2. La Milice

La troupe fit une première halte. Des mains me sortirent du chariot et me déposèrent sur une couverture matelassée. Elles m’y firent d'abord boire, puis manger.

Le chef m'ôta ensuite mes chausses et mon blouson afin de pouvoir me laver les bras et les jambes à l'eau chaude. Ne disposant d’aucune force pour protester, je ne pus que le laisser faire en silence.

Geste après geste, il ôta la crasse de ma peau et tira une grimace lorsque ses yeux glissèrent sur ma hanche. Il y déposa une feuille parfumée puis m’enroula d’un bandage. Enfin, il m’habilla de vêtements propres, avec la même minutie qu’il avait adopté pour nettoyer mes plaies.

Lorsque le feu fut éteint, nous reprîmes la route.

 

Malgré les questions et la peur, je parvins rapidement à m'endormir, bercée par les va-et-vient du chariot et les claquements de sabots réguliers des deux juments qui le tirait.

Bien plus tard, quand le sentier fit place à des pavés rugueux, je repris brusquement conscience.

Au dessus de nos têtes, le ciel s'était obscurcit. Pommelé de quelques nuages, une dizaine d'oies sauvages le traversait d'un vol organisé.

À l’approche de la nuit, le chef ordonna à ses hommes de s'éloigner de la route principale pour monter le camp. Les cinq soldats agirent avec une efficacité redoutable : sans un mot, chacun sut exactement ce qu’il avait à faire. Et tout fut prêt en un rien de temps.

De retour au chariot, le chef m’offrit sa main pour descendre. Il m’installa ensuite près du feu. Les autres, débarrassés de leurs casques et de leurs armes, étaient déjà là. Sans les regarder, je sentais le poids de leurs questions peser sur mes épaules.

« Je m’appelle Hilduin », risqua le premier.

Grand, les cheveux bruns coupés courts pour un soldat, il paraissait calme et effacé. Il expliqua avoir rejoint la milice pour ses talents avec les chevaux.

Vint ensuite Caud, massif et bavard. Il parla aussitôt de sa femme et de son fils nouveau-né jusqu’à ce que Nils le fasse taire d’une tape à l’arrière du crâne. Simon, lui, n’était qu’un jeune écuyer, à peine plus âgé que moi. Ses gestes étaient raides et maladroits.

Will se présenta en dernier. C’était lui qui m’avait portée jusqu’au chariot et qui m'avait soignée. Au sein de cette milice, c'était lui qui commandait.

Quand tous se furent présentés, ils se tournèrent vers moi.

« Je… je m’appelle Alys », balbutiai-je.

Caud m’adressa un sourire réconfortant. « N’ai pas peur, Alys. Avec nous, tu es en sécurité. Fini l'errance dans la forêt.

— Mes condoléances, petite. Le reste des habitants avait l'air d'une belle bande de crétins », continua Hilduin.

Au moment où j'ouvris la bouche, Will congédia ses hommes. Ils obéirent tous les quatre sans protester.

Assis face à face, dans la lumière vacillante d'un feu crépitant, je pus l’examiner de plus près. Ses yeux noisette fixaient les miens avec une intensité déroutante. La cicatrice qui lui barrait le visage lui donnait un air dur, mais il y avait une bienveillance inattendue qui adoucissait ses traits. Quel âge pouvait-il bien avoir ?

« La façon dont ton village s’est comporté est inadmissible, dit-il d’une voix calme. Mais tant que tu seras à mes côtés, plus personne n'osera te faire du mal. »

Je restai muette. Ses mots sonnaient comme une promesse… autant qu'un avertissement.

Après un silence, je me risquai à demander : « Pourquoi vos hommes m'ont-il adressé leurs condoléances ?

— Il faut que le royaume te croit orpheline. C’est vital. »

Aussitôt, mon corps se crispa, échappant à ma volonté. « Si ce n’est pas pour me tuer, alors pourquoi m’emmener devant le roi ? »

Will ne répondit pas tout de suite. Ses yeux glissèrent d'abord vers ma hanche avant de me fixer à nouveau droit dans les yeux. « Avant cela, dis-moi plutôt : que s’est-il passé lors de l’incendie ?

