2 Août 1914

Notes de l’auteur : Voici le dernier chapitre de ce qu’on pourrait considérer comme une première période dans la vie de Raphaëlle : son enfance et son adolescence, plutôt innocentes et pleines de joie.
Si une aube heureuse permet une construction plus évidente de l’adulte en devenir, on peut donc dire que notre demoiselle est parée pour les prochaines étapes de sa vie, et tant mieux parce que ça ne va pas (toujours) être du gâteau… !

En tout cas, n'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez <3

2 Août 1914

 

 

C’est un jour d’Eté rayonnant. Il fait très beau et nous jouons dans le jardin face à l’océan. Nous nous sommes installés sous le grand chêne-liège dont le feuillage tâche de lumière nos toilettes. J’ai douze ans et une robe blanche ravissante, je m’en souviens à chaque détail près : la texture fraîche de la mousseline de coton, ses petits rubans verts tilleuls en soie et les broderies anglaises aux ras du col, des manches et des coutures du bas. Elle est neuve, grand-mère nous en a offert une à moi et Filippa. Jean, lui, a eu une longue vue splendide qu’il a promis de me prêter. Fili joue à l’ombre avec une poupée de porcelaine. Je lis presque en plein soleil sur une petite chaise de jardin en fer, Marius peint sur la table à côté. Le vent est doux et chaud, tout est tranquille.

Soudain, un hurlement d’enfant retenti. Un cri de peur ou de douleur si violent qu’il serrerait le cœur et ferait mal au ventre à quiconque l’entendrait. Un chien aboie. Rien ne peut expliquer ce qu’il me passe par la tête à ce moment-là. Je me lève d’un bond, saisi la branche épaisse qui me servait de bâton de magicien tout à l’heure et pars en courant à tout allure vers le cri glaçant. Je déferle la route pentue qui s’éloigne des manoirs et descend vers les maisons de village plus bas. A droite, la mer. A gauche, des champs de blés rougis par les coquelicots.

Il aurait été sans doute plus sage de faire comme Marius et de courir chercher les adultes, mais il aurait été trop tard j’en ai la certitude.

Je l’aperçois alors parmi les dernières hautes herbes qui le dissimulaient et qu’il traverse à toute vitesse. Un petit garçon de cinq ans tout au plus arrive vers moi terrorisé, il saigne beaucoup au bras. Mon cœur rate quelques battements, je vois apparaître une espèce de bête monstrueuse qui semble lui courir après. Plus ils se rapprochent, plus la créature ressemble à un chien errant hargneux et effroyablement agressif. J’ai très envie de retourner à la maison immédiatement. L’idée passe très vite dans mon esprit mais je me reprends. Je regarde tout autour, il n’y a personne d’autre sur cette route brûlante, seulement moi, j’ai douze ans et lui cinq, alors j’avance de plus belle vers le petit garçon. Arrivée à son niveau je le mets derrière moi, et brandis mon bâton de manière à nous protéger mais j’ai bien du mal à croire que je serai utile à quelque chose… Peut-être que, repu après m’avoir mangé, le monstre ne s’intéressera plus à lui, Papa le retrouvera en larmes et Maman voudra peut-être même l’adopter ?

Le vilain chien ralentit. Je suis une proie plus grande il doit se méfier. Il grogne en montrant ses dents et ses babines. Un frisson glacé me parcourt la colonne vertébrale et une angoisse terrible me prend à la gorge. J’ai du mal à respirer et j’ai envie de pleurer mais pas un son ne peut sortir de ma bouche. La chaleur de la journée n’a plus rien agréable, il fait très lourd tout à coup et j’ai l’impression que tous mes vêtements me collent à la peau en m’encombrant dans mes mouvements très lents. J’ai peur. Il a peut-être la rage… Pourtant il ne bave pas. Ce doit être le sang de la blessure qui l’excite comme ça. Et puis il doit sentir cette trouille qui me tord l’estomac. J’ai si peur.

Pourquoi personne n’arrive ?

Je vais sûrement mourir. Pire encore, le petit être qui a cru que je pourrai l’aider va mourir aussi.

