Comment avait-elle réussi à lui échapper ? Il l’avait vue sortant de la rue sur la berge et descendant vers le fleuve. Elle avait échappé à son regard moins de dix secondes à cause de la foule, mais le temps qu’il arrive lui-même sur la berge, elle avait disparu. Elle n’avait physiquement pas eu le temps de gagner une autre rue avant qu’il puisse la voir, elles étaient trop éloignées, et elle n’était qu’humaine. Il observa chaque élément de son environnement : elle ne se trouvait pas parmi les baigneurs et lavandières, il n’y avait aucune végétation suffisamment imposante pour offrir une cachette. Il circula plusieurs minutes parmi les gens qui s’affairaient sur les bords du fleuve, en vérifiant qu’elle n’était pas dissimulée dans l’une ou l’autre des embarcations qui transportaient fruits et épices. Elle était forcément là ! Elle n’avait pas pu s’échapper !
Après une heure à arpenter le bout de terre où il l’avait vue pour la dernière fois sans dénicher la moindre piste, il s’en retourna lentement vers l’hôtel, se retenant de briser la nuque à tous les individus qui avaient le malheur de l’effleurer. Il demanda une chambre en aboyant, y monta, claqua la porte derrière lui et commença par frapper d’un grand coup la table basse qui se brisa en deux. Il traversa la pièce d’un pas rageur et s’appuya contre la fenêtre. Il ferma les yeux. Il lui fallait réfléchir calmement, vite et bien. Comment la retrouver ? Il ne connaissait même pas son vrai nom, encore moins son origine, rien qui puisse lui donner un indice de l’endroit où elle pourrait se rendre. Pourquoi donc ne lui avait-il pas confisqué son passeport, cela lui aurait au moins compliqué la tâche pour quitter le pays. Il se redressa et rouvrit les yeux : son passeport ! Il devait se trouver quelque part dans les fichiers de l’aéroport !
Il dévala les escaliers, l’ascenseur ultra-moderne étant trop lent à son goût, et héla un taxi ; le trajet lui parut interminable, mais il finit par pénétrer dans le hall de l’aéroport. Il avisa un employé qui semblait détenir des responsabilités et l’hypnotisa aussitôt, ce qui lui procura un guide pour tous les espaces de service. Sa marionnette s’assit avec lui derrière un ordinateur et ils passèrent en revue les passeports qui avaient été enregistrés depuis le matin, un à un. Il s’écoula plus d’une heure avant que ne s’affiche enfin à l’écran le visage de Laura… qui s’appelait en fait Emma Williams. De nationalité américaine, elle devait initialement prendre un vol pour Londres en début d’après-midi, celui qu’elle attendait au moment où il était tombée sur elle.
« Est-il possible de chercher si ce passeport est inscrit pour un autre vol ? demanda-t-il.
L’employé fit une recherche rapide et répondit.
– Un billet a été acheté sous cette identité il y a une heure, pour un avion qui décolle dans un quart d’heure.
Il faillit partir immédiatement pour la rattraper avant le décollage, avant de réaliser qu’il n’allait pas en avoir le temps.
– Quelle destination ? interrogea-t-il plutôt.
– Oulan-Bator, en Mongolie.
En Mongolie ? Pourquoi donc se rendait-elle en Mongolie ? Il finit par hausser les épaules ; peut-être que c’était le seul vol qui partait rapidement et où il restait des places. Ou alors elle avait réfléchi à un lieu où il n’aurait jamais pensé à aller la chercher, ce qui n’était pas mal joué.
– Quelle est la prochaine liaison vers Oulan-Bator ?
Aucun vol ne partait pour la capitale mongolienne avant le lendemain, cela laisserait trop de temps à Emma Williams pour brouiller sa piste, surtout qu’elle était maline. Il demanda à élargir la recherche aux autres aéroports de la région. Un avion décollait vers Oulan-Bator une heure plus tard à cinq cent kilomètres de là. Klaus réfléchit quelques secondes. C’était faisable, il allait juste avoir besoin de beaucoup d’énergie. Il regarda autour de lui : une demie-douzaine d’employés se trouvaient dans la pièce, qui était isolée du reste de l’aéroport. Ils feraient un casse-croûte convenable.
