— Sa présence est-elle vraiment nécessaire ?
Debout dans un coin de l’immense tente qui servait de salle au conseil de guerre, le stratège Antoìne de Maràvie avait les bras croisés et les sourcils haussés.
— Ce dont nous allons discuter relève du commandement.
Wàndrille de Lòrska se sentit insulté mais ne dit rien.
— Ce jeune homme est mon intendant, vous le savez. Il a tout ma confiance.
Le stratège impérial garda un instant le silence, comme s’il réfléchissait à sa prochaine réplique, mais il ne répondit pas – on ne répondait pas à l’empereur.
— Alors nous pouvons commencer, finit-il par lâcher.
D’un même mouvement, les seigneurs présents tirèrent leurs chaises vers eux et s’assirent autour de la table qui occupait la majeure partie de l’espace. Une immense carte, qui détaillait avec précision la topologie des champs du Rònan, y était étalée. C’était un ouvrage de qualité, sans doute acheté aux Érudits royaux à un prix exorbitant. La carte était coincée d’un côté par un énorme livre et de l’autre par une sculpture en pierre noire, qui représentait un corbeau à deux têtes aux ailes déployées – l’emblème de l’empire. Des flambeaux étaient disposés aux quatre coins de la pièce ; la lumière des flammes était réfléchie par les armures dorées des hommes présents ; leurs visages étaient aussi éclairés qu’en plein jour. L’empereur Ràndolphe IV présidait et Wàndrille se tenait debout, légèrement en retrait derrière sa chaise au dossier haut. La table était encombrée d’une grosse quantité de petites figurines en plomb, que le Ministre de la Guerre s’empressa de disposer sur la carte. Antoìne faisait lentement le tour de la table en passant derrière chacun des sièges.
– La situation est la suivante, commença-t-il. Les sauvages ont pris la route et se sont amassés sur la frontière.
Ùlric de Nistrèd, le Ministre de la Guerre et général des armées impériales, un homme joufflu au visage rougeaud, laissa échapper l’une des figurines qui représentait lesdits sauvages. Le petit homme de plomb, torses nus et équipé d’un gourdin et d’une toque de fourrure, heurta la table avec un bruit mat. Ùlric remit la figurine en place et tira un mouchoir de sa manche avec lequel il épongea son crâne chauve. Le sauvage se tenait désormais debout sur la frontière, son minuscule visage déformé par un cri de guerre primitif. Antoìne haussa un sourcil et le Ministre de la Guerre eut un regard d’excuse.
— Les sauvages ont envoyé un appel à l’aide à nos voisins de Cardiban, qui se sont empressés de prendre la mer, poursuivit Antoìne.
— Ah ! s’exclama le commandant de la cavalerie. Je me demande ce que les sauvages leur ont donné en échange !
Antoìne l’ignora, sans toutefois prendre la peine de cacher son mécontentement d’être une nouvelle fois interrompu.
— Ce sont donc deux armées que nous nous apprêtons à affronter… Ou plutôt une seule, en vérité, car l’armement des sauvages est primitif et leur stratégie de guerre inexistante. Ils ne sont pas une menace.
— Pourtant, remarqua Ràndolphe, dès qu’ils ont pris connaissance de notre volonté de les attaquer, ils se sont mobilisés alors que les chiffres sont contre eux. Je ne prendrais pas un adversaire aussi volontaire à la légère.
Cette fois, face à l’empereur, Antoìne fut bien obligé de ravaler son agacement.
— Bien sûr, Votre Majesté Impériale.
Sa politesse ne trompait personne dans la pièce, à part peut-être Ràndolphe, qui lui adressa un signe de tête approbateur.
Ùlric avait fini de disposer les figurines des sauvages et de l’armée royale. Il les avait amassées sur les champs du Rònan, tout près de la frontière impériale. Wàndrille doutait que les chevaliers royaux emploient des formations si désordonnées, – le Ministre de la Guerre n’avait pas suivi de schéma particulier pour les installer – et visiblement, Antoìne crevait d’envie replacer les petits hommes en lignes bien droites. Mais il se contint et poursuivit son exposé.
— Ainsi, comme l’a souhaité Sa Majesté Impériale, nous ne ferons intervenir les dragons que si la situation l’exige.
