2 - ...à condition d'en profiter...

Rayan Sans-Nom de Rashad

Je suis au centre de toute l'attention.

Je scrute le marchand, les sourcils froncés, puis je remarque un autre servant derrière son épaule, un grand gaillard au visage de bovin et aux yeux cernés d'œillères, comme moi. Il s'est arrêté et me méprise du regard. Je devine ses pensées : le nain vient de me qualifier d'esclave, donc si j'obéis, je confirmerais devant tout le monde que j'en suis un.

Au même instant, une mouette me survole en poussant des cris moqueurs. Je me rends aussi compte que l'individu enchaîné s'est tourné vers moi, et je sens l'intensité de son attention.

Passé le moment de surprise, je fais ce qu'on me demande. Je ne vais certainement pas manquer cette opportunité. Alors, je retire mon foulard, ce qui provoque un concert de cris scandalisés.

Eh oui, si je couvre mon visage alors qu'il fait si chaud, c'est pour vous épargner la vue de mes joues déchiquetées, qui laissent apparaître toutes mes dents. Croyez-moi, ce n'est pas de gaieté de cœur que je les dévoile.

— Quelle horreur ! s'écrie le gouverneur. Raoul ! Pourquoi avez-vous permis qu'un tel monstre serve nos repas ?

J'appuie mes lèvres sur le sol marbré et fais une grimace à cause du goût amer de la poussière. Mais je croque sans problème la pièce d'or, puis me relève comme si de rien n'était et la mets dans la bourse accrochée à mon pagne court. Je viens de gagner l'équivalent de six mois de salaire à temps plein.

— Comme je le disais, tout ce qui intéresse Rayan, c'est l'argent, dit Raoul avec enthousiasme. Tant que vous le payez, il fera tout ce que vous voulez, à l'exception de parler de ses clients. C'est d'ailleurs le seul servant que j'embauche régulièrement. Il n'a jamais vendu d'information sur moi.

— Je vois..., dit Oskar, avant de se tourner vers moi. Approche, jeune homme.

Lorsqu'un mage s'adresse directement à un servant, ce n'est jamais bon signe. Si j'étais un garçon normal, j'aurais eu peur et me serais prosterné, face contre terre. Mais mon cœur ne s'affole pas et je reste calme.

Oskar me jauge du regard pendant un moment, puis me dit :

— Rayan, tu seras notre porteur quand nous nous rendrons au Tombeau d'Automne.

Je courbe légèrement mon dos en baissant la bête et réponds :

— Votre confiance m'honore, mon mage, mais je dois refuser. Je ne suis pas digne de vous accompagner.

Raoul pousse un hoquet grotesque et Oskar plisse les yeux, avec un air surpris et agacé. Il pourrait me tuer pour cet affront, et je suis sûr qu'il n'aurait pas à s'en justifier auprès des autorités ; le plus haut gradé à Rashad étant son voisin de table et lui semblant complètement soumis.

— Veuillez l'excuser, s'exclame le marchand. Ce jeune homme ne connaît pas sa propre valeur. Rayan, siffle-t-il en se tournant vers moi, avec cette seule mission, tu gagneras assez d'argent pour rembourser ta servitude.

— À condition que je reste en vie, cher client.

Les quatre mercenaires me dévisagent avec une expression ahurie, comme si j'avais exigé qu'on m'écartèle. La personne enchaînée a l'air agitée aussi.

Ivan interrompt Raoul, qui s'apprêtait sûrement à me traiter de tous les noms. Il fait signe à sa secrétaire de nous rejoindre. Une grande femme musclée en costume noir et coiffée d'un chignon serré traverse le restaurant en courant et s'arrête devant lui.

— Ne vous en inquiétez plus, mon ami, dit le gouverneur d'un ton glacial. Rayan vous accompagnera, soyez-en sûr. Carmen, si ce servant ne se présente pas à la Porte d'Or et de Cendres dans trois jours à dix-huit heures, faites en sorte qu'il ne trouve plus aucune mission à Rashad durant mon mandat.

La dénommée Carmen hoche la tête, puis fait demi-tour.

La menace du gouverneur est réelle. Il pourrait effectivementm'empêcher de travailler, ce qui serait fatal pour moi à terme. Mais une choseest sûre : je ne me rendrai jamais dans un limbe. N'étant pas un mage, je n'y survivrais pas.