Après avoir entassé les cadavres dans un coin, il entama sa course vers l’autre aéroport, traversant la ville, les champs et les villages tel une fusée ; il dut faire plusieurs pauses s’orienter, mais il arriva sans problème, juste à l’heure pour s’enregistrer et monter dans son avion, qu’il avait pris soin de faire réserver avant de se nourrir. Il se cala dans son fauteuil, satisfait : son vol était censé arriver à peu près en même temps que celui d’Emma Williams, il avait réussi à gagner du temps. Du reste, elle ne s’y attendrait certainement pas, et il préférait avoir un coup d’avance sur elle : il n’était encore pas vraiment fixé sur ce dont elle était capable… Elle n’avait pas l’air d’avoir de pouvoirs magiques, c’était déjà ça ; cela lui évitait de faire venir à un sorcier depuis la Nouvelle-Orléans.
Les quelques heures de vols lui semblèrent une éternité, et il se mit à trépigner d’impatience dès que l’appareil entama sa descente vers leur destination. Il regarda par le hublot pour essayer de trouver une distraction, mais la steppe mongole n’offrait guère de point d’accroche à son cerveau en ébullition. Il fut le premier à sortir de l’avion, ayant bondi aussitôt après son immobilisation, et il se faufila à travers la foule et les contrôles tout en regardant partout autour de lui, essayant de repérer la tête blonde d’Emma Williams. Il vit sur les tableaux d’affichage que l’avion de cette dernière avait atterri un quart d’heure avant le sien, et il pressa le pas. Il franchit enfin la limite entre la zone de transit et la partie publique de l’aéroport et se hâta vers le parking des taxis, doutant qu’elle se hasarde à prendre les transports publics mongols. Il pesta contre les flots de personnes qui circulaient de manière anarchique et le bousculaient constamment, et se hissa sur la pointe des pieds pour regarder au-dessus de la foule. Il la vit : elle était en train de monter dans un taxi. Quelqu’un de pressé le heurta et il la perdit de vue un instant. Il se fraya un chemin à coups d’épaule, enrageant en voyant le véhicule qui démarrait. Il plissa les yeux et mémorisa la plaque d’immatriculation du taxi avant qu’elle ne disparaisse dans un virage. A trois minutes près !
Il serra les dents : il n’allait certainement pas s’avouer vaincu ! Il s’attela à la difficile tâche de s’arracher à la foule, et dès qu’il y parvint, il se mit à courir dans la direction où devait se trouver le véhicule. Il tomba rapidement sur un énorme carrefour où ne circulaient quasiment que des voitures jaunes. Il fronça les sourcils et gagna en un éclair une hauteur pour bénéficier d’une vue surplombante, et de ses yeux aussi puissants qu’un télescope, il vérifia une à une les plaques d’immatriculation, priant pour que le taxi d’Emma Williams n’ait pas encore disparu. Il le repéra enfin au loin, qui avait déjà traversé la zone inhabitée séparant l’aéroport de la ville. Il lâcha un juron en se lançant à sa poursuite : une fois dans la ville, elle aurait beau jeu de le semer, et il ne comptait pas la sous-estimer une seconde fois. La voiture s’était déjà engouffrée dans les rues bondées lorsqu’il atteignit la limite des habitations, qui s’élevaient bientôt en grands immeubles colorés. Il lui semblait qu’elle avait tourné vers la droite et il obliqua à sa suite, mais après plusieurs minutes de poursuite attentive, il dut se rendre à l’évidence : il l’avait encore perdue.
Klaus donna un coup de pied dans un poteau qui se plia en deux sous les yeux interloqués des passants, et se mit à faire les cent pas sur le trottoir, les mains sous les côtes pour reprendre son souffle, lançant des regards assassins à quiconque le considérait d’un peu trop près. Comment la retrouver ? Il ne connaissait rien de la Mongolie, ni personne susceptible de lui donner des informations utiles pour y débusquer quelqu’un ; il aurait dû transformer en vampire quelqu’un de l’entourage de Gengis Khan, cela lui aurait fait un contact dans le pays ! Il avisa un taxi au loin et le suivit machinalement des yeux après avoir vérifié sa plaque d’immatriculation ; aucun client à l’intérieur, il semblait se diriger vers l’aéroport. Il s’immobilisa ; il y avait de bonnes chances pour que le taxi d’Emma Williams finisse par revenir à l’aéroport ! Il fit en sens inverse le chemin qu’il venait de parcourir et se posta dans la zone d’arrivée des taxis, inspectant chaque allée et venue. Au bout de plusieurs heures de guet infructueuses, le doute s’immisça dans son esprit : était-ce vraiment la solution la plus rapide ? Chaque heure qui s’écoulait donnait un peu plus d’avance à sa proie, et il n’avait aucune assurance que le taxi passerait à nouveau par l’aéroport. Il se balança d’un pied sur l’autre ; peut-être valait-il mieux remonter la piste de l’identité d’Emma, dont il avait pris soin de photographier le passeport ? En plus, il commençait à se faire tard, le soleil était déjà descendu derrière les hauteurs qui dominaient la ville ; plus l’heure avancerait, plus les chances que le taxi repasse par l’aéroport s’amenuisaient. Il avisa un nouveau groupe de voitures jaunes qui approchaient ; si celle qu’il cherchait ne se trouvait pas parmi elles, il abandonnait ! Il passa en revue les plaques d’immatriculation une à une, et il poussa un soupir d’irritation et de lassitude en constatant qu’il ne s’agissait pas de sa cible. Il sortit donc son portable et s’écarta un peu dans un coin plus tranquille pour téléphoner : Joshua avait intérêt à s’être réveillé ! La sonnerie retentit plusieurs fois à son oreille et il se retourna dans un geste d’agacement.
