« On m’a jeté un mauvais sort » se répète Mahaut.
Un mauvais sort assez puissant pour dessiner un monde en dehors de l’hôpital. Inquiète, cramponnée à son père à défaut de serrer la main d’Alix, elle quitte un jour sa chambre, dépasse le bureau de la psychologue, et s’engage dans l’ascenseur pour l’inconnu. Des gens la saluent, des gens qu’elle ignore soigneusement, les yeux piqués sur ses chausses.
Des baskets. Portées avec un jogging et un gros pull orné d’un dessin de renard.
Un mauvais sort assez puissant pour lui faire nommer des choses qu’elle ne devrait pas connaître. Pour ne laisser aucune place à la surprise. Pour lui faire croire que tout ça, elle sait ce que c’est.
Ils traversent un hall plein de monde, passent des portes automatiques et s’engagent sur un parking. Mahaut rentre le menton dans le col de son pull pour se préserver du soleil froid de cet après-midi. Son cœur bat la chamade et ses oreilles tintent du grondement des véhicules. Son père passe une main derrière ses épaules pour la tenir contre lui, la préserver de cet extérieur beaucoup trop réel.
Quoi d’autre, vraiment, sinon un sortilège ?
— Je vais rouler doucement, prévient son père comme une promesse.
Il l’avait guidé jusqu’à sa voiture – un modèle d’occasion rouge passé – mais ne s’était pas encore résolu à la lâcher. Mahaut rencontre son regard et hoche la tête. Puisque cela ne suffit pas, elle formule :
— T’inquiète pas pour moi.
Il pince les lèvres, pose un baiser sur son crâne et rejoint la place du conducteur.
Mahaut s’installe avec appréhension. Ce n’est qu’une illusion magique, se répète-t-elle avec force pour boucler sa ceinture sans trembler et se souvenir de respirer. Elle n’a pas réellement eu un accident de voiture, car il n’y a pas de voiture d’où elle vient.
La radio s’enclenche au coup de clef, mais son père la coupe aussitôt. La tête de Mahaut lui tourne alors qu’il recule. Elle se rappelle le vrombissement du moteur sous ses fesses, la vieille odeur de cigarette, les reflets incomplets de papa dans les rétroviseurs. Elle se rappelle et ça la terrifie, alors son index relance la radio.
Une musique rythmée palpite et grésille par les enceintes. Mahaut ferme les yeux et s’imagine dans la charrette de Fulbert, avec Alix et Robin en train de se prendre le chou et le scarabée-rhinocéros avançant de son pas tranquille.
Elle va les retrouver.
Elle déteste l’immeuble devant lequel ils se garent, déteste la cage d’escalier qui sent le détergent, déteste le déclic familier du verrou de leur appartement. Elle avance machinalement dans le séjour avant de s’arrêter. Son père parle pour mettre un peu de matière dans le silence, blablate du vent, converse dans le vide, alors que Mahaut essaye de s’ancrer ici et maintenant.
Elle respire le moins possible, fixe ses mains plutôt que les lieux.
— Tu veux boire quelque chose ? finit par proposer son père. Mahaut, tu te sens bien ?
Il pose une main maladroite sur son épaule. Elle envisage de s’écarter.
— Le docteur a dit que ça prendrait du temps. Tu te souviens où se trouve ta chambre ?
Quelque chose se noue dans sa gorge à lui donner la nausée. Elle se souvient. C’est toute l’horreur et la complexité de cette malédiction. Paniquée, elle lève les yeux vers lui et tente :
— Tu sais où se trouve Alix ?
Elle a brusquement besoin de sa confiance et de son sourire croissant de lune, mais le visage de son père n’affiche qu’une navrante perplexité.
— Une copine de l’école ? s’enquière-t-il.
— Non. Rien. C’est pas grave.
Son dos se couvre de sueur et le sang déserte son visage. Elle va s’évanouir.
— Je vais dans ma chambre, souffle-t-elle.