— Nous voulons éviter toute effusion de sang superflue, approuva Ràndolphe.
Encore une fois, l’opinion d’Antoìne se lisait sur son visage : il aurait mille fois mieux préféré faire envoyer Finnòdon et Astròdelle dès le début des combats pour garantir une victoire absolument écrasante. Plusieurs autres hommes présents partageaient visiblement son avis : Wàndrille surprit des mâchoires crispées, des poings serrés et des traits déformés par une grimace perplexe. L’un d’entre eux – il s’agissait sans doute du commandant de l’infanterie – leva même les yeux au ciel. Si Ràndolphe surprit l’un de ces mouvements d’impatience, il n’en laissa rien paraître.
Antoìne fit glisser vers lui les figurines à l’effigie de l’armée impériale. Le Ministre de la Guerre fit la moue avec l’air d’un enfant à qui l’on vient de prendre un jouet particulièrement intéressant.
— Voici donc la stratégie que nous allons mettre en place. Premièrement, les chevaliers-wyverne attaqueront par ce flanc. Leur objectif est d’attirer l’attention des archers royaux afin que nos élémanciens soient libres de tirer depuis les lignes arrière sans avoir à se soucier de se protéger des flèches.
Wàndrille fronça les sourcils en même temps que le commandant des chevaliers-wyverne, qui s’abstint cependant de tout commentaire.
— Une fois que nos élémanciens auront abattu le gros de leurs griffons, soutenus par nos archers et les chevaliers-wyverne qui élimineront les résidus, nous ferons avancer la cavalerie et l’infanterie.
Les commandants des cavaliers et des unités à pied acquiescèrent.
— Les dragons, je le répète encore une fois, ne seront envoyés qu’en cas d’extrême nécessité. Avez-vous des questions ? Si vous n’en avez pas, la séance est levée. Dormez bien, vous allez en avoir besoin.
Les seigneurs de guerre se levèrent d’un même mouvement et Wàndrille recula d’un pas. Le commandant des chevaliers-wyverne s’approcha de l’empereur et demanda à lui parler en privé, mais il fut écarté sans ménagement par Antoìne.
— Sa Majesté Impériale et moi-même devons encore nous occuper de certains détails. Il nous faut également nous reposer : c’est une longue journée qui nous attend demain. Si vous avez une requête en particulier, adressez-vous à moi, mais n’importunez pas Sa Majesté Impériale.
Le commandant des chevaliers-wyverne serra les dents mais ne répondit pas. Wàndrille l’observa quitter la tente, le dos droit et les épaules crispées. Dès qu’il eut disparu, Antoìne se rapprocha de la table où étaient encore disposées les figurines de plomb. Durant son exposé, il avait soigneusement remis en place les wyvernes, les élémanciens, les cavaliers et les fantassins sur la ligne de front. Les deux grosses figurines qui représentaient les dragons étaient à l’arrière des lignes.
L’empereur restait immobile et le silence se prolongea dans la tente. Antoìne modifia aussi l’emplacement des figurines de l’armée royale de Cardiban, mais il laissa telles quelles les figurines des sauvages. Puis, de son index orné d’une bague aux armoiries de Maràvie, il désigna une courbe sur la carte. En jetant un bref coup d’œil à la légende, Wàndrille comprit qu’il s’agissait d’un relief assez doux. Il amorçait la montée en altitude qui progressait dans les montagnes Protectrices – le deuxième élément de terrain, qui, avec les champs du Rònan, marquait la frontière entre les Terres Sauvages et l’empire.
— Nous nous tiendrons ici, dit Antoìne, Votre Majesté Impériale, le Ministre de la Guerre, le maître-dragon et moi-même. De là, nous pourrons surveiller l’évolution des choses. Et libérer les dragons au besoin.
Ràndolphe IV ouvrit la bouche pour parler, mais Antoìne le devança :
— Nous en avons déjà discuté, Votre Majesté Impériale. Nous sommes tombés d’accord : parcourir les champs de bataille n’est plus de votre âge. Vous serez plus en sécurité ainsi ; nous ne pouvons pas risquer de vous perdre.