« Allo ? répondit enfin Joshua.
Klaus ne l’entendit que de manière étouffée : le taxi était là ! Il fixa la plaque d’immatriculation pendant plusieurs secondes pour s’assurer qu’il ne rêvait pas. Il raccrocha au nez de son interlocuteur et se précipita sur le chauffeur qui tendait sa valise à son passager. Il lui demanda de l’emmener à l’endroit où il avait déposé la cliente blonde qu’il avait prise plus tôt ; l’homme arbora une expression réticente et suspicieuse, mais elle s’évanouit dès que Klaus exerça sur lui son pouvoir d’hypnose, et ils partirent sans plus attendre.
Le trajet dura une demie-heure, que Klaus passa à tapoter du pied avec impatience, estimant que son chauffeur ne se faufilait pas assez prestement entre les autres véhicules. Ils finirent par atteindre une zone moins urbanisée, où de petits champs et prés encadraient des maisons traditionnelles. La voiture s’arrêta devant un bâtiment qui ressemblait à une ferme, et après s’être assuré auprès du conducteur qu’il avait bien vu sa cliente y aller, il poussa la porte de la barrière qui entourait la cour. En contournant le corps de bâtiment, il découvrit plusieurs écuries, dont certaines étaient occupées par des petits chevaux trapus aux robes variées. Un homme était en train d’étaler de la paille fraîche à la fourche dans un des box vides, se redressa pour venir à la rencontre de Klaus en lui demandant dans un mauvais anglais ce qu’il pouvait faire pour lui. Klaus le regarda, s’interrogeant sur la raison de la venue d’Emma Williams en cet endroit, puis lui expliqua qu’il voulait simplement savoir où était la jeune femme qui était passée dans la journée.
L’homme tressaillit presque imperceptiblement : il se maîtrisait très bien, mais pas assez pour échapper à l’attention de Klaus. Il en conclut qu’Emma Williams avait dû prévenir que quelqu’un pourrait être à sa recherche, et il s’étonna de cette confidence : comment donc connaissait-elle un obscur palefrenier mongol ? Comme ce dernier tardait à répondre, Klaus se rapprocha pour l’hypnotiser en répétant sa question. Mais l’homme resta silencieux et impassible. Klaus fronça les sourcils, puis prit une grande inspiration pour analyser le parfum de son interlocuteur ; il sentait de la verveine, il devait soit en avoir consommé récemment, soit en porter sur lui, ce qui était sans doute l’œuvre d’Emma Williams.
Klaus esquissa un sourire menaçant, puis saisit l’homme par le cou et le souleva. Sa victime eut une grande inspiration paniquée en écarquillant les yeux, et une porte s’ouvrit avec fracas, livrant passage à un jeune homme qui se précipita dans leur direction en criant en mongol. Ce devait être son fils. Klaus projeta le père sur sa progéniture et tous deux roulèrent au sol. Il les rejoignit et s’accroupit en plantant son regard dans celui du plus âgé, répétant une troisième fois sa question en articulant soigneusement chaque syllabe. Chaque minute qu’il perdait tournait à la faveur de la jeune femme, augmentant ses chances de parvenir à brouiller sa piste. Le jeune se releva d’un bond dans une attitude de riposte, mais un geste de la main de l’autre l’arrêta net. Ce dernier reporta son attention sur Klaus avec un sang-froid impressionnant, le regarda un instant, puis dit :
– Elle a pris un cheval et est partie vers l’ouest.
