on trouve en magasin ! C’est quand même bien mieux de se faire une robe de sorcière ou un joli masque plutôt que d’acheter un morceau de plastique déjà tout fait. »)
 En une quinzaine de minutes, Nicole en savait déjà autant sur la descendance de Louise et Joseph que sur sa propre famille, sinon plus. Elle ne put retenir un soupir de soulagement quand la porte tourna mollement sur ses gonds, usée par des années de bons et loyaux services.

Devant elles s’étendait un nouvel étage de parking, la couleur grisâtre du sol leur devenant de plus en plus insipide à force de la voir partout.
 Ici, des bus bien plus nombreux, mais aussi plus petits, étaient garés avec un soin méticuleux sur leurs places dédiées. Ces navettes, contrairement au bus que les cinq prisonniers du dépôt de bus avaient emprunté le matin-même, n’étaient pas estampillés au nom de la compagnie Vitbus avec son logo vert et bleu.
En s’approchant de la navette la plus proche, éclairée aléatoirement par un néon apoplectique, Nicole reconnut le logo de Sillobus, une compagnie qu’elle savait basée dans le grand Ouest. Nulle part entre Reims et Montpellier, le trajet prévu par leurs billets. Où étaient-ils ?

Le son d’un coup de pied deux étages plus haut les fit sursauter.

 

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noorlayluna
Posté le 12/11/2023
J'ai bien apprécié ce chapitre aussi, la fin est tellement frustrante, j'imagine déjà le pire. Déjà que l'environnement n'était pas accueillant, l'ambiance est tellement pesante et en même temps les personnages et leur personnalité propre apportent quelque chose de plus léger, je trouve. En tout cas je commence à bien les apprécier. J'ai de la peine pour Nicole qui se retrouve dans ce bourbier qui ressemble à un début de slasher T_T
Bref, hâte de lire la suite !
Rosario_gnd
Posté le 09/09/2023
« Nicole était presque étonnée de découvrir que quelque chose se trouvait derrière la porte et que le paysage ne se résumait pas, en réalité, à ce rectangle de métal.
 Elle avait été si concentrée que le monde s’était réduit à ces goupilles qui venaient se coincer, au millimètre près, dans leur logement, et il n’y avait pas eu de place pour la suite. »
→ J'aime beaucoup ce passage. Je suis en train de lire "La Maison des feuilles" en ce moment, et ça m'a ramenée dans cette ambiance glaçante de "où est le réel ?" et des obsessions maladives développées par les personnages. Ça colle avec le ton qui était donné au départ et j'aimerais beaucoup que la suite soit sur ce ton-là.

« Eh bien, on a vu que l’escalier descendait, et on a même pas essayé d’aller voir ! »
→ Le fait que la solution puisse se trouver plus bas me plaît beaucoup aussi. C'est une très bonne idée et on imagine l'angoisse que ressentent les personnages quand ils se rendent compte que pour sortir de leur sous-sol, ils vont devoir descendre dans un autre sous-sol ? (Où est-ce que ça s'arrêtera ?)

Hâte de lire la suite <3
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