Elle remonte le couloir. Salle de bain, WC, chambre paternelle. Elle peut nommer toutes les pièces et invoquer une image mentale de chacune d’elle. Mahaut passe la porte du fond et claque le battant dans son dos. Elle respire un peu mieux. Elle ne peut pas lutter contre l’intimité du lieu. C’est sa chambre, son espace, ses affaires, et tout ça dégage un sentiment tiède et cotonneux dans lequel elle se laisse glisser.
Les volets à moitié clos dessinent un rectangle de lumière sur le tapis, et font danser une poussière dorée sous les yeux de Mahaut. Au mur, les posters jouent à cache-cache avec les ombres. Des demis titres de films, des fragments de dessins, des insectes sans pattes derrière leur verre. Il y a un sac à dos ouvert au pied d’une chaise et un manuel quelconque sur le bureau, du linge plié sur la couette étoilée et une plante morte sur les étagères lourdes de mangas et de babioles.
« C’est pas ma chambre » songe-t-elle, malheureuse. « Je dois retrouver les autres. »
Elle trouve un peu d’énergie dans cette pensée. Alors elle la répète, encore et encore, jusqu’à réussir à se lever. Elle va prendre une douche, faire semblant de se complaire dans cette fausse réalité, et prendre le mauvais sort par surprise pour tirer tout ça au clair.
— J’ai acheté des gâteaux, annonce son père quand elle le rejoint dans la cuisine.
Il s’est activé pendant son absence. Ça sent le thé et le café, de la vaisselle goutte dans le séchoir et deux assiettes se font face sur la petite table coincée sous la fenêtre. Son père a l’air à la fois trop grand et très à l’aise dans l’étroite cuisine, comme s’il avait modelé la pièce avec sa haute taille et ses épaules massives. Mahaut est une crevette à côté. Mais c’est quelque chose qu’elle aime.
— Je suis allé à la pâtisserie près du collège. Je n’étais plus certain de si tu préférais le framboisier ou la religieuse au chocolat, donc j’ai pris les deux. Mais si tu préfères le flan, fais-toi plaisir.
Il parle il parle. Il refait son catogan, se lave les mains, prend un couteau. Il parle il parle et il sourit et lui propose une sortie au parc, au restaurant, au cinéma ; propose des lasagnes, un bowling, d’appeler le voisin qui lui a pris ses cours et s’inquiétait pour elle, de regonfler les pneus de son vélo, de vérifier les horaires de la piscine.
Mahaut hoche la tête, étouffe d’éventuelles réponses dans de grosses cuillères de gâteau.
Est-ce qu’elle peut dire qu’elle aime son papa sans renforcer le maléfice ? Est-ce qu’elle a le droit de savourer les framboises sans que ça l’éloigne d’Alix, Robin et Fulbert ? À quel point est-elle encore amnésique ? Quels souvenirs le sortilège a-t-il exploité et lesquels a-t-il créés ?
Le silence lui tombe brusquement dessus. Elle lève le nez de son assiette. Son père sourit, mais son corps s’est carré contre le dossier comme pour s’éloigner d’elle.
— Je parle beaucoup trop, dit-il.
— C’est pas grave.
— Tu n’imagines pas comme tu m’as manqué. Je suis venu te voir tous les jours.
Elle effleure sa broche, sous laquelle son cœur s’est mis à battre très vite.
— Me voir où ?
Elle voit la peur traverser le visage de son père – un coup de vent, vraiment – mais qui laisse une saveur ferreuse dans l’air.
— À l’hôpital, Mahaut.
Elle serre les mains sur ses cuisses, elle baisse les yeux. Respirer tout doucement. Se répéter les choses vraies pour ne pas les perdre.
Alix et sa mine radieuse quand sa flèche met dans le mille. Fulbert et l’odeur de tabac qui flotte autour de lui. Robin et ses encouragements pendant leurs entraînements à l’épée. L’auberge du Tröll Radieux où ils ont passé la nuit. Le morceau de pain qu’elle a reçu sur le crâne à la cantine. Son excellente note en rédaction libre.
Non. Non, pas ça. Les choses vraies.
— Ma chérie, tu te souviens de ce qui s’est passé ?
Oui. Elle a retiré Lif de son rocher, comme Arthur Pendragon a récupéré Excalibur. Elle a vu Rubia dans le ciel. Elle a protégé ses amis. Elle a reçu un coup qui l’a projeté contre un arbre et le klaxon hurlait à lui déchirer les tympans et…
— Tu as eu un accident de voiture.
