22 novembre 1942 (2ème partie)

Par deb3083

Enfin il est l’heure de se rassembler pour rentrer au camp. Pas de mort ni de blessé à porter, c’est déjà ça. J’en profite pour parler de mon « projet » à d’autres détenus. Ce soir, si tout va bien, toute ma baraque sera au courant.

Du suicide me direz-vous. Non, en réalité je souhaite diffuser de fausses informations afin que personne ne s’imagine que je prépare une évasion.

Et puis, j’espère que cela donnera envie à ce cher Von Neurath d’apprendre à me connaître…

Le voilà d’ailleurs qui s’approche de moi : va-t-il chercher à me rabaisser ? Me punir ? Non, au dernier moment, il change d’avis et reprend sa place, à bonne distance de notre petit groupe.

Je ne cherche pas à croiser son regard : Yakim s’agite à mes côtés et je ne tiens pas à me faire remarquer plus encore. Du moins, pour le moment.

 

Serrés l’un contre l’autre sur notre paillasse, nous entamons une discussion houleuse. Nous n’avons jamais été proches lui et moi. Est-ce dû aux quatre années qui nous séparent ? Non, c’est plus profond que cela. J’ai toujours été celui à qui mes parents prêtaient le plus d’attention. Je n’ai pas dit que j’étais leur préféré loin de là mais je suis l’aîné, celui chargé de perpétuer notre nom, celui qui reprendra les affaires de mon père à l’heure de sa retraite.

Yakim pestait de devoir se rendre tous les jours à l’école et moi je fulminais d’être confiné à la maison. Dès ma naissance, selon les dires de mon père, j’ai multiplié les problèmes de santé et ce n’est que lorsque j’ai fêté mes quatorze ans que j’ai franchis pour la première fois la porte d’un établissement scolaire.

Prudente, ma mère souhaitait maintenir une partie de mon temps d’études à la maison bien que je ne souffrais plus de la moindre affection. À nouveau, cette différence de traitement entre Yakim et moi a poussé mon jeune frère à exprimer tout haut ses critiques.

Pour son malheur, il était moins brillant que moi et peinait à apprendre ses leçons. De mon côté, je n’avais pas besoin d’étudier de longues heures. Doté d’un caractère affirmé, je le narguais en permanence. Ce n’était pas très intelligent de ma part, j’en conviens.

La découverte de ma préférence pour les garçons a accentué le gouffre qui nous séparait : je suis devenu plus distant encore avec lui. C’est ainsi qu’il a bâti cette image négative à mon sujet et je n’ai jamais essayé de le contredire. Je devais le maintenir éloigné de moi, pour ma propre sécurité.

Pour couronner le tout, je pense que Yakim éprouve des sentiments pour Léa, d’un an son aînée. Il avait été le seul à ne pas me féliciter à l’annonce de mes fiançailles.

Si seulement j’avais pu lui dire que je ne voulais pas de ce mariage !

 

— Calev, on doit parler.

— Je t’écoute.

— Faire évader soixante personnes en étant dehors, cela me semblait déjà risqué. Et maintenant…

— Yakim, tu penses que nous nous sommes lancés dans ce projet sans avoir réfléchi ? Cela fait des mois que Père travaille avec nos amis.

— Oh, je ne doute pas de ses capacités mais plutôt des tiennes.

Je fronce les sourcils et je soupire : décidément, il n’a toujours pas confiance en moi.  Je maîtrise comme je peux ma colère et lui réponds d’un ton neutre :

— Les miennes ? Que veux-tu dire ?

— Tu es impulsif Calev. Tu fonces sans réfléchir.

— Je t’arrête tout de suite ! Chacune des décisions que je prendrai ici sera murement réfléchie. Père a foi en mes capacités. C’est à moi qu’il a confié la direction des opérations à présent. Dois-je te rappeler qu’il vieillit ?

— Tu as déjà attiré l’attention de cet officier, dès notre arrivée !

— Comme je viens de te l’expliquer, je ne fonctionne pas au hasard. Cet homme représente un maillon essentiel du plan.

— Pardonne-moi de mettre en doute cette affirmation. As-tu pris la peine de l’observer ?

— Yakim, comme Père l’a répété à de nombreuses reprises, tu ignores certaines choses, comme lui ignore également des éléments du projet. C’est une question de sécurité. Je ne peux rien te révéler au sujet de Werner Von Neurath.

— Je ne suis plus un bébé Calev, j’en ai marre d’être systématiquement mis de côté.

 

Comme à son habitude, Yakim ne prend pas la peine d’analyser la situation à tête reposée. Seule sa jalousie à mon égard l’anime. Posément, j’essaye de le raisonner, de lui démontrer qu’il fait partie intégrante de l’équipe. Il me reproche d’être impulsif mais il l’est tout autant. Et souvent, sa rancœur lui fait commettre de nombreux faux pas. Lorsque j’ai suggéré à mon père de l’inclure dans notre équipe, je pensais qu’il se sentirait rassuré. Je me suis trompé. Comme Yakim ne doit intervenir que lorsque nous serons sortis du camp, il l’a pris comme un affront.

Je m’apprête à répliquer mais un hurlement déchirant vient agresser nos oreilles. Nos voisins de paillasse ne se redressent même pas et nous conseillent de dormir.

Je n’arrive toujours pas à me faire à cette insensibilité à la détresse humaine. Pourtant, je comprends peu à peu que c’est une façon pour ces détenus de se protéger. J’ai pu m’en rendre compte dès hier soir lors de l’appel : certains semblent dénués d’émotion face à la douleur d’autrui. Ils ont choisi l’indifférence pour survivre.

 

Yakim me tire de mes pensées philosophiques :

— Et Père, penses-tu qu’il survivra ?

— Que veux-tu dire ?

— Il vieillit, tu l’as toi-même précisé. Penses-tu qu’il soit capable de supporter le rythme de travail, les punitions, les privations de repas ?

— Te répondre par l’affirmative serait te mentir. Je ne sais pas Yakim. Je l’espère. Père est un battant mais nous devrons veiller à ce qu’il se ménage, à trouver les parades à l’atelier pour le dispenser des travaux les plus lourds.

— Il ne l’acceptera jamais. Il se sentira rabaissé.

— C’est pourquoi nous devrons le convaincre en veillant aux mots que nous emploierons. Yakim, nous devons rester solidaires. Nous formons une équipe.

— C’est facile à dire pour toi, tu as toujours été le préféré, celui qui…

— Oh ça suffit ! Tu crois que cela me plaisait d’être le centre du monde ? J’aurais cent fois préféré me rendre à l’école que de me retrouver confiné à la maison. J’étouffais, je ne pouvais me permettre la moindre erreur. Je ne crois pas que tu réalises la situation dans laquelle je me trouvais.

 

Pour toute réponse, mon frère ferme les yeux et fait mine de dormir. Je me demande alors ce qui sera le plus compliqué dans notre situation : gérer le comportement de Yakim ou éviter de se faire prendre par les SS.

 

 

 

 

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