Non vraiment ça je ne peux pas le permettre. Respire Raphaëlle respire. Vraiment, tu laisserais cette sale bestiole dévorer un gamin sans défense ? Je t’ai connue plus combattive tout de même… J’essaie de puiser tout le courage que peut contenir mon petit corps d’enfant. La bête nous a fait reculer jusqu’au muret pleins de roses trémières qui protège la route de la mer. Elle chasse et nous a clairement acculés nous privant de toute sorte d’issue. Pourtant, une force nouvelle s’empare de moi. Nous sommes bloqués mais je n’ai plus peur. Ça aussi il l’a senti. Le chien se jette sur nous, je frappe un grand coup avec mon bâton. Il semble un peu désarçonné mais pas moins agressif. En fait, cela l’a plus énervé qu’autre chose. Il va recommencer.

J’ai toujours été incapable de tuer ne serait-ce qu’une araignée. Quand je donne ce deuxième coup de bâton, j’espère juste l’assommer mais c’est vrai que j’y mets toutes mes forces. Ma branche est lourde et il y reste quelques fragments de rameaux pointus à son extrémité. L’un deux s’enfonce assez profondément dans le crâne du chien pour le tuer. Il s’effondre par terre. Je vois mon père juste derrière qui vient d’arriver en catastrophe suivi de Jean et Marius. Il regarde abasourdi ce gamin dont le sang coule sur l’herbe et sur la robe blanche de sa fille à laquelle il s’accroche perdu. Il regarde sa petite Raphaëlle pétrifiée, les mains encore tremblantes, les joues pleines de larmes, fixant le chien qui gît tout près d’elle une branche plantée dans la tête.

 

 

Peut-être que le bâton était vraiment magique… Et peut-être pas.

Trop de violence pour ces deux petits êtres. De cet incident il ne reste rien aujourd’hui. Papa étant chirurgien, il a soigné le garçon et l’a rendu sain et sauf à ses parents. Il en gardera juste une grosse cicatrice au bras et ma robe quelques taches brunes à demi-effacées, des terreurs nocturnes jusqu’à ses dix ans et moi un mutisme qui se prolongea durant deux mois. Bien que mon père raconte cette histoire avec fierté, vantant mon courage sans pour autant oublier de condamner ma témérité plus que dangereuse, aimant me comparer à la chèvre de M. Seguin face au loup, il se sent terriblement coupable à l’idée qu’il aurait pu arriver trop tard. Aussi, il reste assez marqué par la vision de sa fille vaillante comme la petite chevrette, sa jolie robe blanche tachetée de sang. A vrai dire contrairement au conte, à défaut de perdre la vie, j’en ai sauvé une (tout de même !), chose dont je ne m’aurais jamais crue capable. Je ne sais ce qui m’a le plus traumatisé, avoir cru mourir au moins 500 fois durant 15 minutes cauchemardesques et interminables ou le fait d’avoir complètement tué un chien et cela de manière beaucoup trop barbare.

Je fais rarement part de cette péripétie car j’en ressens une angoisse profonde et mes yeux se mouillent quasi automatiquement sinon. Il m’arrive par contre de revivre ce souvenir ô combien désagréable en rêve, je déteste cela. Il s’est en plus avéré que ce cauchemar annonce toujours de sombres évènements. En effet, la première fois que je l’ai fait, mon grand-père est mort dans un incendie. La deuxième, Jean est tombé de son vélo tout neuf le lendemain, il l’a cassé ainsi que son bras droit. La troisième, une tempête incroyable s’est abattue sur la côte et trois bateaux ont fait naufrage dont celui où se trouvait mon instituteur chéri. Un seul marin s’en est sorti, il ne parle plus, boite comme un pirate et n’a jamais plus levé l’ancre du port.

Sans doute cela paraît n’être que de la superstition ou simplement de tristes coïncidences. Pourtant, la nuit dernière j’ai refait ce songe pour la quatrième fois et ce matin on m’annonce que mon pays entre en guerre.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Perle
Posté le 18/07/2020
Ce chapitre se détache bien des autres, et vu qu’il clôt une partie et en annonce une autre, c’est bien, ça fait charnière. Et bravo pour avoir réussi à l’écrire alors que la manière de raconter change beaucoup ! Tu as bien retranscrit l’expérience terrifiante (le champ lexical, le fait qu'on ait le monologue intérieur de Raphaëlle), et puis que le cauchemar fasse la liaison ça fonctionne très bien !! ça donne très envie de découvrir la suite !!