— L'incendie ? Mais rien je n… Rien du tout ! »

Le visage songeur, le commandant se dirigea vers le chariot et en tira une gourde aux inscriptions argentées. Après en avoir bu une gorgée, il me tendit la flasque. J'acceptai avec méfiance et le liquide me brûla la gorge.

Écœurée par l'amertume tenace du breuvage alcolisé, je jetai un coup d’œil aux gardes. Ils avaient allumé un second feu et jouaient aux cartes. Nils, le plus petit et le plus gras des quatre, venait de jeter violemment toute sa main sur la table.

« Lorsque c'est arrivé, étais-tu en colère, avais-tu peur ? »

Je sursautai et ramenai immédiatement mes yeux sur Will.

« Mais non !, lui répondis-je d'un ton plus agressif que je ne l'aurais voulu.

— Bien. Il va m'en falloir un peu plus que ça. Si on mentionne la mort de tes parents, tu acquiesces en silence. Je te le répète : pour toi, être orpheline c'est vital. J'espère avoir été clair. »

Malgré mon incrédulité et la succession visible de questions qui se bousculaient devant mes yeux, le visage du commandant resta de marbre.

« J’aimerais pouvoir tout t’expliquer, mais ce n’est pas de mon ressort. J’en ai sans doute déjà trop dit. »

À ces mots, il clôtura notre échange en rappelant ses hommes, ne me laissant d'autre choix que de me taire.

 

Après le repas, la milice décida de l’ordre des tours de garde. Will m’attribua une couche dans la tente principale, au milieu de ses quatre soldats, afin que je reste sous surveillance rapprochée.

Je dormis profondément pendant les deux premiers tours, avant d’être réveillée par les grommellements de Nils, qu'Hilduin venait de tirer du sommeil. Lorsque ce dernier fut recouché, je passai discrètement la tête par l’entrebâillement, juste au moment où Nils s’avançait nonchalamment vers le feu éteint.

La journée de repos et cette courte nuit avaient apaisé mes douleurs. Le commandant et ses hommes s’étaient montrés attentifs et rassurants, mais je refusais de reproduire la même erreur qu’à Catzo : laisser les autres décider de mon destin.

Puisque Nils ne regardait pas dans ma direction et qu’Hilduin semblait déjà s'être rendormi, je glissai discrètement hors de la tente et m’éloignai en silence du campement.

Dès que les toiles furent assez loin, je me mis à courir, d’abord prudemment, puis de plus en plus vite. Mon cœur battait la chamade, animé par le goût du risque et de liberté retrouvée.

Mais à peine eus-je posé un pied sur la route principale, qu'un cri déchira la nuit. Et au loin, cinq points lumineux s’agitèrent dans ma direction.

La peur au ventre, je traversai la route pavée et m'enfonçai dans la forêt qui s'étendait de l'autre côté. Malgré l'allure effrénée que j'imposais à mes jambes, je n'étais pas assez rapide.

Dans mon dos, les soldats continuaient de gagner du terrain. Je m'étais imaginer échapper à des hommes endormis, pas à semer des soldats surentraînés.

Mais soudain, un sapin aux branches basses se dressa devant moi. Je me retournai : personne.

Alors que je m'élevais, une branche après l'autre, je me revis : Alys, dix ans, grimpant aux arbres pour que son père adoptif vienne l'y déloger. Ses fils n'avaient jamais eu besoin de faire de bêtises pour obtenir son attention. Très tôt, j'avais compris que rien n'était plus fort que les liens du sang.

À présent au sommet du pin, la vue était imprenable. J'oubliai un court instant pourquoi je me tenais ici et quelles étaient les raisons du martellement de mon cœur contre ma poitrine.

Soudain, un bruit de brindille rompue et des chuchotements en contrebas me ramenèrent à la réalité. Je plaquai une main contre ma bouche et mon nez.

Malgré mes précautions pour demeurer silencieuse et immobile, le tronc se mit à trembler à sa base.

« La prochaine fois qu'il te vient l'envie d'observer les étoiles, fais-le moi savoir. »

Dans un dernier effort, Will se hissa, et sa tête perça le feuillage. Ma tentative d'évasion avait échoué.