Klaus leva un sourcil, à la fois sceptique et interloqué : elle était partie à cheval pour s’enfoncer dans la steppe mongole ?
– Nous n’en savons pas plus.
Klaus se releva, perplexe ; cette fille n’en finissait décidément pas de le surprendre. Il se ressaisit et se retourna vers les deux Mongols pour exiger qu’ils lui montrent précisément d’où et dans quelle direction elle était partie. Le père s’exécuta malgré les réticences manifestes de son fils, et le conduisit tranquillement, de son pas chaloupé de cavalier aux jambes arquées, au fond d’un pré qui s’ouvrait sur la steppe. Klaus posa un genou à terre : l’effluve ténue d’un cheval et de sa cavalière flottait encore dans la poussière, mais de manière extrêmement fugace et difficile à saisir. Il avait une piste, certes, mais difficile à tracer. Il souffla par les narines, exaspéré : cela faisait deux fois en très peu de temps qu’il tombait sur un parfum quasiment indétectable !
Il se figea sur place : cela ne pouvait pas être une simple coïncidence que la personne ayant récupéré la gamine et celle l’ayant détourné de sa recherche de la gamine possèdent une signature olfactive aussi similaire. Il passa en revue tous les souvenirs qu’il avait d’Emma Williams et réalisa qu’il ne pouvait se rappeler son parfum, comme si elle n’en avait pas, ou si discret qu’il lui avait échappé ; en fait, il avait perdu sa piste de manière inhabituelle, tout comme la trace de la gamine et de son protecteur anonyme s’était étrangement volatilisée à l’aéroport. Sa bouche se tordit en un rictus teinté d’amusement et de fiel : elle s’était utilisée elle-même comme appât pour le détourner de sa recherche de la gamine. Cela signifiait qu’elle savait pertinemment qui il était et ce qu’il lui voulait. Bien plus, sachant ce dont il était capable, elle avait risqué de lui dévoiler son existence : elle s’estimait en mesure de lui échapper, elle était définitivement dangereuse.
Klaus se mit à courir : il parcourrait chaque centimètre de la steppe mongole pour la trouver s’il le fallait.
La destination en Mogonlie est aussi une surprise, surtout pour quelqu'un qui a l'origine avait un billet pour Londres ! Un peu de depaysement est bien venu. Quand Klaus arrive a destination, une petite mention couleur locale sur le climat qu'il rencontre (chaleur etouffante? vent frais? senteurs exotiques?) ajouterait a l'impression qu'on est vraiment la bas.
Le "casse croute" est aussi un element a la fois sanglant et cocasse. Comment les employes ont-ils reagi en voyant leurs collegues se faire attaquer les uns apres les autres? Hypnose collective?
Klaus estime un peu plus loin que Emma n'a pas de pouvoir magique et je tique un peu : comment lui a-t-elle echappe de cette facon incomprehensible? Et pourquoi est-il si interesse par elle si elle n'est pas magique d'une facon ou d'une autre?
En tout cas, ce chapitre se lit avec grand plaisir et j'attends la suite !
Je suis contente que ce chapitre te plaise et que la révélation te semble bien amenée, c'est toujours délicat ce genre de choses ;)
Je note pour la mention du climat c'est une bonne idée y a des choses dans le chapitre suivant, mais dire quelque chose à ce sujet dès maintenant ajouterait de la cohérence. Et tant mieux si la Mongolie t'a surprise, c'était le but ;)
Pour le casse-croûte, je pense que Klaus est tellement rapide qu'il tue tout le monde avant qu'ils aient le temps de réagir, pour le coup l'hypnose ne fonctionne pas de manière collective il faut aller s'occuper de chaque personne une à une.
Sur la question de la magie, je pars du principe que les vampires ont une certaine sensibilité à la magie qui leur permet de détecter d'une façon ou d'une autre quand on a fait usage de la magie, mais peut-être qu'il faudrait que je le précise. Du coup, sur comment elle s'y prend pour lui échapper, ça montre qu'elle a d'autres ressources que la magie (reste à savoir lesquelles!); et sur pourquoi elle intéresse Klaus, va y avoir des explications plus loin, mais elle peut avoir un rapport avec la magie et ne pas avoir de pouvoirs magiques à proprement parler ;)
Merci encore pour tes retours et à bientôt!
Bon courage !