Une pluie fine vint apporter un bruit de fond agréable. Cependant, l’eau en dessous du pont commençait à s’agiter, et les nuages devenaient de plus en plus noirs. Un orage était sur le point d’éclater, et j’étais trop découverte à mon goût pour recevoir un éclair. Il fallait que je m’abrite quelque part. Laissant, tel un simple souvenir le clapotis de l’eau, je m’éloignai du rebord du pont et courus dans les rues de la ville en quête d’un endroit où m’abriter. Je pouvais toujours chercher, honnêtement. On était samedi, donc conformément au règlement les magasins, hôtels et cinémas étaient fermés. Il restait des endroits, mais là on s’éloignait un peu de ce qui est légal. Le sol était tellement imbibé d’eau que mes pas normalement légers sur le goudron provoquaient des éclaboussures. La pluie s’intensifia et je dus rabattre la capuche de mon gilet pour ne pas me retrouver vite trempée. Je courais dans les rues de Londres, mais je ne savais pas où j’allais. Tantôt m’arrêtant pour reprendre mon souffle, tantôt courant le plus vite possible pour échapper à la pluie, un véritable poison pour moi. J’entendis subitement le grondement du tonnerre, puis quelques secondes plus tard, un éclair fusa dans le ciel, atterrissant très loin de la ville, dans le Marécage. Les gouttes de pluie que je recevais sur les parties de ma peau non-couvertes étaient glacées et fort dérangeantes. Ce n’était vraiment pas le moment de chopper un rhume…Je déviai vers la gauche et me posa quelques instants, abritée par le store étendu d’un magasin de fruits et de légumes.
- Ils ont dû oublier de rentrer le store…murmurai-je.
Les canaux transportant l’eau de pluie vers les égouts étaient pleins. C’était toujours comme ça à Londres. En été comme en hiver, deux jours sur quatre, la pluie. Je soupirai, et m’adossai contre la vitrine. J’allais encore devoir attendre que ça passe. Pour passer le temps, j’examinai la rue dans laquelle je me trouvais. Déserte, évidemment. Je devais être proche du centre ville car les immeubles étaient sophistiqués, hauts et imposants, ne laissant pas beaucoup de lumière dans le bas de la rue. La plupart des fenêtres étaient fermées, et les volets aussi. À croire que les habitants de cette rue redoutaient de voir quelque chose. Je me laissai glisser le long de la vitre pour finir accroupie. Mes vêtements étaient trempés, mes chaussures aussi, si bien que j’avais l’impression de sentir de l’eau bouger dans mes baskets. Mon regard dériva à ma droite. Je crus un instant voir un homme dans l’angle de la rue. Je me levai plissai les yeux pour mieux le distinguer, mais il disparut aussitôt. Je devais rêver. Le torrent de pluie se calma un peu. Contente, je me levai et entreprit d’aller vers le Saint James Parc lorsque mes yeux se redirigèrent d’instinct vers l’endroit où je crus apercevoir un homme. Quelque chose me disait de ne pas aller là-bas, que déjà de voir un homme qui se cachait dans une ville où personne ne sort ne présageait rien de bon. Déterminée à ne plus retourner dans cette rue que je ne connaissais pas, je la dévalai d’un bon pas, même si elle était déjà gravée dans ma mémoire comme un mauvais souvenir.
Les heures qui suivirent furent calmes. Dès que je fus sortie de ce quartier sinistre et que j’arrivai au Saint James Parc, mes craintes étaient retombées. Cependant, je repensai encore et encore à cet endroit malfamé dans lequel la pluie m’avait attirée, que je n’avais jamais vu avant. C’était assez étrange, car moi qui connaît la ville par cœur, je n’ai jamais eu le souvenir d’être passée par là un jour. C’était peut-être un des effets de la pluie, mais il m’a semblé à un moment voir des inscriptions sur l’un des murs. Cet endroit était louche. Je ne comptais pas y remettre les pieds -c’est faux-.
Malgré le calme et la sérénité que dégageait la nature autour de moi, je ne pouvais me concentrer sur aucune autre chose que ce que j’avais vu. Cet homme. Cet immeuble. Cette phrase. Tout partait puis revenait, comme une boucle. Sans fin. Les heures défilaient alors que je ne me rendais pas compte du temps qui passait (pas de soleil = au revoir repères). Je finis par quitter le parc très tard (d’après ma montre), même si j’avais l’impression d’y avoir tourné en rond pendant deux minutes. Je n’habitais pas très loin du Westminster Bridge et du Big Ben. Je vivais dans un quartier de classe moyenne, dans un de ces appartements attachés les uns aux autres, où l’on peut entendre tout ce qui se passe chez les voisins ce qui est absolument génial ! Lorsqu’on arrivait dans ma rue, on avait un sentiment d’isolation qui s’immisçait en nous. Ma rue était pauvre, vide, morne. Et pourtant…c’était une des rues les plus joyeuses de toute la ville.