« Bon… Et bien, après toi.

— Je ne sais pas redescendre, admis-je bêtement.

— C'était bien la peine de monter… »

Contre toute attente, Will parut amusé par la situation. Puis, alors qu'il s'agrippait à la branche voisine, il m’attrapa d'une seule main, me jucha sur son épaule et entreprit la descente : solide et assuré, comme s’il ne portait qu'un simple sac de plumes.

En bas, Simon et Hilduin nous attendaient, les joues rougies par l'effort. Ils avaient tous les deux le souffle coupé.

Le commandant hurla les noms de Caud et de Nils qui avaient pris des chemins différents.

« Pensais-tu vraiment pouvoir nous semer, petite gredine ?, me lança Will, moqueur, tandis qu'il me portait toujours sur son épaule.

— Lâchez-moi ! »

Il me déposa lourdement au sol avant de m’attacher les poignets.

« Vous me faites mal !, protestai-je.

— Par Onuan, Alys, veux-tu bien rester tranquille ? »

Simon et Hilduin échangèrent un regard incrédule, mais Will les ignora.

Quand il eut terminé, il me fit pivoter vers lui et releva mon menton.

« Tu as du cran, dit-il en plongeant ses yeux dans les miens.

— Je m’en serais voulu de laisser passer une si belle occasion », répondis-je sans ciller.

Au fond de moi, pourtant, j'étais terrorisée. L’ironie avait toujours été comme une seconde peau, mais je savais qu’à tout moment elle pouvait se retourner contre moi.

Le commanda leva les yeux au ciel et laissa échapper un soupir.

Après le retour de Nils et de Caud, alors que nous reprenions la direction du campement, Hilduin se mit à chantonner un air marin. L'atmosphère devint aussitôt sombre et mélancolique.

 

Noyé ou mort, tous le pensaient,

Vivant pourtant, son cœur battait.

 

Mon ventre se serra. À sept ans, moi aussi j’avais connu l’eau glacée dans les poumons.

 

Mais Dame Aline, lorsqu'il revint,

Enlaçait un autre et un beau bambin.

Dans l'océan, l'pêcheur s'en retourna,

Panser les plaies qu'il portait-là.

 

Not'triste pêcheur jamais ne revint,

Plus rien n'l'attendait parmi les siens.

 

Hui encore, le long des côtes de Riveline,

N'oyez point les plaintes pour Dame Aline.

Aux plus téméraires, soyez convaincus,

La folie vous guette. N'en parlons plus.

 

La voix mélodieuse d’Hilduin roulait, comme les vagues s'échouant sur le rivage. Mais soudain, alors que toute la milice se joignait au refrain, Will ordonna le silence. Simon porta la main à son ceinturon, les doigts crispés par la peur.

À la hâte, le commandant passa derrière moi pour défaire mes liens.

L’atmosphère, poétique quelques instants plus tôt, se chargea d’angoisse. Nous étions à découvert. Impossible de nous cacher nulle part.

Un hurlement proche déchira la quiétude de la nuit.

« Un orial. La route principale ! Maintenant ! »

Simon et Nils s’élancèrent aussitôt. Caud et Hilduin, sans oser contester l'ordre, marquèrent une brève hésitation avant de les suivre.

Will observait ses hommes qui disparaissaient dans l'ombre des arbres, avant que son regard ne se pose sur moi. Je n’avais pas bougé.

« Alys ! Mais enfin, va-t-en ! », m'ordonna-t-il en me poussant en arrière.

Mais mon corps, figé par la peur, ne bougeait plus.

« Va-t-en ! Je t'ordonne de les suivre ! »

C'est alors qu'une bête aux yeux jaunes et meurtriers apparut devant nous. Sa fourrure, noire comme le charbon, se terminait en griffes acérées au bout de pattes énormes. Le souffle haletant de la créature réchauffait l’air ambiant d'une odeur putride.

L’orial griffa d'abord le sol de ses pattes arrière. Puis, il chargea.