Une fois encore, Wàndrille dut garder son avis pour lui – il tenait à sa tête. Mais il était persuadé que Ràndolphe IV avait encore de l’énergie à revendre.
Le lendemain, il l’aida à revêtir son armure complète. Ràndolphe IV était soucieux, cela se voyait, et cette fois, comme ils étaient seuls, Wàndrille se risqua à un commentaire :
— Quelque chose ne va pas, Votre Majesté Impériale ?
L’empereur resta un instant silencieux puis haussa les épaules. Surpris par le mouvement, Wàndrille laissa échapper la lanière de la plaque de métal qu’il était en train d’ajuster.
— Bah ! fit l’empereur. Je m’inquiète, oui. Mais quoi de plus normal en temps de guerre ?
Il reprit plus bas, comme pour lui-même :
— J’imagine qu’Antoìne sait ce qu’il fait… et je dois bien lui faire confiance… mais cette idée d’envoyer les wyvernes en avant… comme un appât…
Ràndolphe IV avait toujours été très gentil avec Wàndrille. Ce dernier venait d’une famille sans importance du Nord et s’était engagé dans la division armée de Vandrenèj pour se rapprocher du lieu du pouvoir. Ses excellents résultats à l’entraînement de cavalier et son ambition, discrète mais bien présente, lui avaient valu d’être repéré par ses supérieurs pour le programme d’intendance. Devenir intendant était un privilège : servir un haut gradé pendant un an permettait d’acquérir de nombreuses compétences. Mais lorsque Wàndrille avait été désigné pour servir l’empereur, ses camarades avaient eu l’air désolé. C’était connu : le prestige d’un maître comme l’empereur allait forcément lui en faire voir de toutes les couleurs. Il allait se trouver corvéable à souhait, tenu à l’écart des choses importantes, ne se verrait jamais accorder du temps et ne pourrait jamais correctement se former au combat. En vérité, l’empereur s’était révélé être un homme simple, qui aimait le travail bien fait. Et comme Wàndrille faisait toujours bien son travail, Ràndolphe l’estimait et lui autorisait une certaine familiarité – pas en public toutefois.
Wàndrille sentit qu’il lui appartenait de rassurer l’empereur. Ce dernier ne pouvait pas prendre le chemin du combat en étant rongé par le doute – cela allait de soi.
— N’oubliez pas que c’est vous qui avez créé et rassemblé les chevaliers-wyverne, dit-il. Ce sont vos anciens frères d’armes, ils savent ce qu’ils font. Ce sont des pionniers, les meilleurs dans leur domaine, ils ne se laisseront pas faire facilement.
L’empereur soupira.
— Ma foi ! tu as sans doute raison. Même si j’aurais dû être parmi eux, et pas le cul posé sur un canasson. Bah ! sortons vite de cette tente, tout le monde va nous attendre.
Dehors, ils trouvèrent le camp en complète effervescence. Les soldats couraient de toutes parts et l’air était rempli des cris des hommes, des chevaux et des wyvernes. Ils se frayèrent un chemin parmi la cohue avec facilité : les gens s’écartaient sur le passage de Ràndolphe IV et de sa petite escorte de gardes impériaux. Wàndrille, plus discret dans son armure de cavalier, dut jouer des coudes pour se maintenir à leur hauteur. Ils rejoignirent les limites du camp, retrouvant Antoìne, le Ministre de la Guerre Ùlric et le maître-dragon. Sur un signe du stratège, les gardes impériaux prirent congé, non sans réticence, pour se mêler aux escouades d’infanterie.
Derrière le maître-dragon, Wàndrille remarqua deux grandes caisses en métal montées sur roues et tirées par huit bœufs chacune. Elles étaient longues de cinq ou six mètres, hautes comme une maison à étage et parcourues de tremblements à intervalles réguliers. Un panache de fumée fut exhalé de l’une d’elles et le maître-dragon donna un coup de poing sur la paroi.
— Dans le temps, on ne transportait pas les dragons d’une telle façon, grommela Ràndolphe sans s’adresser à personne en particulier.