Elle relève la tête. Elle le fixe comme si plus rien n’existait.
Elle se souvient que la psy aussi a parlé d’accident. Les infirmières, le docteur Julien. Les mots l’ont traversé car ils n’étaient pas importants, qu’elle devait retrouver ses amis, retrouver sa vie à Fort-Levant.
Cette fois les mots s’emparent d’elle, ils plantent leurs griffes dans sa peau et refusent de la lâcher. Les mots s’impriment et combattent des certitudes qui n’en sont plus. Fort-Levant lui échappe, se désagrège, alors que d’autres images deviennent plus consistantes. Lourdes lourdes dans sa tête.
Ce sale morceau de pain reçu sur le crâne. Les excuses hilares de Gabriel avant que sa pote l’arrose de son verre d’eau. Les épinards de la cantine sur son pull blanc. La bonne note en rédaction libre et le carton en maths. Les cours de sports qui l’emmerdent, mais la chouette pâtisserie devant l’école. Son argent claqués en éclairs au chocolat et la remarque du médecin pour faire gaffe à son poids. Les soirées télé presque imposées par son père, chacun à un bout du canapé ; ce dégoût, cette lassitude de tout, cette fatigue surtout.
Soudain, son père n’est plus en face, mais tout près. Il s’est agenouillé pour lui prendre les mains. Il essuie les larmes qui dévalent ses joues. Il la serre contre lui quand elle cherche son souffle. La panique, si forte, la fait haleter.
Il propose d’appeler l’hôpital, elle fourre sa tête dans son cou et la secoue négativement.
Alors Alix, Robin et Fulbert. Alors Lif et Rubia, Fort-Levant, la patronne. Tout ça…
Les médecins ont parlé d’accident et de convalescence, de rééducation et de patience. Ils ont parlé de coma.
Mahaut traverse la journée comme une naufragée dérivant sur son radeau. Elle se pose d’abord un long moment sur le canapé, la télé en fond sonore, et étudie son environnement. Tout lui est aussi familier qu’étranger. Quand elle n’en peut plus de Columbo, des photos sur la bibliothèque et des œillades de son père, elle retourne dans sa chambre.
Son esprit s’échappe par les pores de sa peau. Elle passe de l’apathie à la nervosité. Sous sa peau ça pétille et ça pulse ; dans sa tête ça tambourine et ça gonfle. Elle a fait tomber le linge en s’écroulant sur son lit, elle a renversé le contenu du bureau d’un geste flegmatique, elle a ouvert et refermé les volets sur un ciel qui s’assombrit.
Le calendrier Fullmetal alchemist dit septembre, mais celui de la cuisine annonce novembre. Elle frissonne dans son t-shirt manches courtes et fouille la commode pour en tirer un gilet. Elle essaye de ne pas penser à Alix, à Robin et à Fulbert. Elle tient tout ça éloigné d’elle alors même qu’elle crève d’envie de les revoir.
L’appartement est trop étroit, sa chambre aussi. Son corps est une camisole.
La sonnerie l’arrache à cette panique qui a commencé à monter au fond d’elle. Mahaut cligne des yeux, allume le plafonnier et entrouvre la porte. Son cerveau qui faisait un bruit blanc assourdissant se tait enfin. Ses pieds sur le sol, sa main sur la poignée, son regard vers le salon. L’air passe dans ses poumons, apaise son rythme cardiaque. Une bonne odeur flotte depuis la cuisine.
Elle capte la voix de son père et celle d’un garçon, mais ne saisit pas ce qu’ils disent. Curieuse, elle quitte sa chambre et remonte le couloir.
— Regarde qui est venu prendre de tes nouvelles, l’accueille son père avec un sourire mi-figue mi-raisin.
Il se demande certainement s’il doit craindre une nouvelle crise de panique. Une pensée justifiée, se dit Mahaut en sentant le sol se dérober sous ses pieds.