Will me tira derrière lui et dégaina sa dague. Il me poussa ensuite dans les fourrés avant de courir droit sur l’animal. Mais la bête esquiva avec adresse et changea de cible. Elle fonça vers moi.

« Non ! », jura Will en tentant de détourner sa course.

Mais déjà, mes jambes se relevaient d’elles-mêmes, comme poussées par une volonté propre. Le temps sembla se ralentir. À quelques empans seulement de mon visage, l’orial se dressa de toute sa hauteur. L’impact était imminent.

« Alys ! », hurla Will.

Et sa voix s’étouffa dans le vide… Puis, le monde disparut.

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Anya_Lumpa
Posté le 11/05/2024
Bonsoir !

Chapitre intéressant, on se demande comment va évoluer la relation entre le beau Will et la farouche Alys... :)

Je me suis permise de relever les notes suivantes :

"Le ciel s'était également obscurcit", j'enleverai le "également", cela alourdit la phrase je trouve. Et juste après, "Pommelé de petits nuages, ce dernier était traversé", je mettrai "il" au lieu de "ce dernier", car on sait que ça se rapporte au ciel, pas besoin d'indicateur supplémentaire qui, de nouveau, alourdit un peu.

Bien sûr, cela reste mon avis, qui est subjectif.

En tout cas, j'ai bien envie de savoir la suite !
PumknPie
Posté le 16/05/2024
Merci beaucoup pour ton commentaire et ta lecture :)

J'ai pris en compte tes remarques et ai réécrit ce petit passage pour qu'il soit plus léger :)

J'espère que la suite continuera de te plaire !
A bientôt !
Cléooo
Posté le 06/05/2024
Hello !
Lecture de ce second chapitre :)

J'ai bien aimé celui-ci aussi. Je trouve que la personnalité d'Alys (ça y est j'ai son nom!) se dessine mieux. Elle montre un peu plus de caractère, et tu glisses bien des indices sur ton monde et sur ton intrigue ici (je pense au fait qu'il faut qu'on pense qu'elle est orpheline, alors que pour elle, elle l'est justement plus ou moins !).

La fin est bien, j'aime bien ce qui se termine en cliffhanger. C'est très bien pour donner envie de continuer !


Je te mets mes notes prises à la lecture :

"Caud m’adressa un sourire sans joie." -> pourquoi un sourire sans joie ? Sa réplique est plutôt apaisante, rassurante même. Un sourire rassurant ? Parce que "sans joie" a une connotation assez négative.

"Aurais-je seulement un jour des réponses ?" -> "seulement" est de trop, alourdit la phrase.

"le souffle coupé" -> le souffle court ?

"Hilduin se mit à chevroter un air marin" -> chevroter un air marin ? Je trouve cette expression curieuse, mais j'arrive à peu près à imaginer.

Mais à part ces petits détails qui m'ont fait tiquer, c'était un bon chapitre. À bientôt pour la suite !
PumknPie
Posté le 07/05/2024
Re-bonsoir :)

Merci beaucoup pour cette deuxième lecture et ces nouvelles remarques !

J'ai bien pris le temps pour retravailler le précédent chapitre en incrustant certaines de tes remarques et je viens à l'instant de corriger celles de ce chapitre-ci :)

J'espère que la suite continuera de te plaire.

Au plaisir de te lire !
Mila
Posté le 30/03/2024
Coucou !
J'ai beaucoup aimé ce chapitre, vraiment beaucoup. C'est un chapitre de voyage, et l'ambiance que tu lui a donné est très sympathique. On voit qu'Alys ne sait pas trop ce que ces hommes vont lui faire, et qu'elle les craint comme son père adoptif, mais aussi en essayant de les tester ? Bref, pas très clair mon charabia, tout ça pour dire que j'ai bien aimé le chapitre !
Bien rythmé, bien écrit, je vais lire la suite de ce pas ! Avec ce suspense à la fin...
PumknPie
Posté le 30/03/2024
Je suis très contente que la lecture de mes premiers chapitres te donnent l'envie de continuer et que tu imagines déjà la suite des intrigues :)
Merci beaucoup pour ce deuxième commentaire !
PumknPie
Posté le 30/03/2024
donne* (rolala... Fiona ^^)
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