Il y avait une troisième caisse. De forme cubique, elle ne mesurait qu’un mètre de côté, était faite de bois et non de métal, et était tirée par un simple poney. Il se demanda ce qu’elle pouvait bien contenir mais n’eut pas l’occasion de poser la question. Les hommes qui l’entouraient étaient tous beaucoup plus hauts gradés que lui. Il aurait pu s’adresser à Ràndolphe, mais ç’aurait été mal vu.
Les commandants des diverses branches de l’armée avaient fini par les rejoindre. Le commandant des chevaliers-wyverne adressa un signe de tête à Ràndolphe, qui lui répondit par un bref sourire. Et la colonne se mit en mouvement.
Monté sur une jument baie et racée – cadeau inespéré de l’empereur – Wàndrille perdit assez vite la notion du temps. Ils n’avaient pas établi leur camp très loin de la frontière, mais la colonne avançait lentement, ralentie par le transport des dragons.
L’empereur, Antoìne, le maître-dragon, le Ministre de la Guerre et Wàndrille finirent par se séparer des commandants et prirent le chemin rocailleux qui s’élevait au-dessus des champs du Rònan. Les trois caisses les suivirent péniblement. Le soleil se levait lorsqu’ils atteignirent le sommet de la petite colline repérée par Antoìne. Les champs étaient recouverts d’un voile de brume qui se dissipait à peine et le temps était couvert.
Une longue-vue passa de mains en mains et alors que Wàndrille était persuadé que personne n’allait daigner la lui donner, l’empereur la lui tendit. Wàndrille l’ajusta à sa vue et tomba tout de suite sur les colonnes ordonnées de l’armée ennemie.
Contrairement aux prédictions du stratège impérial, les sauvages étaient loin d’être primitifs. Ils singeaient peut-être tout bêtement le comportement de l’armée royale, mais ils étaient disposés en lignes ordonnées. Leurs cavaliers montaient des chevaux davantage taillés pour le travail de la terre que pour le combat, certainement plus robustes que rapides – mais les deux traits avaient leur avantage sur un champ de bataille. Ils possédaient une grande quantité d’archers et des armes de qualité surprenante – pour autant que Wàndrille puisse en juger à cette distance. À leur côté, les étendards de Cardiban flottaient fièrement. Le ciel était moucheté de silhouettes de griffons en vol stationnaire.
Sur un signe du bras d’Antoìne, les chevaliers-wyverne passèrent au-dessus de la tête de Wàndrille, qui repéra le commandant en tête de formation. Les bêtes fondirent vers les rangs ennemis alors qu’il se mettait à pleuvoir.
La bataille commençait.
Je suis de l'avis d'Edouard, je pense qu'il faudra prévoir une liste des personnages (en début ou fin de livre) car il y en a beaucoup. Mais, à ta décharge, ta manière d'écrire de perd pas le lecteur, malgré tout.
Eh bah c'était prenant ! Pris par l'histoire de bout en bout. Toujours scotché par ton niveau d'écriture. La fin donne tellement envie que je fonce lire le prochain chapitre ! A tout de suite !
C'est très sympa d'avoir dispaché tes narrateurs dans les trois camps, ça évité au récit d'être manichéen et donne plus d'enjeu aux batailles. En parlant de batailles, elles ne tardent pas à commencer. En avoir une dès le chapitre 3 me paraît une bonne idée, l'action est tout de suite lancée.
Je me repère plutôt bien au niveau des personnages pour l'instant mais il y en a quand même un certain nombre. Ce pourrait être sympa de faire un glossaire (=
Cool de voir le personnage de l'empereur, il a l'air plutôt sympathique et on a tout de suite moins envie qu'il se fasse assassiner ^^
J'ai l'impression que certains généraux sous-estiment les "sauvages", ils risquent d'avoir une mauvais surprise ^^
Quelques remarques sur la forme :
"mais il ne répondit pas – on ne répondait pas à l’empereur." deux fois répondre, peut-être : il ne dit rien - on ne répondait...
"Il nous faut également se reposer" -> nous reposer
Un plaisir,
A bientôt !
Oui, je voulais vraiment que la bataille soit racontée du point de vue de toutes les forces en présence !
C'est une nouvelle précisémment centrée sur cette bataille-là, donc ça va s'enchaîner vite !
Merci pour la lecture et les remarques et à bientôt :)