Et du coup quelqu'un avait dit que le titre du livre pourrait être autre chose que « Raphaëlle », et je la.e rejoins, surtout vu que c'est son journal : Raphaëlle aurait peut-être choisi un titre qui colle plus à son style (et donc le tien) ? (bien sûr c'est juste une suggestion !!)

Pour conclure : c’était une belle première partie. Raphaëlle est un personnage incroyable, dont on adore suivre les aventures. J'ai très hâte de lire la suite !! Merci beaucoup pour ce roman ❤️
ZouwuGirl
Posté le 29/07/2020
Merci énormément de ton passage, c'est un vrai plaisir de t'avoir comme lectrice <3

J'avoue avoir réécrit plusieurs fois ce chapitre car c'est effectivement un passage vers un nouvel état d'esprit de Raphaëlle et je voulais que la lecture soit vmt immersive et claire aussi haha mais donc s'il t'a plu c'est très encourageant!!

Pour le titre je vais essayer de prendre en compte ton conseil mais pour l'instant rien ne me vient plus spontanément que Raphaëlle donc je vais me creuser la tête un peu plus hahaha

Encore merci, je suis particulièrement heureuse que tu te sois attachée à Raphaëlle <3

A bientôt pour la suite ;))
Schumiorange
Posté le 27/06/2020
Je viens de lire toute cette première partie sans même m'en rendre compte ! C'est une très belle histoire et ton style est très fluide, la lecture est agréable.

Très bon choix d'utiliser un souvenir et un mauvais rêve pour marquer la fin de l'enfance et de l'adolescence. On se doute de ce qui vient après, ce sera clairement moins drôle, mais vu le caractère bien trempé de ton personnage principal, ça risque tout de même d'être haut en couleurs !

Je repasserai bientôt sur les chapitres précédents pour commenter et faire un petit relevé de coquilles : )

Au plaisir de découvrir la suite !
ZouwuGirl
Posté le 28/06/2020
Je suis très contente que tu aies été charmée par cette première partie de vie, ton commentaire me fait trooop plaisir!!
J'espère que la suite qui arrivera te plaira autant, mais oui comme tu le dis Raphaëlle n'est pas prête à se laisser abattre par les événements à venir!

Oui n'hésite pas, ce serait super gentil et très utile pour moi, merci beaucoup!

Encore merci pour ton passage,
Au plaisir de te retrouver ;))
AdharA
Posté le 26/06/2020
J'ai vmt apprécié la transition cauchemar "prémonitoire" vers le tout début de la Première Guerre Mondiale.
Par contre... Qu'est ce que c'est que ces parents qui laissent leur enfant jouer avec une massue X)) ? (parce que là clairement son bâton ça ne peut pas être autre chose, pour réussir à tuer un chien (ou le chien était un caniche :'')?))

Je trouve que pour le passage où tu décris sa peur, la 6e phrase sur le frisson irait mieux juste après l'angoisse mais sinon, dans l'ensemble le rêve est bien immersif!

J'ai très hâte d'avoir la suite et suivre Raphaëlle dans cette période complexe!!
ZouwuGirl
Posté le 28/06/2020
Hello Adhara!

Haha tu sais pas je pense qu'il n'y a pas besoin d'une massue pour faire des dégâts parfois, une branche bien solide suffit sans que le chien ne soit qu'un chihuahua...! Par contre j'espère que cette question pratique ne t'as pas trop dérangée pdt ta lecture et vmt dis moi si tu trouves ça trop irréaliste pour que ça arrive vmt, mais il me semblait que non.

C'est très chouette si tu as aimé ce chapitre (je vais tester ta suggestion pour inverser les deux phrases) et la chûte, merci pour ton commentaire et surtout,

A bientôt ;))
Vous lisez