Il y avait encore de l’eau sur la route. Chacun de mes pas produisait une éclaboussure, loin de m’ennuyer, je m’amusais à projeter de l’eau sur les côtés pour me dégager le passage et pour passer le temps. Ennuyée de ce jeu répétitif, je me décidai de rentrer chez moi. Me dirigeant vers mon immeuble, le numéro 24, j’hésitais de plus en plus au fur et à mesure que j’avançais. La dernière fois que j’avais parlé à mon frère, c’était pour lui dire que je me passerai bien de lui si j’en avais la possibilité. Est-ce qu’il m’en veut encore pour ces paroles en l’air ? Possible. Bah…il a l’habitude. Oui, parce que j’ai un frère…qui n’est jamais là naturellement. Je ne sais pas trop ce qu’il fait, mais il ne rentre que la nuit…enfin…très tard quoi…qu’il passe sur son ordinateur. Zack a ce rythme de vie depuis qu’il a quitté le lycée, il y a maintenant un an. Je n’ose pas lui demander ce qu’il fait de ses journées. Depuis l’accident qui a détruit notre maison et notre famille, il se démène comme personne pour obtenir l’argent qui va nous permettre de payer notre appartement en centre-ville et mon collège privé. Je suis un peu prise d’admiration pour mon frère, même si je regrette tout le temps qu’on passait ensemble, avant. Mais je ne le blâme pas. Je suis tout ce qui lui reste, et il est tout ce qu’il me reste. Comment je réagirais si je perdais mon frère ? Je n’ose même pas l’imaginer…Je poussai la porte avec timidité. Celle-ci grinça. Longuement. Avant de finalement céder. J’avançai à pas de velours, la lumière était allumée. Je fus grandement surprise, lorsque je vis dans le salon des personnes qui n’avaient rien à faire là : Des envoyés du Juste Traitement. Ils discutaient avec mon frère autour d’une table, et la conversation n’avait pas l’air très animée. J’interrogeai mon frère du regard, mais celui-ci m’ignora. Lorsque les hommes du JT me virent, ils se levèrent immédiatement et partirent.
- Que…dis-je, perdue.
- Il n’y a rien à dire, me répondit mon frère d’un ton cassant.
Zack avait les mêmes yeux vert profonds que moi, et des cheveux bruns frisés coupés court, sur une peau un peu plus bronzée. Ce qui est étrange, vu qu’il n’est pas plus exposé au soleil que moi. Il a une carrure athlétique et un brin de charisme. En nous voyant côte à côte, on devine tout de suite que nous sommes frère et sœur, car on a à peu près le même visage et le même caractère borné. Bien qu’il ait bien quatre ans de plus que moi. Vu le peu d’attention qu’il m’accordait en ce moment, je me doutais qu’il ne m’avait toujours pas pardonné ma réplique sèche de ce matin. J’essayai de me remonter le moral en me disant que ça passera. Avant de monter les escaliers qui menaient à nos deux chambres et à la salle de bain, il me lança :
- Evite juste de te faire remarquer pendant les prochains jours.
Désorientée par sa remarque, je montai les escaliers en trombe derrière lui pour avoir ma réponse.
- Quoi, qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce que les gars du JT t’ont reproché ?
Zack se retourna vers moi, puis me dit :
- Ils n’aiment pas la façon dont tu traines partout. Ils veulent te contrôler. Tu leur échappes encore.
Sur ce point, Zack et moi étions d’accord. Il n’aimait pas le Juste traitement plus que moi. C’est difficile à croire quand on voit mon frère qui passe la plupart de son temps à travailler derrière son bureau ou s’occuper de ses cours de faculté, mais avant, il sortait dehors comme moi. En fait, on passait la plupart de notre temps ensemble dehors, avant. Oui, avant…J’allai dans ma chambre après que mon frère m’ait rappelé d’une manière cinglante que j’avais un devoir de maths à rendre pour demain. Assise sur mon bureau, la porte bien fermée, je ne pus que ruminer tout ce que j’avais vécu aujourd’hui. Je fronçai les sourcils. C’est étrange comme pile au moment où je vois des choses que je n’aurais sans doute pas dû voir des agents débarquent chez moi pour m’avertir de mes promenades dangereuses. J’ouvris un tiroir et sortis un plan de la ville. Je n’étais donc pas folle, l’endroit où j’étais n’était pas sur la carte ! Quelle affaire bizarre…Je savais que je ne devrais pas m’en préoccuper, mais c’était plus fort que moi. Je gribouillai à l’arrache la phrase que je croyais avoir vue et jetai mon stylo, épuisée.
Traitez-moi de tarée si vous voulez, mais je comptais bien retourner au même endroit plus tard. Je jetai un coup d’œil désespéré à la pile de devoirs qui se tenait devant mes yeux. J’inspirai, soufflais, m’armant de plus de courage possible, puis me levai, toquai à ma porte de la chambre de mon frère. Avant même d’avoir une réponse, j’ouvris brusquement la porte, lançant à la cantonade :
- Je suis désolée pour ce matin, tu veux bien m’aider pour mon devoir de maths ?
Il sursauta, cachant subversivement la feuille qu’il avait dans la main dans la poche de son pantalon. Il répondit un simple « non ». Exaspérée, je m’élançai vers lui, et pris son bout de papier avant de repartir en courant dans ma chambre. Je ne m’attendais pas à ce qu’il accoure vers moi. Il a perdu son instinct de joueur depuis longtemps. Déçue, je posai son morceau de papier sur mon bureau avant de me lancer dans les équations à une inconnue. À plusieurs reprises, mon regard dériva sur les deux morceaux de papiers, celui de Zack et le mien.
Je compris vite pourquoi. La phrase inscrite était la même.