Le nouveau venu a l’air très mal à l’aise, mais il esquisse tout de même une salutation du bout des doigts. Il porte des lunettes carrées sur un nez en trompette, ses cheveux ailes de corbeaux sont un peu ébouriffés et, Mahaut le sait, il a une cicatrice sous l’œil droit.
— Robin ? bredouille-t-elle d’une voix blanche.
Il l’a retrouvé. Sa peur s’efface soudain, une légèreté étourdissante l’envahit et elle se rapproche de lui en tremblant de soulagement. Il l’a retrouvé.
— Romain, corrige-t-il timidement.
Elle se fige.
— Quoi ?
— Mon prénom c’est Romain, répète-t-il. Je voulais juste savoir comment tu allais. Voilà...
Il tourne un regard inquiet vers le père de Mahaut, qui se racle la gorge et se rapproche de sa fille tétanisée.
— Romain a récupéré tous tes cours du collège. Vous êtes dans la même classe, rappelle-t-il.
— On se parlait un peu, précise-t-il.
Elle veut qu’il parte. Son cœur déborde et elle ne peut pas l’avoir sous les yeux, si semblable et si différent.
— Je vais y aller, dit-il précipitamment comme s’il avait senti sa détresse. Ma mère m’avait conseillé d’attendre.
— Merci pour tout, Romain.
Il y a de la familiarité dans ce remerciement, dans ce hochement de tête qu’ils échangent. Mahaut veut disparaître, là maintenant. Mais Robin attrape son regard et force un petit sourire sur ses lèvres, il dit :
— À bientôt, Mahaut. Je suis content de te revoir.
Il a l’air sincère, mais elle tourne les talons avant même que la porte ne se referme.
Est-ce qu'elle va rester dans ce monde "tristement ordinaire" pour toujours ?
D'un point de vue ressenti, on comprend qu'elle regrette le monde "magique", mais en même temps, pourquoi refuse-t-elle aussi fort ce monde là ? a-t-elle de "bonnes" raisons dans son passé ?
Oui, y a des choses de sa réalité difficile à accepter (le fait d'avoir été dans le coma, déjà, c'est pas un évènement très fun), mais je me suis aussi basée sur certains matins après un rêve vraiment prenant. Pendant la nuit t'a pu voler ou voir des gens que tu vois jamais ou juste participer à une aventure que ton cerveau te fait sentir comme un truc qui t'enthousiasme profondément... Et puis tu ouvres les yeux parce que ton réveil sonne et que tu dois quitter ta couette et aller bosser.
Je pense que c'est un sentiment qui ne se réfléchit même pas. Ça s’atténue après, mais la déception est là. Enfin, je sais que j'ai déjà vécu ça plusieurs fois.
Merci pour ta lecture !
Quand même l'impression que la première partie est trop longue si c'est par là que se dirige l'histoire. Je sais pas... Encore une fois, à voir sur l'histoire entière.
L'idée du roman c'est donc ça : accepter le réel même s'il pue. J'espère que la direction choisie de mon récit te plaira.
Du coup la partie 1 reste moins longue que la 2. J'avais besoin qu'on y croit et qu'on s'y accroche.
Mais je reconnais que c'est un parti pris relou xD
Pour la scène à la fin avec Robin/Romain, je ne sais pas trop quoi en penser =o Est-ce qu'il s'agit juste d'une très forte ressemblance (inspiration ?) ou est-ce que c'est vraiment Robin ? J'pense pas que ça soit Robin vraiment, il n'aurait pas été si subtile, mais bon ^^' On va revoir toutes les personnes de l'autre monde, mais dans un autre contexte ici ? Alix pour une autre camarade de classe et Fulbert un prof ?
En tout cas, je suis très curieuse de la suite, même si je suis un peu comme Mahaut, perdue et le cul entre deux chaises ='D Bon courage avec la suite !
Ca me fait aussi très plaisir que ce chapitre t'aie fait ressentir tout ça. Le précédent et celui-ci étaient très importants, pour leur rôle essentiel de bascule dans l'histoire, et j'ai l'impression d'avoir pu transmettre les émotions souhaitées.
Je vais pas trop répondre en détail à ton commentaire, pour continuer d'analyser tes retours uhuhu
Et j'espère, bien sûr, que tu ne seras bientôt plus perdue du tout !